Les Jardins De La Faim (chapitres XXVIII et XXIX)

XXVIII (Justine-2/Manu)

Bien sûr, les flics avaient fait le rapprochement. Sa bagnole cramée – et les autres – l'appartement de Sonia explosé, brûlé, soufflé.
C'était seulement une remarque, ils n'avaient pas émis d'avis sur la question. Pas devant Justine en tous cas. Sacrés flics.
Elle avait déjà fait le rapport elle-même, mais qu'ils s'y intéressent l'inquiétait encore plus. C'était comme une confirmation de ses craintes, qui en créerait de nouvelles.
Elle leur avait également parlé de sa conversation téléphonique avec Sonia, la veille de sa mort : ça avait ressemblé à un appel au secours, Sonia prétendait avoir entendu du bruit chez elle. Puis elle s'était rassurée toute seule et avait dit à Justine de laisser tomber.
Justine avait alors bien précisé à la police que Laurent était chez eux à ce moment-là, et pas chez Sonia. Il n'aurait donc rien à voir avec cette partie-là de l'affaire.
Au commissariat ils avaient répondu que ça pouvait être des « éléments à prendre en compte », sans manifester plus de curiosité que ça. Et qu'ils allaient la rappeler.
De son côté, elle n'avait rien de plus à en dire. Elle ne pouvait rien faire de plus. Seulement cogiter, cogiter encore.
Et Manu, qui avait entre temps entendu l'histoire de l'explosion, lui lançait des reproches silencieux dès qu'il posait ses yeux sur elle. Où était-il, d'ailleurs ? Aucune idée. Manifestement, c'était à son tour de fuir.
Manu qui lui reprochait tout. L'échec de leur relation, les fameux adultères ; et puis le dernier en date avec Laurent, et la compassion, l'aide apportées. La complicité ? Complicité de quoi ? De meurtre ? Pensait-il sérieusement que Laurent avait fait sauter la maison de sa copine ? – la précision « ex- » affleura ses pensées. Ou peut-être ne faisait-elle que projeter ses propres angoisses sur le mur froid de ses silences.
Elle ne comprenait rien à l'attitude de Laurent : « Je n'ai pas besoin de toi », glacial, odieux même, au téléphone quand elle lui avait appris la triste nouvelle. Peut-être une façon comme une autre de réagir à la brutalité de la mort...
Mais oui, il avait été odieux. Pour, un peu plus tard, lui renvoyer un texto laconique : « Oui, j'ai besoin d'aide. Viens me retrouver chez moi. » Apparemment, il l'avait envoyé d'un autre téléphone, ce n'était pas son numéro, mais ça ne pouvait être que lui.
Ainsi il avait fini par accepter son aide... Alors qu'elle n'était pas sûre de pouvoir – ou de vouloir – encore la lui apporter. Elle avait dit ça sans réfléchir, elle s'en voulait : ce n’était pas son problème. Finalement elle ne le connaissait pas, ce type.
« Je n'ai pas besoin de toi. » ; « Oui, j'ai besoin d'aide. »
Qu'avait-elle pensé ? Qu'elle allait traverser la France à son tour, pour le rejoindre ? Alors qu'il était déjà parti avec sa voiture, qu'elle lui avait gracieusement prêtée ?
N'importe quoi. Vraiment du grand n'importe quoi.
Quelque chose en elle l'avait poussée, quelque chose de téméraire avait parlé plus vite, trop vite. Et là, elle se retrouvait presque obligée d'honorer sa proposition.
Justine avait peur. Mais Justine voulait savoir, Justine voulait voir de ses yeux. Elle voulait l'avoir en face quand elle lui demanderait de lui jurer qu'il n'y est pour rien.
Peuh ! Tu vas vraiment faire ça ? Tu vas oser lui demander ? C'est horrible ! Tu veux quoi ? Qu'il réalise que sa copine – ou ex-copine – s'est suicidée à cause de lui ? Tu crois pas qu'il ne se l'est pas déjà dit lui-même, qu'il devra vivre avec ça sur les épaules ?
Horrible.
Alors vas-y, lance-toi dans l'horreur ! A pieds joints ! Dans la gadoue ! Tu vas t'en prendre plein la gueule, ma p'tite Juju.
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui trouver, à ce type ? A ce sale type ? Ou, au moins, un paumé complet qui ressemblait à ce qu'on raconte sur les schizophrènes. Elle n'était pas sans savoir que l'on pouvait regrouper un peu n'importe quoi sous le nom de cette maladie et qu'on la réduisait souvent à une étiquette bien pratique pour stigmatiser ce qu'on ne pouvait comprendre. Mais ce type n'était pas clair.
Elle avait eu peut-être seulement besoin d'aventure, de s'aérer l'esprit en se concentrant sur les soucis de quelqu'un d'autre, aussi glauques soient-ils.
Des soucis, elle en avait une cargaison : son mariage raté, l'emprunt colossal pour la grande maison. Son travail auquel elle ne trouvait plus de sens.
Et voilà ce que tu fais de tes vacances : tu te fous dans une merde noire. Rappelle-le. Tu peux être là pour lui, un peu, juste au téléphone. Et ça suffira.
Alors elle le rappela. Elle se jura que s'il était toujours aussi con, elle ne tenterait plus rien pour lui.
Elle tomba directement sur le répondeur.
Elle pensa alors à l'autre numéro. Peut-être avait-il un problème de portable. Plus de batterie, ou plus de forfait, ce qui ne serait guère étonnant.
Elle raccrocha, chercha le dernier texto en question et fit « rappeler ».
Là aussi, elle tomba sur le répondeur. Mais c'était une voix féminine qui l’accueillit. Ce fut comme une claque.
« Bonjour, vous êtes sur le répondeur de Maëlle. Si je ne réponds pas, je pourrai vous écouter. Alors laissez un message après le bidule. A tout bientôt. »
Elle raccrocha juste après le bidule.
Du soutien, de toute évidence, il en avait déjà.
La jalousie la submergea, vagues chaudes désagréables partout dans le bide, ressac puissant et sournois. Pas étonnant que la voix lui ait semblé si désagréable. Faussement joyeuse, ironique et froide, hautaine.
La jalousie vous ferait tout interpréter comme malice pure.
Mais qu'est-ce qu'il t'a fait pour que tu ressentes ça ?
Cette voix de fille... quelque chose n'allait pas avec cette voix. Comme un déjà-vu, déjà-entendu. Comme si elle la connaissait.
Si elle essayait de remettre les évènements dans l'ordre, Laurent lui avait dit qu'il avait vu Maëlle, la veille, juste avant de partir avec sa voiture. Mais il n'avait pu rentrer chez lui avec elle, ils avaient eu une sorte de dispute. Elle était repartie toute seule. Et là, il lui avait envoyé un texto, un appel au secours, avec son portable à elle !
Quel culot ! Ce mec faisait-il vraiment n'importe quoi, sans se rendre compte de rien, complètement à côté de ses pompes, ou jouait-il un jeu pervers ? Avec elle, avec Sonia, avec tout le monde ?
Loïc, au bar, l'avait bien prévenue. Il lui avait aussi parlé d'une bagarre avec un type, comme quoi il serait à l'hôpital à cause de lui.
C'est trop, c'est trop. N'insiste pas, oublie ce type.
Et il avait sa voiture ! La lui rendrait-il ? Il avait plutôt intérêt : on allait sans doute déjouer sa piteuse arnaque à l'assurance, comprendre qu'il avait mis le feu à son propre véhicule (elle-même l'avait aisément deviné), alors il serait déjà dans les emmerdes jusqu'au cou.
Au mieux, ce type est un connard d'égoïste fini. Au mieux, un salopard.
Au pire, un psychopathe en pleine crise.
Est-ce vraiment le pire ? Et un assassin ? Tu y as déjà pensé...
L'un n'empêchait pas l'autre. Il aurait pu partir en ouvrant le gaz et...
Arrête ! C'est absurde. Pourquoi aurait-il fait ça ?
Qu'il aille au diable, elle attendrait qu'il lui ramène sa voiture. Et ensuite, elle voulait ne plus jamais avoir quoique ce soit à faire avec ce gars. D'ici là, elle devait se reprendre en main et gérer la crise de son couple.
Mais le futur était sombre et incertain. Découragée, elle passa le reste de l'après-midi à errer sur le net, lisant les commentaires stupides ajoutés à des articles bâclés et sans substance gavant des polémiques vaines et imbéciles. La grande maison vide lui faisait sentir, tout autour d'elle, le poids sournois de son absence d'âme, de son absence d'amour. Un grand rêve vidé. Vide car fait réalité, puis relégué au rayon splendeurs déçues de son inconscient.
Une voiture arrivait, la tirant de ses rancœurs diffuses. Manu se garait dans l'allée.
Elle eut un frisson. Elle avait peur de le croiser. Peur de ses œillades hérissées de reproches. D'ailleurs, il entra dans le hall en râlant. Pour changer.
_ Bande de connards ! Mais quelle bande de connards ! Ah ça, pour te faire chier sur la route et te coller des prunes, pas de problème, ils sont là !
Justine restait interdite, assise à la petite table dans le coin de la cuisine.
_ Ah, t'es là.
Il avait une mine terrible. Il n'avait presque pas dormi de la nuit et là, il fulminait, les yeux fous au dessus de poches sombres qui les renfonçaient au loin, au fond du visage. Un regard noir et fatigué, brillant d'une énergie mauvaise.
_ Écoute, j'en pouvais plus de savoir ce que je savais. Je suis allé voir les flics.
Elle avait déjà compris. Elle n'osait rien dire.
_ Mais ces abrutis, j'te jure, ils m'ont pris pour un con ! « Merci pour vos informations, mais on ne peut en tirer aucune conclusion pour l'instant », ou une connerie de ce genre ! « Aucune conclusion » ! Ha !, ce type est complètement barré, la baraque de son ex a sauté juste après qu'il se soit cassé, mais « on ne peut en tirer aucune conclusion » ! Bande de blaireaux...
_ Manu, tu... Je l'ai fait aussi.
Il eut l'air réellement surpris.
_ Quoi ?
_ Oui, je suis allée les voir... Pour en savoir plus et peut-être les aider, enfin je ne sais pas trop pourquoi...
_ T'as bien fait, lui jeta-t-il comme s'il s'agissait d'une insulte. Ça finira par leur mettre la puce à l'oreille. Mais tu devrais laisser tomber tout ça, ça t'a déjà coûté une voiture.
Il eut un rictus rageur puis, tout en s'éloignant, il baragouina quelque chose à propos de papiers à signer pour le divorce, comme si lui-même s'en désintéressait complètement, mais qu'elle devait prendre ça très au sérieux.
Ça lui fit un mal de chien.



