Les Jardins De La Faim (chapitres XVIII à XX)

XVIII

_ Ça serait quoi la fin du monde, pour toi ?
_ Ah non, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !
_ Désolé. Mais, t'inquiète, je n'ai aucune vue survivaliste. Ça m'intéresse juste de façon... hum, philosophique, si tu veux. Philosophie de comptoir...
_ Tu me rassures. J'en ai marre de tous ces cons qui cachent leurs minables petites peurs quotidiennes derrière ces terreurs obscurantistes, ces grands mots, là. La fin du monde ? On sait tous que ça n'arrivera pas. Et encore, il faut qu'on se mette d'accord sur ce que ça veut dire : la fin de quoi ? La fin du capitalisme ? La fin de la race humaine ? La fin de toute la vie sur terre ? La disparition de la planète ? Pouf ! Y'en a plus ! Et pourquoi pas l'univers infini qui se tape un gros bad trip et se mange lui-même tel le serpent qui gobe sa grosse queue ?
_ Je savais que tu allais finir dans le graveleux.
_ Non, aussi sérieusement que possible, la fin du monde, je vois ça comment ? Je vais te le dire, mais c'est un secret, hein, 'tention.
_ Chouette, encore un.
_ C'est quand je mourrai.
_ Hein ?
_ Oui, l'apocalypse, c'est ma mort, ma mort est l'apocalypse. Je ne vis que par mes perceptions. Tu existes parce que je te vois, je te sens, je peux te toucher. Le monde, c'est mes perceptions, le monde, c'est ma vie, il n'y a rien d'autre.
_ Ouah. Ce n'est plus de l’égocentrisme, ça, c'est...
_ Nous sommes tous égocentriques, nous sommes tous le centre du monde.
_ Le centre de notre monde.
_ Non, le centre du monde, le monde en entier, même. Si je meurs alors le monde cesse d'exister, un point c'est tout. C'est très sensé quand t'y réfléchis.
_ C'est tordu. Tu en parlais juste avant, mais on dirait là aussi que c'est une forme d'obscurantisme...
_ Je ne trouve pas. Ces peurs de fin des temps sont forcément nombrilistes. Moi je ne suis pas hypocrite : mon nombril, il est au milieu de mon ventre.
_ C'est triste, en tous cas.
_ Je ne trouve pas non plus. Je suis l'univers. L'univers n'existe pas sans rien pour le percevoir et sans rien pour... pour, je sais pas, se percevoir lui-même ! Tout ce qui m'entoure, c'est ce que je perçois, ou ce que je pourrais percevoir. Tout est égocentré, absolument. Je suis parce que je perçois. Et je suis ce que je perçois. Et ce que je perçois est, parce que je le perçois. Et...
_ C'est bon, c'est bon, j'ai compris. Pareil pour moi, alors : je suis le monde, ma mort sera la fin de tout.
_ Non c'est moi, je te dis. Ahahahah ! Je ne peux pas me mettre à ta place, tu n'es qu'une petite somme de perceptions pour moi. Je suis Dieu.
_ Maëlle, t'es folle.
_ Bof... Quoique t'en dise, j'ai raison. Bon, on reprend au deuxième couplet, c'est ça ? C'est après ton truc qui fait doing-doing, tum-tum-tum, c'est ça ?
_ Après ma petite partie de finger picking, ouaip.
_ Je les aime, tes doigts.
_ Dis pas ça. Allez, c'est parti... Un, deux, trois, quatre...