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(Manu-1)

Je n'ai même plus envie de baiser avec elle. Ça m'ennuie. Elle m'ennuie. Elle est toute flasque, elle se laisse faire mais elle ne fait rien. Ça dure depuis longtemps ? Je ne sais plus... à partir de quand ? Peut-être ça a toujours été comme ça.
Non, avant, au début, c'était autre chose. Mais quand on s'est marié, c'était déjà plus ça.
Je me demande comment elle fait avec les autres, si elle se laisse bourriner ou si elle s'investit un peu plus.
Je suis sûr que ça ne doit pas être bien glorieux non plus.
Quelle idiote... Je n'aurais jamais pensé ça, au début. Mais je crois qu'elle est tout simplement bête.
Bête et méchante.
Oh, elle n'est vraiment mauvaise qu'avec moi. Et ses parents. Les gens qui devraient être les plus proches d'elle. Mais c'est pas possible d'être proche d'elle, elle est toujours loin, renfermée sur elle-même. Son seul réel centre d'intérêt.
Pourtant elle a eu tout ce qu'elle voulait. Un mari qui essaie de s'occuper d'elle, de l'argent, cette putain de maison de bourgeois !, un travail respecté. Et on dirait qu'elle veut tout saborder, tout saloper. En couchant avec d'autres. En sachant que je sais !
Elle ne se rend pas compte à quel point il a été difficile de construire tout ça !
Elle, elle rêve d'aventure, en restant le cul sur le canapé de sa beeeeelle maison. Pour rien au monde, pour personne elle ne quitterait ça. Oh non, elle y est bien trop attachée à son petit univers matérialiste.
On est devenu des putains de bobos. On a suivi le schéma et maintenant on se déteste.
Je la déteste.
De l'aventure elle va en avoir avec ce sale connard. C'est que le début. Déjà, je me demande dans quel état il va lui ramener sa bagnole chérie hors de prix. S'il la ramène !
Et tout le monde s'en fout. Il a peut-être tué sa copine, ou elle s'est suicidée à cause de lui, ce qui revient quasiment au même, et tout le monde s'en fout. Les flics, Justine – trop conne pour voir que c'est un sacré salaud.
Mais elle est tellement bête qu'elle l'a enfoncé un peu plus en leur parlant de lui aussi. Et elle croyait sûrement bien faire !
Au moins on aura été deux à en causer, ils vont peut-être se décider à s'intéresser un peu plus à son cas.
Bon, cette histoire d'intrus, là, c'est vrai que c'est louche.
Mais qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Me voilà, moi aussi, à m'impliquer dans ces histoires ! Laurent entraîne tout le monde dans son grand bordel Noir. Avec une majuscule. Folie, sexe et mort, ah putain, ça ferait un bon titre de série TV merdique. Monsieur destroy, monsieur je parle tout seul, monsieur je couche à droite à gauche, je suis tellement irrésistible avec ma panoplie de loser magnifique ! Sombre merde...
Faut que j'arrête de penser à tout ça. Faut que j'arrête de penser à lui. Ça me rend taré. Ça n'allait pas fort avec Justine, mais en quelques jours c'est devenu dingue. Tout s'est mis en place quand elle m'a dit qu'elle avait couché avec lui. Les putains de digues ont cédé. D'un coup. Blam ! J'ai ressenti mes angoisses prendre corps brusquement, ça a failli me faire dégueuler. J'arrive pas à relativiser, bordel, relativiser quoi, putain ! Ma vie part complètement en couilles !
Et ces cauchemars, pas moyen de dormir et quand j'y arrive, y'a ces cauchemars atroces. Violents. Ça me retourne complètement et quand je me réveille, je me dis que c'est pas mieux en vrai. Pire : mes cauchemars influencent mon raisonnement.
Ça fait un bout que je rêve de cette fille, mais alors ces derniers temps, c'est complètement fou. Des rêves qui se suivent, des rêves qui se ressemblent, un putain de feuilleton dans ma caboche, chaque fois que je ferme les yeux et m'endors.
Cette fille superbe qui me répète que tout est moche.
Cette fille qui me dit que ma vie c'est de la merde.
Cette fille qui me parle de lui. Qui me parle de Justine. Qui me dit comment il l'a prise, contre la porte d'entrée de la maison, de NOTRE maison. Comment elle avait envie de lui, à en mouiller sa culotte rien qu'à le regarder. Comment ça s'est fait, rapide et intense, comment elle l'a mordu. Comment il l'a mordue, elle, en retour. Des vrais chiens en rut !
Faudrait que je vérifie.
La fille me montrait ses dents et elle me disait « l'épaule, il l'a mordue à l'épaule ».
Je devrais vérifier, ouais, va savoir...
Non c'était qu'un rêve, c'est pas possible, faut pas que je recommence à délirer là-dessus. Faut que je me refume un bon gros joint, voilà, que je me pose avec de la bonne musique.
Surtout pas de la musique qui me rappelle Justine, non, plutôt un truc que j'écoutais genre quand j'étais gosse.
Alors non, pas Pink Floyd, ça marchera pas, trop de souvenirs avec elle, après... Non, un truc que j'ai pas écouté depuis dix-mille ans... INXS, tiens! Ouais, j'aimais ça quand j'étais gosse, c'est pas si mauvais. « Shabooh shoobah », tiens, celui-là, pourquoi pas... Avec un bon gros joint, ouais ça va le faire. Quand j'étais gamin, je le trouvais à la fois triste et gai, ce disque. Ça va marcher.
De la musique d'avant que tout ne parte en sucette. L'espoir d'une vie... Aux chiottes, tout est de la merde, tout est pourri, tout pourrira. L'amour, c'te supercherie. Le désir, quand il fout le camp, t'as rien pour le rattraper, t'y peux rien, t'es impuissant. Ahah, impuissant ! Chez l'autre, chez toi-même, y'a rien qui peut sauver ça. Une fois qu'il est barré ailleurs... ou nul part. Franchement, moi, ça me dit plus trop, tout ça.
Putain même ça, elle a réussi à me le bouffer ! Je ne pense même plus avec ma bite !
C'est ridicule.
Mais c'est normal que je me sente ridicule, ça fait des années qu'elle me méprise. Toujours l'impression d'être moins bien que les autres, de ne pas être un vrai mec, d'être un petit garçon un peu idiot. Son « frère », qu'elle me sort parfois, la chienne ! Comme si j'étais son putain de frangin, moi ! Son mec ! Ça se voit bien qu'elle a pas de frère. Ça doit être pour ça.
Les meufs ont le pouvoir. Elles l'ont voulu, elles l'ont. Elles peuvent choisir. Elles peuvent nous jeter. Bordel, c'est encore une meuf qui me fait chier dans mes propres rêves ! Sacrée belle nana, ouais, mais elle me fout les glandes. Elle me fait peur. Ce visage... froid, dur. Elle aussi me méprise.
C'est de la faute à Justine. Je suis sûr que c'est une connerie psychologique à la zob. Et ça ressort dans mon sommeil. C'est sacrément bizarre quand-même, ces cauchemars. J'en avais jamais fait avant. Pas comme ça. Un putain de feuilleton, ouais !
Le plus dingue, c'est que ça a commencé peu de temps après avoir rencontré ce type. Laurent... Dire que je l'aimais bien, au début. Mais j'ai vite calé comment Justine le matait, ça me faisait chier à chaque fois qu'il se pointait à une soirée ou qu'on se croisait. Et lui il était là, genre j'en ai rien à foutre de toi, ma belle.
Tu parles ! Il lui a mis un coup de queue et basta, il lui taxe sa caisse. Belle perf', y'a pas à dire.
Quelle conne.
Merde. En fait, ce disque est en train de me blesser. Avec le joint c'est encore pire. Cette musique commerciale me rentre dedans. Allez, stop, le silence ça sera mieux.
Ouais, du silence c'est de ça dont j'ai besoin.
Parfois j'ai envie de la cogner. Souvent, même. Ça me vient, là, lui éclater la tête un bon coup. Pas la tuer, non, juste... la remettre à sa place une bonne fois pour toute.
Putain quelle horreur. C'est pas possible que je sois devenu comme ça. On dirait mon grand-père. Cet enfoiré, comment il dérouillait ma mère. Et la mère de ma mère.
Il paraît que c'est génétique. Peut-être. Enfin ils sont pas sûrs ces cons. Tu m'étonnes... Mais ouais, peut-être que j'ai ça dans le sang ?
Comme dirait la fille de mes rêves. Elle m'en parle de tout ça. De ces trucs, je me souviens pas bien.
Elle a l'air triste, aussi. On dirait qu'elle voudrait qu'on la débarrasse d'un poids, je sais pas... Elle attend quelque chose. Un putain de fantôme, comme dans ces films à la con, qui veut être enterré dignement, alors il fait chier tout le monde avec tout un tas de bordel psychique jusqu'à ce qu'on les mette au fond d'un trou, proprement, et zou, FIN ! Les scénaristes ramollis du bulbe.
Le mien aussi, de bulbe, il est ramolli ; avec toute cette herbe.
Comme ma bite.
Si ça se trouve, Justine me garde parce que je suis son dealer préféré. Le moins cher du marché. Gratis pour la pépée.
Quel con je suis. Elle a tout ce qu'il faut. La maison, le mariage passe-droits, la bonne herbe et le fric de nos situations cumulées. Et elle va s'amuser ailleurs. Elle se fait lustrer et elle revient me montrer comment elle brille !
J'aimerais dormir. Mais j'ai peur des rêves. J'ai peur tout le temps. J'ai même peur de ce putain de canapé, est-ce que je vais pouvoir le garder après le divorce ? Ou il va falloir le couper en deux ? Ah-ha, ça ressemblerait vraiment à rien.
Je suis tellement négatif que je commence à ressembler à l'autre rat, là...
Je suis foutu. Je suis défoncé. J'ai plus envie de rien. Depuis trop longtemps. J'ai même pas envie de divorcer : en vrai, non.
Mes seules envies c'est ces pulsions violentes. Je vais pas être soumis toute ma vie, non ? Je sens bien en moi que ça bouillonne. Je mérite mieux que ça.
Je mérite mieux qu'être un nul qui tape sa nana, aussi.
Je sais pas quoi faire.
Je sais plus ce que je pense.


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(Justine/Manu)

Manu s'est endormi complètement défoncé dans le canapé.
Justine se prépare à aller se coucher, seule, après s'être forcée à manger un plat surgelé sans saveur. Manu avait grogné lorsque le four micro-ondes avait sonné, mais il continue à dormir.
Ou alors il fait semblant.
Peut-être que ça les arrange tous les deux. Ils n'ont pas à se parler, ils n'ont pas à se disputer. Elle ne l'avait jamais vu aussi tendu. Elle est certainement allée trop loin. Cette fois c'est fini, elle le sent, elle le sait.
Elle aussi aimerait tellement sombrer dans l'oubli du sommeil, mais elle se doute qu'elle ne le trouvera pas facilement. Elle a hésité à lui prendre un peu d'herbe, mais dans son état, ça risquerait de lui faire plus de mal que de bien.
Elle erre à l'étage, entre la salle de bains et la chambre, la chambre et la salle de bains, dans le couloir.
C'est alors qu'elle entend les bruits.

Il fait chaud.
Il ouvre les yeux, il essaie de faire le point. Ça tangue. C'est trouble.
Des éclats de lumière, des lattes de lumière en l'air foncent sur lui.
Entre les lattes, du flou.
C'est comme s'il flottait, bourré. Mais sans corps.
Ou juste une tête qui flotte, à ras du sol ; il reconnaît la moquette. Puis un peu plus haut, au dessus du lit.
Ou peut-être est-ce un canapé.
Ses yeux clignent en spasmes, les yeux de la tête qui flotte luttent pour rester ouverts.
Les éclats de lattes de lumière bougent tout autour, découpant le flou. Les volets sont fermés mais des rais de lumière agressifs se baladent dans la pièce.
Dehors il doit faire jour, sinon d'où viendrait cette lumière ?
Il faut qu'il ouvre les volets, des gens arrivent dehors, ils doivent attendre sur lui.
Mais il n'est pas en état, c'est comme s'il était complètement saoul ; il flotte. Ses yeux lui font mal, la lumière est douleur.
La lumière l'attaque.
Et il entend des bruits d'eau. Sploutch, sploutch.
De l'eau qui bouge dans une grande bassine. Quelque chose qui bouge dans de l'eau.
Ou des bruits de rame ?
Ce bruit l'inquiète, ce n'est pas normal.
Il flotte dans une chambre, il a reconnu la moquette au milieu du flou et des lattes de lumière qui l'attaquent.
Dehors on attend sur lui et le bruit humide commence à lui faire peur.
La peur gronde et monte en lui, il ne sent pas son corps, peut-être est-il une tête qui flotte, peut-être n'est-il pas vraiment là.
Pourtant, on l'attend et on le cherche. On compte sur lui.
Les horribles bruits d'eau...

Au début, Justine pense que Manu s'est réveillé.
Elle entend des pas. Ils s'arrêtent, ils reprennent.
Puis elle entend un bruit d'eau. Elle a du mal à croire que Manu se relèverait pour faire la vaisselle. D'ailleurs, elle doute qu'il reste beaucoup de vaisselle à faire.
Le bruit d'eau s'arrête. Le silence revient.
Elle se dirige de la chambre vers le couloir, les pas reprennent. Elle s'arrête. Les pas s'arrêtent.
Une boule chaude malsaine naît dans son ventre.
Elle refait deux pas et entend, elle les compte sans le vouloir, deux bruits de pas en bas.
Elle se dit que c'est impossible : quand elle marche, Manu marche en bas. Quand elle s'arrête, Manu s'arrête en bas. Elle se demande à quel jeu stupide il joue. Mais surtout, elle se demande comment il fait : il ne peut pas la voir. Encore moins l'entendre, elle est pieds nus sur la moquette.
Elle recule de trois pas. En bas, légèrement décalés, elle entend trois bruits de pas.
Ces bruits de pas sont forts, et résonnent. Ils claquent, comme des talons... Ou des bottes.
La boule chaude malsaine se resserre encore dans ses tripes.
Le bruit d'eau reprend alors qu'elle porte la main à son front. Sploutch, sploutch, sploutch.
Tout à l'heure, la première fois qu'elle l'avait entendu, ce son désagréable, elle avait porté sa main à son visage. Elle le comprend, maintenant.
Elle abaisse la main.
Plus aucun son ne provient du rez de chaussée.
Alors Justine approche encore sa main de sa tête. Elle tremble. Et lorsque sa paume touche sa joue, le bruit d'eau revient.
Elle est isolée dans le couloir, personne ne peut la voir depuis là-bas. C'est pas possible. Quelque chose ne va pas.
Justine ressent une peur qu'elle n'avait jamais ressentie auparavant. Quelqu'un semble jouer avec elle. C'est insensé, mais elle n'arrive plus à se convaincre qu'il s'agit de Manu. Et pourtant, elle appelle à voix haute et tendue :
_ Manu ? C'est toi ?
Elle regrette aussitôt de l'avoir appelé, la terreur se cristallise au son de sa propre voix.
Le pire, c'est que Manu, même s'il l'entendait, ne lui répondrait pas forcément. Il aime beaucoup ne pas lui répondre, ces derniers temps.
Il n'y a pas de réponse. Le silence est revenu. Ses sens aiguisés lui permettent à peine de deviner le léger ronronnement du réfrigérateur-congélateur titanesque de la cuisine. Si elle l'entend vraiment et ne se l'imagine pas purement et simplement, ce son commun et reconnaissable entre mille. Ce frigo high-tech qui leur avait coûté un bras et qui était toujours plus qu'à moitié vide.
Peut-être que tu imagines tous ces bruits, justement ?
Justine fait un pas. Ça claque un coup en bas. Prête à éclater d'un méchant rire qui la scierait en deux, elle pose sa main sur sa tête. Sploutch, sploutch, jusqu'à ce qu'elle l'enlève.
Alors elle se dit qu'il suffirait qu'elle ne se touche plus le visage et qu'elle ne marche plus. Alors elle n'entendrait plus les bruits d'en bas. Elle se persuade même de refaire une tentative :
_ Manu ? Qu'est-ce que tu fais ?
Mais sa phrase, commencée forte, finit presque dans un murmure.
Manu ne lui répond pas.
Ça va très vite dans sa tête, elle se souvient de ce qu'avait dit Sonia : « il y a quelqu'un chez moi ! ». Et en fait, non, « il n'y a personne ». L'intrus hypothétique, l'explosion, même la fille bizarre et morbide qui regardait avec elle les décombres, tout lui revient en mémoire ; les yeux fous de Manu et parfois cette impression fugace qu'elle allait se prendre une droite, des bouts de ses cauchemars prémonitoires, « la maîtresse de maison doit mourir », la voix sur le répondeur de Maëlle, « si je ne réponds pas, je pourrai vous écouter ». Tout cela lui revient, elle se le remémore sans contrôle, même avec une certaine précision. Il y a alors ce petit rire soudain qui provient, encore, de l'étage inférieur.
Elle prie pour que ce soit son propre rire, mais non, bien sûr que non. Elle craque et se lance d'un bon pas terrifié vers l'escalier.
Le petit rire était celui d'une autre femme. Pas le sien. Mais il fallait qu'elle aille voir. C'était plus fort qu'elle, quelque chose de morbide... Et puis, elle était chez elle après tout.

_ Manu ?
Quelqu'un l'appelle.
Il sait, c'est elle. La fille, celle qu'il aime. Qu'il a toujours aimé, qu'il aimera toujours. La fille de ses rêves.
Il sait qu'il rêve. Ce rêve est génial, mais il lui fout une de ces trouilles ! Il comprend plein de choses, dans ces moments-là. Il retrouve une certaine connaissance. Les schémas, ça lui revient, les schémas ! La connaissance essentielle. Le sens de la vie !
Il est brisé. La vie est terrible. Le sens, il a les mots, il ne peut les dire, ni même les penser, mais il connaît les mots et les schémas qui régissent la vie.
C'est terrible.
Sploutch, sploutch, sploutch. Le bruit de l'eau et les coups de latte des lumières, bordel, il est attendu, il faut qu'il se dépêche !
Il faut qu'il quitte cette pièce, quelque chose est derrière lui, derrière sa tête, toujours, quand il la tourne, ça suit le mouvement ! Caché derrière sa tête !
Ce rêve est génial ce rêve est horrible, la peur lui fait mal, la peur rentre dans la chair qu'il n'a plus.
On le découpe, on l'écrase !