Le cul sur le sable brun. Je fixe un trait qui devient une silhouette en brindille. Elle est encore loin. Mais c'est elle. Je l'ai su dès que je l'ai aperçue. C'est bien elle.
Je suis épinglé à la plage par le Grand Taxidermiste. Le flip recommence, la grande roue tout autour tourne à nouveau, le monde est ce manège désaxé : il le devient quand elle est à proximité. Sa démarche chaloupe, mains dans les poches, ma cow-girl, les grands cheveux fous et les jambes interminables dans le jean moulé.
Le soleil voilé révèle ton évidence, je suis médusé, le sourire à la gueule et les mains tremblent, agitent le sable tiède. Ta superbe se rapproche mais tu es trop lointaine pour que je puisse déchiffrer ton visage. Des taches de quelques couleurs pâles que tu incarnes déjà : tu t'habilles de lumière.
Je me muselais la sensibilité à coups de bouteille, depuis si longtemps, encore plus ces derniers mois, peut-être bien juste pour amoindrir le choc de ton absence. Je ne sens plus ma gueule de bois car tu es là. Ma gueule de bois qui est devenue un état quasi permanent.
Joie est un bien petit mot pour décrire ce truc qui éjacule et implose, ces double torrents à courants contraires et remous ouragans. J'ai mal de te voir. J'ai mal de te voir là. Et tu es de plus en plus grande de plus en plus proche de plus en plus réelle.
Un monde gris et solitaire s'écroule, toi tu t'élèves devant et tu envahis l'horizon, cette vaste toile de fond rien que pour toi.
Un chemisier bleu sombre moins deux boutons, un jean délavé serré sur tes cuisses, tes boots mexicaines et à ton cou, ta fine chaîne oxydée. Ton visage explose au sommet, putain, tu souris.
Putain, tu souris, te voilà, t'es là.
_ Salut.
Putain, ta voix lutine et ton air de rien.
Un ricanement nerveux s'éteint dans ma gorge.
_ Salut, toi.
J'arrive pas à me lever, j'ai le cul scotché, mon souffle s'est coupé.
_ T'attends la fin du monde ?
Tu as repris ta voix normale. Celle qui est indéchiffrable et plus rauque. Tu dégaines une clope.
_ Où on va ? On reste là ?
_ Viens à côté de moi, m'embrasser, je dis à mi-voix.
_ OK.
Tu t’accroupis, me fais une bise sur la joue, la chose la plus douce de ces derniers temps. Et Sonia... Sonia n'est pas là. Et Justine non plus. Sonia et Justine ne sont plus.
_ J'ai failli attendre.
Et je ris, bon dieu, je ris.
_ Je sais. Je me suis dit qu'on se le ferait enfin ce trip en Bretagne. C'est beau ici. L'océan, les landes, l'atmosphère. J'aurais dû venir plus tôt. Je ne pouvais pas me libérer.
_ Je suis content que tu sois là. Tu as combien de temps à m'accorder ?
Ma voix s'étrangle, j'ai peur de sa réponse.
_ Deux jours. Trois. Ou plus. Je ne sais pas. J'ai une semaine devant moi mais j'ai encore pas mal de choses à faire.
Son épaule touche la mienne, je voudrais tellement l'embrasser, la caresser, lécher sa peau. Quelles sont ces choses à faire dont elle parle ? A-t-elle trouvé quelqu'un ? Un amant passager comme ça lui arrive parfois ? Encore quelqu'un de plus âgé ? Un baroudeur buriné et sûr de lui, comme la dernière fois ? Elle et ses « aventuriers »...
_ T'as l'air en forme, je lui fais.
_ Oui et non, ça dépend des moments. Toi, t'as vraiment une sale gueule, excuse-moi de te le dire. Tu tises beaucoup ?
_ Plus ou moins comme d'habitude.
_ Tu ressembles de plus en plus à ton frère, fait-elle en un sourire qui s'adresse aux vagues.