Justine arrive au bas de l'escalier, prête à fuir ou à se battre. A chaque pas, elle avait entendu résonner les talons en bas. Le couloir du rez de chaussée est noir, elle appuie sur l'interrupteur : personne ici. Elle tourne la tête vers le salon, un énorme pressentiment d'horreur dans les tripes. Elle distingue Manu, toujours étendu sur le canapé. Elle l'entend qui geint faiblement, elle ne cherche pas à comprendre, elle hurle :
_ Manu ! Manu !
Et Manu hurle à son tour :
_ Aaaaaaaaaaah !
Justine accourt près de lui, elle a allumé le plafonnier en passant, il semblerait qu'ils soient seuls dans cette pièce également.
Manu la regarde avec ses yeux de cinglés.
_ Manu, y'a quelqu'un qui se fout de nous ! Ici, chez nous !
Il faudrait qu'elle se calme car elle aussi doit avoir l'air folle à lier.
Elle se prend un coup sur le côté de la tête, entend un gros bruit de baquet déversé et réalise que Manu vient de la frapper.
Pour l'instant, elle n'a pas mal.

Les éclairs sont devenus de plus en plus incontrôlables !
Ils lui foncent dessus et se plantent en lui ! Ils le piquent, ils le fouettent, ils le fourrent ! Ils le plantent, des longues lattes de lumière froide se plantent dans son corps qu'il ne peut voir, mais il le sent !
La douleur lui rappelle son corps, celui qu'il avait avant de devenir une tête qui flotte, suivie par une ombre !
Alors il hurle et il se débat sans pouvoir bouger et il veut crever et il veut tuer. On l'écrase, on le plante !

Justine perd l'équilibre, elle renverse la lampe halogène, qui fracasse le cadre de la peinture à la femme noire allaitant un enfant au regard de faon. Sonnée, elle s'emmêle dans ses propres pieds alors que Manu hurle quelque chose en la frappant à nouveau. Au ventre, cette fois. Elle n'entend plus guère les bruits de talons, ou de bottes, qui pourtant dansent le flamenco en un boucan d'enfer.
Justine s'écroule sur les genoux, la douleur se répand alors de l'estomac aux intestins, des intestins à l'utérus et au vagin, et elle vomit du vide sur un cri assourdi.
Elle réussit à se détourner du coup de pied qui lui aurait encore fracassé le visage, mais seulement parce que Manu gesticule de façon désordonnée, comme un automate possédé, ou un épileptique en crise absurdement vertical.
La souffrance au ventre ne paraît pas vouloir passer et les secondes durent, terribles, dans cette douleur. Elle ne sait toujours pas que le sang coule sur le côté droit de sa face.

Fracasser ! Je vais te fracasser comme un chien dangereux qui aurait mordu trop de gens !
Quel est ce schéma, là ? Hein, on va me dire c'est quoi ce schéma ?
Je savais le sens de la vie, je l'ai perdu ! C'était horrible, mais je veux comprendre à nouveau !
Je veux savoir !
Je vais tuer ces bouts de lumière !

Elle réussit à ramper et à s'éloigner de Manu qui gueule quelque chose à propos d'éteindre la lumière, tout en continuant à gigoter comme un poulet étêté.
Il m'a frappé. Manu m'a frappé. Plusieurs fois.
Elle ne comprend pas ce qu'il se passe, mais elle se doute que Manu est dans une espèce de transe et qu'il ne se contrôle pas. Pendant tous ces courts instants concassés de douleurs, elle n'a jamais cessé d'avoir peur. Peur d'un intrus dans la maison, et maintenant peur de Manu, complètement fou, violent, dangereux.
Justine sait qu'elle doit sortir d'ici.
Elle réussit à faire reculer la douleur pour se remettre debout. Tout est totalement absurde, elle entend quelqu'un d'autre rire, pendant que Manu continue de hurler des inepties insensées.
Quelque part dans la maison, tout près, une femme rit de la scène.
On se fout de nous ! On joue avec nous !
Elle se jette sur les clefs de la voiture de Manu et court vers la sortie tout en scrutant les recoins de la maison, sans voir personne. Elle refait même brièvement marche arrière pour aller à la cuisine, attraper son portable resté sur le plan de travail. Pas spécialement rassurée de trouver la cuisine déserte, elle se précipite à nouveau vers la porte d'entrée.
Des coups de talons rythmiques, des cris et des rires remplissent la maison, mais ce n'est pas jour de fête chez les Barrachas.
Justine manque de peu de s'envoyer la lourde porte en pleine face et ses pieds nus dérapent dans le gravier du chemin.
Au moment de grimper dans la voiture, elle aperçoit quelqu'un dans l'embrasure de la porte de leur maison. Ce n'est pas son cinglé de mari, mais une femme ; blonde, plutôt jeune, en jeans et boots mexicaines. Même à cette distance, elle les voit, après les avoir entendues claquer, ces foutues bottes. Elle reconnaît la fille des décombres : celle qui l'avait dégoûtée par tant de complaisance morbide devant le désastre de l'accident de Sonia, celle qui lui avait fait peur, mais aussi celle qui avait réveillé en elle un brusque désir totalement incongru et inexplicable.
Sur l'instant, elle ne prend pas la peine de s'étonner de la trouver là – et une fois de plus grotesquement désirable dans ces circonstances infernales – trop occupée à exécuter une marche arrière brutale, et de partir le plus vite possible loin de ce cauchemar.

Le cauchemar en question avait paru, au goût de Justine, beaucoup trop ravi de tout ce délire, pour rester une seconde de plus à proximité.
Elle frôla l'accident à deux reprises. Une fois avec une voiture en sens inverse, l'autre avec un terre-plein. Elle n'appela la police qu'après avoir roulé plusieurs kilomètres, sans suivre aucune logique ou itinéraire, garée sous un lampadaire devant une pharmacie.
Ce fut seulement à ce moment-là que les douleurs choisirent de se faire pleinement sentir. Douleurs de différentes natures, accompagnées d'une prise de conscience violente.
Car c'est au cœur de ce raz-de-marée sensitif et émotionnel que des pièces du puzzle se mirent en place, créant un motif flou mais précis : la fille des rêves, la fille du répondeur, la folle dans leur maison, la copine de Laurent, c'était cette foutue Maëlle. Aussi insensé que cela parut, la peur grandissante après les chocs charria avec elle cette idée entêtante comme un refrain pernicieux.
Maëlle, Maëlle, Maëlle.



 
XXIX

Funérailles aquatiques.
J'avais dit adieu à Maëlle pour la deuxième fois, dans l'eau de l'étang. Son corps était léger. J'avais également jeté le flingue au beau milieu de la flotte, à sa place, là où il aurait dû être. Là où Maëlle m'avait demandé de le balancer, il y a longtemps.
J'allais mieux.
J'étais retourné chez mes parents, redevenus enfin eux-mêmes, ou presque, mon père se retrouvant dans son rôle de râleur. Surtout qu'il me parlait de ce coup de fil qu'ils avaient reçu aujourd'hui, la police avait retrouvé ma voiture incendiée. Il m'avait demandé ce que j'avais fabriqué. « Pas de chance, Pa', elle était au mauvais endroit au mauvais moment, c'est pour ça que j'ai empruntée cette bagnole à une copine pour rentrer ».
Après quelques échanges pratiques sur ce qui devrait être ensuite fait – rappeler les flics qui voulaient des précisions sur plusieurs points (ça inquiétait mon paternel mais je réussis à enterrer ses questions dans le vague), contacter l'assurance, racheter un autre véhicule, avec quel argent ?, « faudrait peut-être que tu te remettes à bosser, depuis le temps », etc – je m'isolai au salon avec maman. Je lui fis un câlin de bon fils et elle se laissa aller.
_ Cet enterrement me perturbe, j'ai vécu de drôles de journées. C'est peut-être les médicaments, je sais pas. Je nage dans le flou, je me souviens pas bien... C'est bizarre, non ? Mon chéri, j'ai rêvé que Maëlle était vivante mais... mais ce n'était pas un beau rêve, c'était pas bien. Non, pas bien. Ça ressemblait un peu à ces films tordus que tu regardes, là...
_ C'est fini, maman, c'est fini. Maëlle est morte, je crois que j'ai fait mon deuil. Il reste encore José à enterrer. Ça ne va pas être facile. Ça nous rappelle tous des souvenirs... Et José était quelqu'un de bien.
_ C'était ton ami. Je le sais.
J'avais envie de disparaître mais il fallait que j'assume, que j'encaisse le coup. Tout allait finir par rentrer dans l'ordre et j'arriverais bien un jour à me pardonner. Je n'étais pas entièrement responsable. J'avais été dépassé par les évènements, dépassé par ma propre... magie. Ma malédiction. Mon appel inconscient (préférais-je me dire) à des choses impossibles avait porté ses fruits amers et pourris.
Je ne parlai pas de Sonia à maman. Même quand elle me demanda si mon exil avait finalement servi à quelque chose. Je lui répondis que c'était surtout le retour qui m'avait aidé.
Le retour m'avait emmené au fin fond du piège mais j'avais fini par m'en extirper. Et extirper tous ceux – ceux qui restaient, du moins – que j'avais entraînés sans le vouloir.
Sans le vouloir ?
Je ne savais pas que ça irait aussi loin. Je ne contrôlais pas tout. C'était comme si mon monde intérieur avait pris une vie propre, indépendante. Des concepts et des désirs qui se faisaient fantômes, des fantômes qui prenaient corps, des corps morts qui prenaient vie...
En tous cas ma mère avait retrouvé une certaine gaieté, et je sentais que nous allions traverser l'épreuve du lendemain ensemble, pour célébrer la vie et la mort de José.
Bras dessus, bras dessous, contempler le fond du trou.

Nous avions soupé en échangeant peu de mots, mais au moins c'était un repas normal sans intervention satanique dans le schlemmertopf.
Après un café trop léger j'allai dans l'ancienne chambre d'Arnaud, qui avait un peu changé.
Ce n'était plus tout à fait sa chambre et ce n'était pas exactement une chambre d'amis. C'était un truc inconfortable entre les deux, où personne ne pourrait trouver un sain sommeil réparateur, hanté par les restes de la présence de mon frère. Alors qu'il était parti de la maison assez tôt, ne supportant plus les disputes et les reproches de mon père.
L'étui rigide de sa guitare était appuyé contre une commode que je ne connaissais pas, un achat récent qui rajoutait encore une touche impersonnelle à ce no man's land.
Alors je l’attrapai. Il y avait un peu de poussière sur la caisse qui avait coûté presque aussi cher que la guitare, et j'allai m'installer dans ma chambre. Au moins celle-là n'avait pas changé, surtout parce que, régulièrement, je revenais vivre quelques temps ici.
Ma mère m'avait plusieurs fois demandé si je ne voulais pas la reprendre, cette guitare, et jouer dessus, la faire vivre. Je crois que ça lui aurait fait très plaisir. Mais je n'avais pas pu. Pas jusqu'aujourd'hui.
C'était une guitare acoustique cordes métal qu'on pouvait brancher, un modèle bon marché d'une marque sud-coréenne ou chinoise qui sonnait tout juste correctement, mais qui s'était laissée habiter par un peu de l'esprit d'Arnaud. Du moins, c'est ce qu'on aime se raconter. Il n'en avait pas beaucoup joué, c'était moi l'enculé d'artiste dans la famille, mais son coup de main droite était bon et il n'avait pas son pareil pour improviser des trucs jolis en open tuning. Quand il n'était pas trop défoncé.
Elle était en état, fausse mais dans une espèce d'accord ouvert de ré. Je tirai un peu sur les cordes, priant pour qu'il n'y en ait pas une pour me claquer entre les doigts, ajustai l'accordage et descendis volontairement une corde pour apporter ma touche personnelle à l'open, le rendant mineur. J'avais décidé de tenter de jouer mon morceau sans passer par l'accord standard. Petit coup de chapeau bonus, Arnaud.
Mon bras me gênait, endolori jusqu'à l'épaule par le recul de l'arme. Ce ne fut pas facile mais au bout d'une heure j'avais une petite structure qui ressemblait à une chanson. Je commençai alors à coller des lignes de voix et du texte. Tout finit par se mettre en place en une autre petite heure.
Ça me faisait un bien fou. Ça m'apaisait.

[...]
Est-ce que les parents me regardent
Montrer mon ventre blanc au soleil
Et le faire brûler lentement.
[...]
Champs de pierres, jardin du suicide
Je me tenais au bout d'un monde.
Secondes suspendues.
[...]
Nous avions laissé nos guitares derrière
Le piano à la cave rassemble la poussière.
Nous avions laissé nos guitares derrière
Le piano à la cave rassemble la poussière.
[…]

Je soufflai un coup en réarrangeant l'ordre du texte griffonné sur un carnet et m'allumai une clope. Puis je me lançai dans le morceau complet.
Ce fut le meilleur concert de ma vie. Le plus bref, aussi.
Je jouai avec tous les amis perdus, sans me lamenter sur leur sort, ou sur le mien. Ils ne mourraient jamais entièrement, pas tant qu'il y aurait quelqu'un pour penser à eux. Et toutes ces conneries comme parades pour se voiler la face.

[...]
Quelques mots perdus dans les jardins de la faim, nous partons.
Nous partons trouver ce sol séché, cette terre empoisonnée, il n'y a pas à se retourner.
Nous avons joué les dernières notes se terminant dans un feedback.

Je fis le cri final en silence, hurlant dans ma tronche sans que ne sorte un seul son. Je m'étranglai pourtant sur la fin dans le rien et j'entendis le feedback fantôme me relayer, inondant mon monde sans que personne d'autre ne le perçoive.
La chanson était terminée. Je pouvais l'oublier.
Je posai la guitare à côté de moi sur le lit et arrachai la page du carnet. J'en fis une boule et la jetai dans ma corbeille.
Alors je sus que je pouvais dormir.


Nous sommes à la maison. Tout le monde est là. Maëlle, Arnaud, Sonia, José. Mes parents vont de l'un à l'autre et les serrent dans leurs bras.
Tout est à sa place.
Arnaud et Maëlle s'embrassent.
_ C'était juste une petite aventure, on n'a jamais voulu te faire de mal, Laurent.
Je sais. Je n'ai pas mal. Je suis content de vous voir.
Il y a de l'herbe sur le plancher, Sonia est là. Je t'aime, elle me dit. Je sais. Je n'ai pas mal. Je suis content de te voir, Sonia.
Il y a des invités, des gens que je ne connais pas mais ils ont l'air gentils, ils ne font que passer, ils marchent dans l'herbe sur le plancher ils boivent dans des verres bleus.
José cherche Marie, il ne la trouve pas. Il demande aux invités où elle pourrait être. Il sourit. Les invités lui sourient aussi, ils ne répondent pas. José continue à chercher Marie avec son sourire, il va dans le jardin et cherche dans le puits.
C'est par là qu'on va à l'étang.
Nous sommes à l'étang, sous le porche de la cabane. A table, nous mangeons des choses que je n'arrive pas à voir. C'est très bon.
Maëlle n'est plus là, elle est partie avec Arnaud. Peut-être pour faire l'amour dans la forêt, mais je n'ai pas mal. Et je ne sais pas. Je m'en fous.
Sur la table le revolver est posé. Personne ne l'a pris, personne ne va le voler. Tout est à sa place.
_ José, tu connais cette chanson ?
On entend une musique, tout le monde écoute. Il y a trois notes qui tournent dans tous les sens. Ça vient des arbres derrière la cabane. Peut-être Maëlle et... Je m'en fous. C'est une belle chanson dit José.
On entend des chiens aboyer. Ce n'est pas dans la chanson.
J'ai peur des chiens. Ils sont loin, ils aboient pour moi.
Non je n'ai pas peur des chiens, si ils viennent jusqu'ici, je les taperai, je les écraserai, j'enfoncerai mes bras dans leurs ventres, je vais les défoncer.
Les chiens reviennent quand les morts reviennent.
Qui a dit ça ? Je ne sais pas. Je m'en fous. Je me dis que je devrais faire attention, quelque chose ne va pas.
Ce n'est pas fini.
Mais je suis bien ici, je ne veux pas que ça arrive. Ça n'arrivera pas.
_ Je voulais t'aider.
C'est Sonia, mais c'est Justine. C'est Sonia en face de moi, assise de l'autre côté de la table mais c'est Justine qui parle. C'est pareil c'est les mêmes.
Je n'ai plus faim dit Justine dit Sonia.
C'est pas grave.
Je suis saoul, je marche partout, je tourne en rond, je longe la berge, je suis dans la forêt, je suis dans la ville, de grands immeubles ont poussé autour. Je vole et je ne contrôle rien. Quelqu'un me fait voler.
Ce n'est pas terminé quelque chose ne va pas Maëlle n'est pas rentrée. Les chiens aboient. Ils me cherchent dans la ville. Il faut que je retrouve l'étang. L'étang est là entre deux blocs. L'eau est pleine de remous. Les invités sont tous partis il y a des verres bleus dans l'herbe dans la ville le vent les fait bouger. Les tables sont renversées.
L'eau est pleine de remous.
Je n'ai pas peur.

Ma mère me réveille. Elle me parle gentiment en ouvrant la fenêtre.
_ Comment tu fais pour dormir avec toute cette lumière ? Tu aurais dû fermer les volets.
J'ai fait un beau rêve. Non, pas un beau rêve, à la fin c'était désagréable, mais je ne me souviens déjà plus très bien. Je cherchais quelqu'un ou quelque chose. C'était une fête, tout le monde était là.
Ma mère me dit que j'ai largement le temps de manger et de prendre une douche avant d'aller à l'église.
Elle me dit que les gendarmes ont encore appelé. Merde, encore les flics, ça commence à être chaud. Je la regarde avec inquiétude mais elle ajoute qu'ils ont l'air de bien gérer mon affaire, « pour une fois qu'ils servent à quelque chose », mais qu'il faudra que je les rappelle.
Je ne lui dis pas que je ne compte absolument pas le faire. Je ne lui dis pas qu'ils ne veulent pas m'aider, mais plutôt m'interroger, et peut-être même m'inculper, ou je ne sais plus quels termes menaçants...
Je penserai à ça plus tard.
Tout ça n'a pas d'importance.
Si ma mère a remarqué la guitare d'Arnaud sur le lit, elle n'en a rien laissé paraître.
Au petit déjeuner, je mange une banane, avec un verre de jus d'agrumes et un bout de brioche. J'ai une faim de loup. Je vais bien. Presque bien. Je suis fourbu, comme contusionné de partout, à l'intérieur, à l'extérieur. J'ai mal à l'épaule. J'ai fait des choses horribles, elles se font sentir. Mais je vais presque bien. Je vais mieux. Et ce ne sont pas les messages de Justine, encore, elle a appelé pendant la nuit, qui vont réussir à me perturber.
Elle est presque délirante. Elle dit que Manu l'a frappée. Quelle surprise !, leur couple complètement foiré, ça ne pouvait que finir par arriver. Elle dit aussi que je dois encore la rappeler le plus vite possible. Encore. Putain de spirales. Elle me demande si ma « copine » est bien rentrée en Franche-Comté. Elle me dit qu'elle l'a vue. Elle me dit que cette fille doit être folle. Elle me dit qu'elle pense qu'elle était chez elle, hier soir.
Bien-sûr qu'elle l'a vue !
Elle a dû la rencontrer, sur un plan ou un autre. Maëlle, je l'ai emmenée partout où je suis allé. J'ai contaminé tout le monde. Mais tout ça va s'arrêter. Va en paix, Justine, tout s'est arrêté. Et non, tu n'as pas pu la voir hier soir. Hier soir, elle était déjà morte, encore. Pour de bon.
Mes fantômes laissent des putains de traces et font de la casse, là-dedans. Personne n'arrive vraiment à y croire, mais fatalement... Ça finit par fabriquer des clients pour l'HP.
Es-tu certain que tout est terminé ?
Non. Non, je ne suis certain de rien. Tant que je ne serai pas allé à ce foutu enterrement, rien ne sera vraiment terminé. Mais on est sur la bonne voie. Celle de la guérison. De la salope de rédemption. Pourquoi pas ?
Tiens le coup, Justine. Bientôt, vous dormirez tous du sommeil du juste. Soyez un peu patients, faut que je range tout ce bordel, que je finisse cette damnée histoire complètement baisée de la gueule.