_ Ça faisait longtemps que tu ne m'avais pas parlé de lui.
_ C'était quelqu'un de bien...
_ Il est mort.
_ Alors ne parlons pas, c'est ça ?
J'ai mal au ventre, d'un coup. Elle démêle ses cheveux, rêveuse. Elle fume.
_ Je suis venue. On va faire quoi tous les deux ? On dirait les retrouvailles d'un vieux couple. C'est presque drôle, cette gêne quasi-constante qu'il y a entre nous. On est tellement proches et tellement distants à la fois. Je suppose qu'on est juste maladroits ?
_ C'est vrai, je me suis déjà dit la même chose... Ce qu'on va faire ? Aucune idée. Je suis content d'être avec toi, c'est tout.
_ C'est tout ? Vraiment ?
_ Oui. En fait, non, il faudrait que je retourne à la maison. José est mort. Ils l'enterrent jeudi. A Audincourt.
Elle tourne la tête pour me dévisager, le plus long regard depuis qu'elle est arrivée. Un regard lourd, triste, fatigué. Comme elle est belle. Son air millénaire. Ce sont ses yeux qui la vieillissent tant. A peine trente ans et pourtant... On dirait qu'elle a contemplé les siècles s'écouler. Et qu'elle n'a pas vu que de belles choses.
_ Je sais, fait-elle comme si c'était une évidence.
Je regarde sa bouche, puis je regarde le petit bout de bonnet de soutien-gorge qui dépasse dans l'échancrure de sa chemise. Noir, le soutien-gorge. Pâle et tacheté de rousseur, son sein. Son sein... je me rappelle ses petits mamelons clairs et durs, comme ils vivaient sous mes doigts. Sous ma langue, contre mes lèvres, dans ma bouche endolorie par l'alcool.
_ Tu me manques.
Elle soupire.
_ Laurent, je t'ai déjà dit. J'ai changé. Ce n'est plus moi. Ce qui s'est passé entre nous, c'était... une erreur. Une erreur de ma part, tu n'y peux rien. Je me suis comportée comme une vraie garce. On est bien comme ça, non ? Restons-en là.
_ J'ai soif.
Elle prend une poignée de sable et la jette devant, un peu dépitée.
_ Justement, j'ai du mal à faire du sur-place, on va boire un canon ? T'as des bars à me faire découvrir ?
_ J'en connais un, oui.
_ Un seul ? Le contraire m'aurait étonnée. T'es le gars d'un seul endroit, toi.
_ Oh, j'ai pas mal bougé ces derniers temps...
_ On m'a dit. J'ai cru comprendre que ça ne s'était pas toujours très bien passé... A Paris, par exemple ?
Oh je t'en prie, ne me parle pas de ça. Ne partons pas sur ce terrain glissant, je veux oublier ce qu'il s'est passé à Paris. Je veux oublier la colère et toutes ces conneries. Le suicide de José... je n'y peux rien. Ce n'est pas de ma faute.
_ Mmmm... Ton silence en dit long.
_ Non. Mon silence ne dit rien. Allons-y.
_ Attends.
Sa main sur ma cuisse. Je sens que je vais bander.
Je bande.
_ Tu peux m'embrasser si tu veux.
Je rêve ou quoi ?
_ Je... je croyais que...
Elle approche son visage.
_ On peut s'embrasser quand-même. Si tu veux.
_ Euh, oui, oui, je...
_ Tais-toi.
Je ferme les yeux, sa bouche sur la mienne. Nos bras s'emmêlent. Son odeur de peau et de paille. Je porte mes mains sur ses seins, c'est comme si mes mains n'avaient pas oublié. L'empreinte de tes seins dans mes mains, c'est comme dans les bouquins, Maëlle.
_ Maëlle...
Elle s'écarte. Elle sourit.
_ C'était bon, hein ?
_ Oui. Mieux que bon.
_ Mais on doit arrêter là.
_ Pourquoi ?
_ C'est comme ça. On ne va pas risquer de tout foutre à la poubelle, pour une partie de jambes en l'air. On en a déjà parlé.
_ Juste un dernier baiser...
Elle rigole, me serre la nuque.
_ Juste un, alors.