Je suis beau. Du moins, j'ai de l'allure, quand-même. Je me regarde dans la glace de l'armoire de mes parents. J'ai un beau costard, un peu trop large, mais c'est toujours comme ça quand t'es complet dégingandé, grand et maigre, et que t'as pas les moyens du sur-mesure : impossible de chopper des trucs qui te vont vraiment. Mais j'ai une certaine allure. Pantalon noir contre chemise crème, c'est bon, on va pas trop amocher la palette des noirs et abuser du deuil. Ça suffit comme ça. Il me reste juste à mettre ces lunettes de soleil tellement idiotes, tellement rock'n'roll ; celles d'Arnaud. Ça lui servait bien quand il était raide, ça cachait un peu la misère. Moi j'ai pas envie de me montrer. J'ai juste envie d'être là et enterrer ma merde tranquille. Pas besoin qu'on lise mes yeux, merci.
Je suis un cliché de musicos déglingué qui se pointe à l'enterrement d'un pote. Sauf que, non, j'ai pas la gueule de bois, pas cette fois. Et je n'irai surtout pas verser une lampée de sky dans sa tombe avant de m'en coller une rasade, non, vraiment, c'est bon. Les lunettes de soleil, c'est déjà beaucoup. Et toutes ces merdes dans mon crâne, tous ces squelettes dans mes placards, ils ont bien trop secoué leurs os en public.
Ça suffit.

Des voitures étaient garées partout. Au moins trois rues débordaient de véhicules hétéroclites, glissés sur l'herbe au bord de la route et dépassant largement sur le bitume, amenant la circulation à la lenteur. En ce jour de deuil, chacun furetait doucement derrière son volant, n'osant pas râler ou forcer le passage. Dignité et politesse de façade. A peine éloignés de la silhouette menaçante de l'église, qu'ils retourneraient à leurs injures, coups de klaxons et déboîtements soudains sans clignotant. Des animaux dominants et agressifs dans leurs carrioles de métal et de plastoc.
J'avais bien fait de venir à pied.
Du coup, j'étais seul, mes parents ayant jugé mieux de parcourir moins de deux kilomètres dans une sûreté relative et un confort tout aussi discutable. Et une bagnole de plus. Au feu, les caisses !
Raté pour les funérailles tous ensembles à se serrer les putains de coudes. J'aurais aimé vouloir, j'aurais aimé pouvoir, je ne pouvais pas. J’allais pas subitement me transformer en fils modèle.
Il faisait chaud, bien chaud. Par moments, ça cognait et piquait, mais un air encore un peu frais rendait la ballade agréable. Ce souffle sur la peau ne faisait pas trop sentir la brûlure du soleil. Petite traîtrise des éléments : quelques minutes sous ce cagnard suffirait à rosir ou brunir même les cuirs les plus épais. Ha ! Parole d'artisan, papa.
Alors comme ça j'étais un tueur, suant doucement dans son costume noir et blanc... crème. Crème, la chemise. Je tenais ma veste de costard par la main, jetée sur mon épaule gauche.
Quelques têtes familières, derrière leur pare-brise ou s'extirpant difficilement de leurs laides carrioles, me faisaient parfois hocher la mienne.
Je n'avais pas envie de parler.
Ça allait être difficile. Tous ces gens pas revus depuis des lustres... Je me demandais si Renaud allait me péter la gueule, m'insulter publiquement ou seulement m'ignorer. Non, il n'aurait jamais les couilles de venir me brancher, pas avec ces lunettes noires sur ma tronche et mon air détaché. Eh-hé.
Le ciel bleu violent et cette incroyable lumière d'été m'auraient presque fait entendre des cigales imaginaires. Tu devrais avoir appris à te méfier de ton imagination. Si tu te mets à les entendre pour de bon, tu vas encore flipper. OK, même sans elles, c'était pas le sud, mais c'était tout comme. L'herbe n'était verte plus que par plaques et il y avait tout de même ces cons de criquets.
L'église quasi romane sur sa colline triomphait à la cime du village, gros majeur tendu au-dessus de nos gueules nous rappelant qu'on va tous mourir.
La mort n'est qu'une mutation. Et ça peut se négocier. Mais j'en avais payé le prix. D'autres étaient morts à leur tour et d'autres encore n'étaient pas passés loin, tout ça juste pour nourrir mon égoïsme et la fantaisie absurde de spectres encombrants.
Mes godasses d'hiver, mes seules pompes potables, me faisaient des pieds énormes en écrase-merde. Tant mieux : le besoin de botter des culs montait. J'aurais été plus rassuré avec mon flingue sur moi, me disait la petite partie tueur de masse qui squattait ponctuellement mon esprit, mais c'en était fini du flingue. Plouf, à la baille.
L'enfoiré de curé, les proches lointains comme des galaxies, qui revenaient jouer à la famille unie. Rien qu'à les regarder, reculé derrière mes lunettes miroirs, je savais déjà.
J'avais déjà connu ça. Deux beaux exemples dans ma courte vie d'adulte. Deux fois rapprochées. Maëlle était partie moins de trois mois après Arnaud. Et là c'était José. Allais-je pouvoir retourner en Bretagne assister à l'enterrement de ce qui restait de Sonia ? Pas possible. Rencontrer maintenant sa famille, ne serait-ce qu'en l'apercevant de loin depuis un recoin sombre, me ferait trop de mal. Sonia était morte à cause de moi. Et même, je l'avais tuée. Une partie de moi avait fait le vide, pris le contrôle, lancée dans un processus de destruction de tous ceux que j'aimais, au moins un peu.
Et je l'avais aimée, il fallait le reconnaître. Un peu.
Quel idiot. Maître-chanteur de moi-même, j'avais foncé dans mes propres pièges, ne voulant pas comprendre que ce que je cherchais, c'était mon suicide. La transmutation de la mort, l'ultime changement.
Il allait falloir que je m’accommode de la vie, et vite.
Enterrer les morts, exorciser les fantômes, enfermer les monstres.
Le déjà-vu funéraire s'accentuait et je réalisai que quelque chose, à nouveau, ne tournait pas rond. Non, les cigales imaginaires ne s'étaient pas mises à crisser pour de vrai, mais ça tournait à la superposition de passé et de présent. Je relevais la tête vers l'église lorsque celle-ci se changea en chapelle. Carrément. La putain de chapelle baignée de soleil, celle dans le sud, où on avait enterré mon frère.
La normalité refoutait le camp et pourtant je réussis à serrer la main d'oncle Paul (l'oncle de José, chez qui on mangeait parfois des grillades, l'été) et souris tristement à tata Josiane. Merci les lunettes. Je délirai un instant, imaginant que si je les enlevais, je verrais le présent, normal, et que si je les remettais, je me verrais projeté il y a quelques années, à la mort d'Arnaud.
Mais en fait, je nageais entre deux. Chassé-croisé.
Surtout, je revis quelques potes de lycée et aussi un bout de ma famille côté pied-noir, qui étaient là dans cette scène passée, mais qui n'avaient aucune raison d'être présents aujourd'hui.
Des ombres, des pantins. Des faux, des doubles ?
Tout se mélangeait, le putain de chaos, encore.
La panique me gagna, je croyais avoir réglé pas mal de choses avec la seconde mort de Maëlle. A croire que je m'étais planté. A croire que je me trompais encore moi-même. A croire que j'étais encore plus retors et pervers que je ne le pensais.
Enfoiré de tordu, quand vas-tu t'arrêter ?! Faut-il te piquer comme un chien mauvais ?
L'ex de Renaud m'aperçut juste à l'instant où je jetais les yeux sur elle. Bizarrement, je l'avais reconnue tout de suite. Comment s’appelait-elle, déjà ? Judith ? Édith ? Alice ? Édith, peut-être. Aucune envie de causer avec elle. Ça tombait mal, elle s'approchait de moi, je ne pouvais décemment pas l'ignorer. Mais où était passée ma décence, ces derniers mois ?
_ Laurent !, s'exclamait-elle !
Je soupirai longuement.
Elle avait pas l'air bien, la nénette. Je lui sortis mon sourire asymétrique et ne murmurai qu'un salut qui pourrait passer pour de la peine contenue. Quel était son nom, à cette grosse blonde ?
_ Ah, Laurent, je suis contente de te voir.
On se connaissait à peine. Elle s'était toujours royalement foutue de ma personne et ça m'allait très bien jusqu'à maintenant.
Elle me fit la bise – le contact me débecta et elle faillit m'arracher mes lunettes dans sa maladresse – puis continua sur sa lancée :
_ Bonjour. Enfin, si on peut dire bonjour en pareilles... Euh. Écoute, j'ai un message pour toi : Renaud n'a pas pu venir. Il est malade, je n'ai pas très bien compris, il doit être tout retourné... Bon, il m'a dit de te dire...
D'aller me faire foutre, pensai-je avec une certaine logique.
_ Enfin, il m'a dit qu'il était désolé. Je suis un peu au courant de ce qui s'est passé à Paris...
Ah oui ! Et que savait-elle exactement ? Qu'ils n'avaient pas, José et Renaud, voulu croire aux morts arpentant la terre ? Que Maëlle était toujours là, avec moi ?
_ Enfin, je savais déjà, avant, que vous vous étiez disputés. Il m'a dit qu'il te pardonnait, enfin, qu'il s'excusait. Il avait l'air vraiment très concerné, il voulait vraiment que tu le saches.
Du coin de l’œil, je constatai que mes parents étaient arrivés. Ils étaient vêtus comme au bon vieux temps de l'enterrement d’Arnaud. Ou peut-être était-ce celui de Maëlle ?
La nausée montait.
Une inflexion particulièrement crispante dans la voix de Edith-Judith me fit refaire le point sur son visage joufflu constellé de points noirs et blancs, là, sur le front. Je lisais sur sa face qu'elle ne savait pas grand-chose mais que tout cela lui collait la curiosité dans le rouge. D'ailleurs elle reprit, en baissant d'un ton, avec une mimique comique et détestable de conspiratrice :
_ Tu t'es battu avec José et Renaud t'en voulait beaucoup, tu sais.
_ Ouais je sais, fis-je sec et froid.
J'étais à deux doigts de lui hurler dessus. Genre : « ouais, je lui ai défoncé sa gueule et si tu restes une seconde de plus devant moi, t'auras la même, grognasse de merde ! ». Au moins, une chose était sûre avec elle : j'étais bien dans le présent et pas du tout en train de me coltiner de la réalité parallèle à la con.
Son air offusqué bien tangible me rasséréna un peu.
_ Je ne fais que transmettre un message.
Justement, non.
_ Message reçu, Edith.
Air offusqué fois dix.
_ Lise, tu veux dire !
_ Oh. Oui, bien-sûr, Lise. Désolé, je suis pas trop dans mon assiette.
Elle reprit son air d'agent secret, comme si rien ne s'était passé. Comme si elle ne sentait pas que j'étais à deux doigts de l'envoyer paître. Ou de la castagner.
_ Et moi donc... Et Renaud ! Tu l'aurais entendu ! Pour qu'il ne soit pas là aujourd'hui, ça doit être grave. Il était incohérent, au téléphone... Tu sais, on a gardé contact, après tout ce qu'on a vécu les deux, on reste... proches.
Je faisais semblant de l'écouter, alors que j'observais un de mes lointains cousins d'Algérie procéder à un épanchement tellement déjà-vu dans les bras de mon père. Je me fis le même genre de remarque qu'à l'époque : enculé, mon père ne s'est pas barré de l'autre côté de la méditerranée chez les francaouis pour que tu viennes pleurer, et le prendre dans tes bras crasseux, cousin machintruc de la famille à qui on ne parle plus.
Le paternel eut le même genre de comportement coincé, vaguement touché, confus.
Envoie-le se faire mettre, papa, je suis sûr que c'est un de ceux qui disaient de la merde sur toi. Je croyais que t'étais un dur. Je croyais que tu regrettais rien.
Lise semblait vouloir s'accrocher à moi, perdue qu'elle était, toute seule au milieu de ces plans de passé et de présent qui s'entrechoquaient, sans qu'elle ait conscience du jeu de miroirs. Elle me racontait un truc sur sa surprise de voir beaucoup d'arabes dans la famille de José, quand je la coupai pour m'en débarrasser :
_ Plutôt Pieds-Noirs, pas vraiment Arabes, malheureusement. Bon, si tu veux bien m'excuser, j'ai justement d'autres gens à saluer. A plus tard, hein.
Je n'eus pas la fantaisie de lui expliquer qu'il s'agissait en fait des gens de ma famille, occupés malgré eux à recréer ici une scène du passé. Il aurait fallu ensuite que je m'étende et rectifie : ce ne sont pas vraiment eux, ce sont leurs doubles, mais ce sont des gens tout de même. Enfin, je crois.
_ Attends, Laurent, attends, j'allais oublier !
Je me retournai, sans plus cacher mon irritation.
_ Il a dit encore... qu'il savait, pour Maëlle.
Alors Renaud aussi. Lui aussi. Une chance pour lui, il n'était peut-être pas encore trépassé, si mon timing lui avait été favorable. José n'avait pas eu la même chance. Je pouvais toujours chercher une logique dans cette pluie de morts.
Maëlle, Maëlle, qu'as-tu fait ? Comment ai-je pu penser que tu serais capable de faire ça ? C'est pas possible. Comment ai-je pu en arriver là ?
Lise mourrait d'envie de savoir. Peu importe quoi, juste en apprendre un peu plus sur ces paroles si mystérieuses de son ex si chéri.
_ OK, noté. Merci Lise. Et au fait, Renaud ne t'aime plus, tu sais. Il ne t'a jamais aimé, d'ailleurs. Sache-le une bonne fois pour toute. Alors va, vis ta vie. On n'en a pas toujours qu'une, mais dans le doute... Profite et va voir ailleurs.
J'avais pas pu m'en empêcher. J'avais trop senti mes poings me démanger, fallait qu'elle se prenne un truc.
Alors grosse truie, ça t'excite le mystère de la suicidée, hein ?!
Elle ajouta quelque chose mais je ne l'entendais plus : un orgue résonna d'un coup, parodie de marche funèbre qui ne serait jamais acceptée dans une église, quelle qu'elle soit – à part peut-être l’Église de Satan – et je sus, je sus dans ma chair, à travers mes tympans malmenés, que la folie était de retour. Qu'elle n'était jamais partie, et qu'elle allait gagner.
J'avais été le seul à sursauter. Tout était normal pour mes chers doubles. Lise était-elle un double ?, me fis-je pas très concerné. Serais-je allé jusqu'à en créer une deuxième ? Une ne suffisait pas ?
J'eus également une pensée pour Justine, réalisant qu'elle était en danger, elle aussi : Manu ne l'avait-il pas déjà frappée ?
Je me décidai à pénétrer dans l'église-chapelle comme si je montais dans la foutue barque sur le Styx. J'évitai les gens du passé et du présent, même ceux, si crédibles, qui me faisaient signe, je les plantai là, dehors.
Le putain de spectacle allait commencer.
Ai-je vraiment voulu tout ça ?

Fallait croire que oui.
A l'entrée, je glissai sur ma gauche, les jambes molles et froides. Je mis ma veste, saisi de frissons, et attrapai mon paquet de tabac dans la poche intérieure. Je me roulai une clope en tremblant comme un tox, sachant que le fait absurde de fumer dans l'église n'affecterait presque en rien le déroulement du grand bordel.
Mon briquet s'alluma à la première tentative. Je fermai les yeux en tirant une bouffée. L'orgue sonnait toujours hirsute dans mes oreilles. Quand je rouvris les yeux, rien n'avait changé et tout avait changé. J'étais à la fois en train de fumer ma clope dans l'église inutilement assombrie par mes verres, et j'étais aussi sur le parking de la chapelle du sud, dehors. De vagues connaissances près de moi me lancèrent tout de même un regard plein de reproches.
Le vertige s'accentua. Comment faisais-je pour voir double ? Triple ?
Tu vas pas pouvoir le supporter.
Je suis presque le même scénar'... Lise à part. Je fais exactement ce qu'il ne faut pas faire, je fais exactement ce que je suis censé faire, je fais exactement ce que je faisais. C'est la même putain de chemise crème, c'est le même putain de costume !
T'en as qu'un, abruti.
Certes.
Les larmes coulaient derrière mes putains de lunettes. Mon père vint me voir, ils avaient fini par rentrer dans l'église-chapelle-parking. Il me consola, ou il essaya de me consoler, comme il l'avait fait il y a quelques années. Exactement les mêmes paroles maladroites, le même geste de la main sur mon bras, putain !
Mais là, j'avais des lunettes, il ne me verrait pas pleurer.
_ C'est bon, Pa', te fatigue pas.
Je changeais le texte, ne serait-ce que pour me persuader que j'avais encore un contrôle minime sur la situation. J'aurais dû dire « j'y arriverai pas, papa ».
Mais les paroles fatidiques sortirent ensuite de ma gorge, contre ma volonté :
_ J'y arriverai pas, papa.
C'était ridicule.
J'étais devenu double.
Je me suis fait double de moi-même.
C'est pas bien grave, cette église est bourrée à craquer de doppelgängers. Tu devrais pas trop dénoter.