Cette fois je passe mes mains sous sa chemise, sur son ventre chaud, dans son dos, je cherche les agrafes du soutien-gorge.
Elle s'écarte à nouveau, plus vivement cette fois. Ça me fait violence, quelque part au loin.
_ Stop, stop ! Temps mort.
Elle se lève.
Tes fesses lascives bougent sous le jean qui te serre, je voudrais revoir ta chatte et l'embrasser à pleine bouche, je veux goûter encore ton intérieur, je veux faire ce que je n'ai jamais pu faire, me propulser en toi, propulser ma semence au plus profond de toi, Maëlle. Nous ne sommes pas des amis, nous sommes des amants, des amants abîmés, fous. Nous nous aimons, Maëlle, bordel !
_ Bordel...
_ Je n'aurais pas dû venir. C'est du grand n'importe quoi.
Mon pénis est douloureux, mais ce n'est rien comparé à l'étau dans mes entrailles, à la tempête sous mon crâne. Et, encore, je n'arrive plus à respirer.
_ Tu es venue, pourtant.
_ C'était une erreur. Une autre. Tu n'as pas changé, tu veux toujours avoir ce que tu ne peux pas avoir.
Et là tu me plantes ton regard mauvais, gris-bleu, comme si tu voulais me trancher la gorge. Celui que tu gardes en réserve pour tes plus noirs moments.
Parfois tu me fais presque peur.
_ Tu sais que j'ai baisé avec ton frère ? Tu le sais, bien-sûr ! On était ensemble, à un moment. En cachette. Mais tu le sais.
Le coup bas me coupe les pattes. Si j'avais été debout, je me serais effondré. Je me sens glisser sur le côté.
Je tombe.
Je couvre mon visage de mes mains, mes mains qui tenaient tes seins, il y a quelques secondes à peine. Tout cela est déjà loin.
La colère revient. Je vais exploser, je vais me défigurer à coups de griffes, je vais hurler, je vais pleurer, je vais frapper, battre, je veux blesser, je veux prendre le flingue dans mon sac et faire un putain de carton, je veux tuer, je veux disparaître.
Pourquoi tout retombe toujours dans la merde ?
« Quand tu crois que ce n'est pas possible d'aller plus loin, ou plus bas, PAF !, ça te repète à la gueule ». Frangin, frangin, comme tu as raison. Mais ce que me dit Maëlle, c'est impossible, non ? Frangin, qu'as-tu fait, qui es tu ? Tu es mort, mon frère, et moi je suis vivant. Je suis vivant, elle était avec moi, elle était venue pour moi, t'entends ? Non, tu n'entends rien, frangin, car tu pourris dans le sol. Le petit cimetière à côté de la chapelle. La minuscule chapelle qui avait l'air si écrasante dans le soleil.
Tu me tournes le dos, tu t'éloignes. J'attrape mon petit sac à dos, je le fouille et trouve le revolver.
Je le tends dans ta direction, je te vise. Tu n'es pas très loin, je pourrais bien t'en coller une.
Alors tu te retournes presque. Tu balances ton mégot d'un coup d'index. Je crois que tu souris mais tu n'as jamais été aussi distante.
_ Je savais que tu l'avais gardé. Il n'est pas chargé, bêta, tu dis avant de t'éloigner encore.
Je sais bien qu'il n'y a pas de balle dedans. C'est l'intention qui compte. Tu vois ce dont je suis capable ? Tu vois dans quel état tu me mets ?
Je me sens con, comme un gamin qui tendrait l'index pour singer une arme. Je me sens nul. Impuissant. Ravagé.
Je repose le lourd revolver sur ma cuisse, colle ma main gauche sur les yeux, j'ai la tête qui tourne et le bide en vrac.
Un temps incertain passe car je suis en enfer. Le temps se distend, se distord, se déchire. Des confettis de secondes, de minutes, qui me tombent tout autour.

It feels like being shot in the back by some old friend of mine.
What if I've lived, what if I've lived just one single day ?
Confettis.

Et toi Maëlle, je n'ai pas besoin de rouvrir les yeux, tu as disparu. Je le sais. Tu n'es plus là.
Tu m'as laissé. Encore, déjà ; tu as disparu.
Et je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Je hurle à la face du vent, le sable dans les cheveux, le sel coule des yeux. J'en ai assez. Je veux vivre je veux crever. A la place, je me mets des baffes et je vomis.
Je vomis encore et encore et encore. J'expulse mais toujours ça me brûle, ça me dévore, putain de délire carnivore. Non, le temps n'existe plus, un trou de douleur et de folie m'a englouti. Je suis au fond de l'étang la nuit, dans un sac dans la vase. Dans un sac avec ma haine, dans un sac avec ton flingue, avec ton si précieux flingue, Maëlle.

Shoooooooot in the back !

Quand enfin j'ouvre les yeux, je suis étendu sur le dos, l'arme posée sur le ventre. Mes vêtements sont sales et humides.
Je me rassieds.
Elle est partie. Je reprends un peu mes esprits. J'ai encore tout gâché. Je ne sais pas quand je la reverrai. Elle est bien capable d'être dans sa voiture, sur le chemin du retour. Je ne sais même pas si je la reverrai un jour.
Je suis un sinistre con aux mains baladeuses. Je suis une merde. Dans un sac.
Un sac à merde.
Sais-tu, Maëlle, que j'ai peut-être tué quelqu'un ? A coups de casserole ? Peux-tu imaginer ça ?
Renaud sous-entend même que j'ai tué José ! Ou précipité sa chute. L’œil était dans la chute et me regardait.
J'explose de rire. Je me marre comme une baleine, je gonfle comme un con de poisson lune géant et je souffle mon rire face à l'océan. Mon rire me déchire, me latte, m'éclate. Je voudrais que des morceaux de moi volent dans les airs et qu'on me ramasse à la petite cuillère.
Confettis, encore. « Cut the paper, cut the paper, cut it all in small pieces, small pieces of emptiness. Confettis »
Je vomis la vie, frangin. Je la mange, puis je la dégueule, et je la remange.
Arnaud...
Mes yeux regardent à travers mes vomissures. Frangin, je n'ai pas le courage de les boire à même la plage. Je les laisse aux bigorneaux. « Ici on se botte. On se débecte. Et les mouettes se délectent de nos anecdotes. J'ééééécume. » Et je me marre encore, ma radio mentale à fond les ballons.
Cette garce s'est peut-être bien foutue de moi. Une chose est sûre : Maëlle est folle à lier. Venir jusqu'ici pour me casser de la sorte, et repartir aussi sec, oui, elle est complètement folle.

Mais ça, je l'ai toujours su.


 
XIX (SONIA-4)