Je marchai comme un poivrot jusque dans l'allée, il fallait que je guette, c'était plus fort que moi, il fallait que je voie. Je me concentrais jusqu'à en suer sur la seule réalité de l'église.
Mais quelle réalité...
Au bout de l'allée, vers l'autel, se tenaient quatre cercueils. Quatre. La blague ne s'arrêta pas là : ils se dressèrent comme tirés par des cordes invisibles, ouverts et à la verticale. Je voyais clairement les corps blafards de José, Maëlle, Arnaud et... Sonia.
Veinard, t'auras pas à te magner le cul jusque en Bretagne pour faire la fête, Sonia est là, livrée gratos et même remontée de toutes pièces. Plutôt en bon état, la pépée, pour quelqu'un qui a explosé !
L'orgue arrêta sa parodie. J'entendis des chiens aboyer, dehors. Des gens entraient encore, certains pestaient même contre ma fumée, en murmurant : un drôle de type, manifestement sous l'emprise de quelque chose de fort, fumait au beau milieu de l'église et ces cons murmuraient leurs reproches outrés. Rien sur les cercueils ouverts et verticaux, rien sur l'orgue barbare de Satan une seconde plus tôt.
Je m'entendis faire un petit bruit.
Et alors je me vis, moi, là-bas, sur la putain de scène de l'église, à côté du prêtre, devant les quatre cercueils de mes amis morts. Je ne m'étais pas attendu à ça. A tout, mais pas à ça.
J'étais à la droite du prêtre, avec ma foutue guitare, celle qui avait coulé au fond de l'étang pas plus tard qu'hier. Et je jouais ! Je jouais un vieux Blues louisianais, et même, je me mis à chanter.
Je savais pas que tu pouvais chanter aussi juste, Lolo.
Je reconnus cette chanson plaintive. C'était celle que j'avais dit vouloir qu'on chante à mon enterrement, un soir où j'étais bourré comme un coin, à Paris avec José et Renaud. C'était avant que je ne pète la gueule au Jo'...
Les enfants de chœur m'accompagnaient en secouant des sortes de gobelets remplis de petite ferraille. Ça sonnait un peu comme si on secouait des chaînes.
Le prêtre commença à psalmodier des trucs par-dessus :
« Ils n'ont pas choisi leur mort. Dieu le leur rendra. »
Quelles conneries !
Et il continuait, ce demeuré :
« Ils ont souffert mais désormais leur souffrance est reine car ils ont rejoint le Royaume de Dieu ».
Et moi, mon autre moi qui chantait et grattait sa guitare derrière ce bordel !
T'as pas pu te retenir, hein ? Fallait que ça tape dans le grandiloquent. Enculé de mégalo !
Des gens entre les bancs reprenaient des bouts de phrases et faisaient de drôles de canons. J'en vis même quelques-uns taper doucement dans leurs mains.
Le prêtre s'enflamma : « l'enculé d'artiste mangera son pain Rouge Sang ! »
Comment ne pas se sentir visé ? J'en étais presque flatté, au beau milieu de ce délire.
En parlant de viser, je sentis soudainement un poids se faire rassurant dans ma ceinture. Le flingue refaisait son apparition. Il n'était plus dans l'étang. Il n'y était pas resté bien longtemps.
Étais-je menacé ? Pourquoi revenait-il ?
Je fis quelques pas dans l'allée, je me rapprochais de la scène. Là-bas, plus loin, je continuais à gratter ma guitare et à chanter comme jamais je n'avais chanté.
« He-Man ! Voodoo child ! And boogeyman ! »
Oui, c'est moi ! Là, j'étais carrément flatté, ouais.
Je fis bravo, retrouvai un semblant d'équilibre et continuai d'avancer. Autant être magnanime et finir en beauté, allez : Gospel !
Tout le monde chantait désormais, tout le monde appelait le boogeyman. Et l'enfant vaudou s'avançait vers sa foutue destinée, un flingue imaginaire et réel coincé dans la ceinture.

Je m'avance vers la scène. Je suis tout devant. Je profite du spectacle.
J'entends, dehors, les chiens aboyer et hurler à la mort comme des loups. Les chiens se rapprochent.
C'est les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé !
La terreur tente de se frayer un passage au travers de ma transe, la terreur tente de me faire réagir, de me faire fuir. Personne n'a l'air de me remarquer, pourtant. Tout le monde s'en fout de moi, personne ne m'arrête, que je sois près de l'autel à jouer du Blues ou je que je sois là à profiter du spectacle la clope au bec.
« Boogeyman ! Boogeyman ! », qu'ils chantent tous ensemble.
Le prêtre : « Personne ne le pleurera, car il n'a pleuré personne. Amen ! » !
« Amen ! Boogeyman ! Amen ! Boogeyman ! »
Mon double à la guitare s'arrête de jouer et tend un doigt dans ma direction :
_ Boogeyman !
Alors c'est plus fort que moi, une forme d'humour dans la tornade ou je ne sais quoi : je dégaine mon flingue et me vise moi-même ; avec une certaine nonchalance, je dois le reconnaître.
Cette fois, j'entends enfin des exclamations étouffées et même un couillu qui ose gueuler « ce dingue a un flingue, putain ! ».
Mais sur scène, tous semblent regarder à travers moi, alors un pressentiment me fait me retourner. Et je ne comprends pas ce que je vois.
Lise, avec des chiens accrochés à elle, hurle à la mort en rentrant comme un ouragan dans l'église. Les gens se mettent à hurler à leur tour. Tout paraît plus vrai, soudainement, et je ne pige toujours pas pourquoi une meute de chiens s'est invitée à l'enterrement.
Et au festin ! Regarde comme ils la bouffent !
C'est les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé !
Ouais, Lise se fait dévorer vivante.
T'as pas pu te retenir, fallait que ça saigne, fallait que ça crie ! Fallait que ça parte complètement en couilles !
Ces putains de cabots. Ils sont là pour moi. Ils bouffent Lise parce que je ne peux pas la blairer, parce qu'elle est réceptacle de ma colère, mais ils sont là pour moi.
C'est les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé ?
Regarde celui-là, à côté, il ne la bouffe pas, lui. Tu le reconnais pas ? Le husky, là ?
Kurt ! Kurt le chien ! Lui aussi est censé être mort !
Du délire total.
Il faut que je fasse quelque chose. J'ai un flingue, y'a des chiens méchants.
Alors j'appuie sur la gâchette, une tête humaine explose : c'est con, je visais les cabots. Un double de moins. Ha ! Je continue à tirer, je rate un coup, puis je touche enfin un chien, puis c'est une femme qui s'écroule. Je rajoute du chaos au chaos. Le vortex du chaos, hé ! Tiens, encore une fois je vise la meute et je tue quelqu'un. Quelqu'un ? Quelque chose. Une représentation, une somme de perceptions et voilà tout !
Un grand type, costaud, en chemise de nuit (chemise d'hôpital me souffle la voix dans mon crâne) passe la porte, imperturbable, passe entre les chiens, passe entre mes balles, alors que tous, totalement et violemment sortis de leur étrange torpeur de figurants forcés à l'hébétude, se précipitent dehors, fuyant le carnage. J’aperçois même le veston de mon père disparaître avec d'autres vers l'extérieur.
T'as raté tes parents, c'était fait exprès ?
Le grand type, lui, s'arrête à quelques mètres de moi. Il se tient dans l'allée comme un cliché de croque-mitaine de film d'horreur. De merde.
_ BOOGEYMAN !
Alors je lui tire dessus. Il ne se passe rien.

Lise est tombée. Elle a arrêté de crier. Le silence s'est fait dans l'église et j'entends mieux les chiens gronder et déchirer la chair. Je les entends manger. Et j'entends mes acouphènes.
Le doigt tendu de mon double et les regards qui restent sur la scène (ceux-là n'ont peur de rien, ils ont la foi) ne font plus aucun doute, ce n'est pas moi qu'ils appelaient. C'est lui, là, le grand type bizarre. Le boogeyman, c'est lui. Lui qui a apporté les chiens.
Et là je reconnais Julien.
J'ai envie de rire mais pas lui, on dirait.
Je pige que ses pieds nus sont affreusement blessés, en sang, en charpie. On dirait qu'on voit les os. Et son regard, braqué sur moi, est vide, horriblement vide.
Un putain de zombie !
Le truc en robe de nuit d'hôpital se met à râler :
_ Tuééé... te tuer !
Les portes de l'église se referment dans un grand fracas et les chiens couverts de tripaille foncent vers moi. Le colosse Julien lui aussi se remet en marche. Là je comprends que je dois me barrer d'ici, vite.
Je bondis en avant, monte les quelques marches vers l'autel, j'ai juste le temps de voir la belle Maëlle bouger dans son cercueil, et je file par une porte latérale donnant sur une petite antichambre, où sont entassées les quelques affaires du curé et de ses petits servants. Je renverse des trucs.
Les chiens sont après moi. Les chiens sont lâchés, bordel ! Et Julien veut me tuer !
J'ai perdu mon flingue.

La terreur avait fini par se frayer un chemin.
Je courrais comme un dément, paniqué, enfin terrorisé.
J'avais appelé ma fin. Quelque chose, en tout cas, avait appelé ma fin. Et ma fin se pointait en robe de nuit et en meute de chiens tous crocs dehors.
Fait comme un rat, j'étais fait comme un rat.
J'ouvris la petite porte sur le côté de l'église et me jetai dehors...
Pour tomber dans de la flotte. Dans beaucoup de flotte.
Je bus la tasse, et il est possible que quelque chose de nauséabond s'échappa de mon anus. Je réussis à nager par réflexe. J'avais également perdu mes lunettes de soleil, mais dehors c'était le crépuscule. Il était pas midi et c'était le crépuscule.
Je barbotais à toute vitesse dans l'étang. Dans l'étang qui n'avait rien à faire là, l'étang qui était à plusieurs kilomètres d'ici.
Et les chiens continuaient d'aboyer, de grogner et de hurler.
C'était elle. C'était de sa faute.
Elle n'était pas morte. Maëlle était très, très en colère.
Peut-être ne mourrait-elle jamais. Je l'avais vue bouger dans son cercueil.
Allons Laurent, tu sais très bien comment elle pourrait vraiment mourir. Tu sais très bien comment terminer tout ça.
Je ne veux pas.
_ JE NE VEUX PAS MOURIR !, je hurle.

Enfin, je sens à nouveau le sol sous mes pieds. Je ne suis plus dans l'étang ; mais je cours, trempé, sur le chemin qui y mène. Les chiens sont toujours après moi, pas très loin, derrière. Je sais.
Je ne veux pas mourir. Mais je cours encore à ma perte. Je ne dois pas aller là-bas, il ne faut pas !
J'arrive dans les grandes herbes avant la cabane. J'entends grogner derrière, j'accélère.
Il ne faut pas courir avec les chiens, toujours ils te rattrapent !
Mais c'est Julien qui m'a rattrapé. Il m'attend là-bas sur le perron de la cabane, avec Maëlle, nue comme un ver. La première Maëlle d'hier, celle qui baise et parle comme un robot. Comme la pierre.
Immobiles, ils m'attendent. Et moi je cours droit sur eux. Droit sur elle. Belle, nue. Féroce, dans le crépuscule de midi.