Je n'arrive pas à dormir. Peut-être je m'endors par courts instants. Sans le savoir. J’aimerais vraiment dormir, encore. Mais je l'ai tellement fait aujourd'hui... Je ne sais même plus ce qu'aujourd'hui signifie. Quel jour sommes-nous ? J'aimerais pouvoir fuir encore. La gnôle m'a laissé un sale goût dans la bouche et des aigreurs d'estomac. Je n'aurais pas dû partager ce verre d'adieu avec Laurent.
Le verre des adieux. Amères mais tendres adieux.
Le souvenir de cette ultime tendresse va me rendre folle.
Mais quand je pense à autre chose, je revois le chien, tué, répandu sur la route. Le chien, j'ai du mal à me dire Kurt, désormais. Il faut que j'éloigne l'affect : ce chien, je l'ai connu deux jours, c'est tout. Et il est mort. Explosé par une bagnole.
C'était horrible.
Horrible.
Des images de mort, des images laides : les images du chien blessé, affreusement blessé, encore tremblant sur la route, le sang et ces trucs sur le bitume.
Horrible.
Il faut que je chasse ces images. Les laver, comme j'avais lavé la route.
J'ai beaucoup dormi. Trop, sans doute. J'ai beaucoup fui et pourtant, j'ai l'impression d'avoir vécu trois journées en une seule. Trois journées perturbantes. Trois absurdes journées.
Et Laurent, en bas, souffre-t-il aussi d'insomnie ? Ça m'étonnerait, il doit être saoul comme un cochon.
Lui et moi, c'est fini. J'arrive pas à y croire. J'aurais dû m'en douter. J'aurais dû voir venir. D'une certaine façon, je l'ai toujours su. Et je suppose que c'est mieux comme ça.
Non !
C'est pas possible... Qu'est-ce que je vais devenir ?
J'ai déjà connu ça.
Non. Laurent, c'est pas pareil.
C'est jamais la même séparation, d'une personne à l'autre, tout se passe différemment.
Là, c'est quoi ce sketch qu'il m'a fait ? Il fout le feu à des bagnoles la veille de son départ et se marre comme un diable !
Il est givré.
Je suis désolée, Laurent : tu es givré. Mais je t'aime.
Tu te trimballes armé du flingue de ta cinglée de... de quoi ? Copine ? Même pas une ex, ton « amie », là, Maëlle... Elle doit être bien tarée aussi. La folie, c'est contagieux, faut croire...
Contagieux comme le suicide.
C'est quoi cette idée ? C'est comme si elle ne venait pas de moi.
Faudrait que je me lève ou je vais devenir chèvre, dans ce lit à me retourner dans tous les sens, avec le cerveau en roue libre.
Mais me lever pour faire quoi, pour aller où ? Laurent est en bas, il dort ou il continue à se bourrer la gueule en pensant à... A quoi ? A elle, bien-sûr, à Maëlle.
Faut que ça s'arrête. Une fois qu'il sera parti, pour de bon parti, tout reprendra comme avant, ma petite vie, ma grande maison vide, mon boulot harassant, quelques cuites, quelques plans culs pour tromper la solitude et voilà tout. Est-ce grave ?
Oui, c'est grave. Je mourrais à petit feu, sans personne. Sans quelqu'un à aimer. Sans Laurent.
Mon corps est reposé. Pourtant, quelqu'un en moi veut dormir.
Quelqu'un en moi veut que je dorme.

C'est un rêve. Je le sais. Je rêve de quelqu'un qui est endormi, devant moi.
Qui suis-je ? Je suis là.
C'est moi, Sonia, devant moi, elle dort. Je suis Sonia qui dort devant moi.
Elle s'agite dans son sommeil. Je me vois m'agiter dans mon sommeil.
Il y a quelqu'un d'autre. Une fille. La fille.
Elle est collée au plafond. Couchée au dos contre le plafond. Elle regarde Sonia dormir, en bas, elle me regarde dormir. Je la regarde me regarder dormir. La fille-miroir du plafond. Il faut que je me réveille !
La terreur. Ça me glace. J'ai chaud.
Elle fume, elle, l'autre. Elle fume et me regarde dormir. Elle fume une cigarette et j'ai chaud. La fumée descend vers Sonia qui dort.
Tout ceci est un jeu.
Soudain elle me regarde, moi. Je la regardais me regarder dormir, mais là elle me regarde, moi, de l'autre côté. De l'autre côté de quoi ? Je suis dans le lit et je suis ailleurs, spectatrice. De tous les points de vue, elle est là, à nous regarder.
La fumée descend sur le lit.
Alors elle parle. Elle crie. Elle hurle :
_ Je ne joue pas ! Samaëlle te promets que tu vas brûler ! Tu vas brûler, Sonia ! Tu vas brûler, salope !
La fille hurle sa haine. La haine. La terreur.
Son hurlement dans le crâne j'ai de la fumée dans les yeux. Tout ce que je vois c'est une cigarette qui tombe. Plan rapproché, zoom, calembour. La cigarette vole dans le vide tourne tourne s'écrase dans les draps. S'écrase sur moi. Ma cage thoracique s'ouvre pour l’accueillir. Le lit se couvre de sang et le lit brûle je me vois hurler ma douleur ma haine à moi sans bouger.
Le lit en sang brûle, je brûle et je me regarde brûler dans le sang et dans les flammes. Dans les flammes elle est là elle aussi. Je m'ouvre à elle et je brûle.
Elle me brûle.

Je me réveille encore. J'ai fait un cauchemar. Je le sens dans mes tripes. Une douleur dans la poitrine. Encore un peu de douleur de rêve. Certains disent qu'on ne peut pas avoir mal, en rêve. Ils se trompent.
Je me rappelle seulement que je brûlais... dans du sang ? Je ne veux pas me souvenir. Je ne veux plus avoir mal.
J'avais chaud, c'est pour ça. J'écarte les draps qui me recouvraient.
Je suis réveillée. Quelle horreur...
Il y avait quelque chose au plafond. Je ne veux pas vérifier. Maintenant je suis éveillée. C'est la réalité. Les rêves... juste des jeux de mots, des espoirs perdus et des calembours. Je crois avoir lu ça quelque part. Je ne me rappelle plus.
C'est le matin. J'entends des bruits, les bruits de Laurent. Il est encore là. Il se prépare à partir. Laurent s'en va. C'est pire que tout. C'est la réalité. Laurent s'en va.
J'aimerais encore dormir. J'avais cru ne pas pouvoir, mais j'avais réussi.
Dormir encore. Sombrer, disparaître dans l'oubli. Doux sommeil, viens, viens, que je plonge en toi... Je veux disparaître.
Dormir, encore. Et peu importent mes rêves odieux et stupides, je les préfère à cette vie.
Laurent s'en va. Je l'entends.
Moi aussi je veux partir.

Cette fille derrière la vitre est magnifique.
Autour de moi, c'est familier. J'ai déjà vu cette maison. Je suis déjà venue ici. C'est ma maison et ce n'est pas la mienne.
Un chien jappe, quelque part.
Je suis chez moi et je suis ailleurs. Familière, étrangère.
La fille derrière la vitre est magnifique. Elle me sourit, elle m'effraie. Les mains jointes, elle lance ses bras à travers le verre, qui tombe au sol. Un chien couine au loin. Ses avant-bras dépecés s'ouvrent, des grandes pièces de chair se découpent et pendent, dégorgent le sang. Elle sourit toujours.
_ Tu ne ressens donc rien ?, je lui fais.
Je n'aurais pas dû lui parler. Non, il ne fallait pas. Elle regarde ses bras ouverts béants, puis elle me regarde, moi, encore.
_ Ça pique, elle dit.
Elle tend ses mains, il n'y a pas de sang sur ses mains. Elle m'attrape par le menton. Ailleurs, un chien gronde.
_ Ça ne te rappelle rien ?
Qu'est-ce qu'elle me veut ? Il faut qu'elle me lâche, je ne veux pas qu'elle me touche. Il ne fallait pas lui parler.
Elle me tient par le menton et elle me caresse les joues.
_ C'est ce que tu t'amusais à faire, Sonia. Seulement, tu ne pouvais pas aller aussi loin.
_ Je n'aurais pas dû te parler. Maintenant tu es vraie.
_ Oui, je suis vraiment là. On t'appelle à la cuisine.
Quelque part, le chien gronde à nouveau, puis couine, hurle de douleur, de plus en plus et de plus en plus fort.
Plus rien. Je suis à la cuisine.
Les brûleurs de la gazinière sont tous grands ouverts, les feux brûlent. Ça fait un drôle de bruit. J'ai une sensation terrible : déjà-vu. Déjà vécu. Je m'approche des feux. C'est plus fort que moi. Je pose mes mains dans les feux et ils s'éteignent. Ça fait mal, mais pas tant que ça. J'éteins les feux avec mes paumes. Un à un, je les éteins. Ça brûle, mais pas tant que ça. Le gaz continue à sortir. Ça fait un drôle de bruit.
_ T'es une fille courageuse, elle me dit.
Elle est avec moi ? Je ne la vois pas, mais je la sens. Je crois que peut-être... Peut-être elle est en moi.
_ T'es une brave fille. Tu sais, le gaz continue de sortir. Tu sens ? Ça pue. Il y a de l'eau à l'étang.
C'est vrai, ça pue. Je ne peux plus respirer. Je panique mais je ne peux plus bouger. Je ne peux pas m'enfuir. J'arrive seulement à lever mes bras, les mains jointes. Mes bras sont ouverts, ils saignent. Mes mains sont propres. Je les tourne devant moi, je regarde dans mes paumes. Elles sont propres. Il faut que j'aille à l'étang chercher de l'eau.
_ Sonia, t'es une brave fille, mais le gaz continue de sortir. On se connaît, tu sais ?
_ Je sais. Je n'aurais pas dû t'ouvrir.
Ne pas lui parler !
_ C'est trop tard. Hé, t'as du feu ?
Alors je vois la plus belle chose du monde. De mes mains sort une lueur bleue, des flammes de rêve. Propres. Transparentes, légères, tellement brillantes. La plus belle chose que j'aie jamais vue.
Je suis en train de me dire que je devrais avoir mal, je suis en train de me brûler ! Je me brûle moi-même !
Elle est toujours là avec moi. Et quelqu'un d'autre nous regarde.
Je suis en train de brûler ! Je me dis que je ne peux pas mourir, je réalise que je rêve.
Pourtant une douleur totale m'envahit, m'avale.
Et le monde tout autour s'enflamme et explose.
Elle est avec moi dans les flammes.
Et je sais que quelqu'un d'autre nous regarde.



 
XX

Je me retrouvais à demi mort sur la plage. Mes sacs et ma guitare comme baluchons, de la gerbe dans le sable à côté de moi. Déjà vu.
On prendrait ça en photo, ça me ferait une belle icône de merde à contempler : un beau résumé de ma vie. Un cliché d'une pureté étincelante révélant la Vérité.
J'étais mal barré.
Et Maëlle qui était déjà repartie. J'avais failli réussir à l'amener à la Soif De Sel, chez Loïc, lui montrer que mon « fantôme favori » était bien là avec moi ; fait de chair et de sang, de grandes jambes, de petits seins mutins, avec une longue chevelure blonde.
Mais j'avais tout foiré. Je le savais pourtant, qu'avec Maëlle il fallait prendre ses précautions. Car elle n'hésitait pas à trancher brutalement. La brutalité de Maëlle... tout un poème.
Je me retrouvais dans le vide avec mes envies. De meurtre, de mort. Certainement pas de poésie.
Je rangeai mon arme. J'étais ridicule.
Je ne savais pas comment j'allais rentrer chez moi.
Le train ? Je haïssais le train. Intensément et depuis toujours. De toute façon, ça serait une de ces galères, avec toutes ces affaires...
Je n'allais quand-même pas demander à Sonia. Je n'allais pas lui faire cet affront.
Sonia... Ce matin, je n'avais pu lui parler. Nous avions déjà fait nos adieux la veille au soir. J'avais rassemblé mes affaires en la laissant dormir. Quand j'étais entré dans sa chambre, elle était roulée en boule sur son lit, le dos tourné. Elle n'avait pas bougé et j'avais réussi à ne pas trop la regarder. Ça resterait la dernière image que je garderais d'elle : son dos, sa position presque fœtale. Le repli, l'aliénation, la prostration, le rejet.
Et Maëlle qui avait filé sur une saillie de méchanceté gratuite, absurde.
J'avais repris le contrôle, à peu près. J'étais encore sous le choc. Mais c'était comme si je m'y étais attendu, à ce choc. Une part de moi-même n'avait jamais pu croire à un renouveau positif.
Rien ne peut pousser sur ce terrain, Laurent, tu le sais bien. Tu rêves Laurent. Tu es prisonnier d'un rêve. Et qui rêve de toi, Laurent ?
Qui rêve de toi ? Un rêve dans un rêve dans un rêve dans un rêve dans...
Pourquoi t'es revenue ? Hein, pourquoi ? Juste pour me faire espérer, puis me briser ? Salope sadique, je te hais. Oh oui, je te hais. Mais je vais te retrouver. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais tu n'auras pas le dernier mot. Oh non, salope de sorcière, t'auras pas le dernier mot.
« Il n'est pas chargé, bêta. ».
T'aurais préféré que j't'en colle une dans le dos, hein ? Tu m'aurais trouvé plus crédible ? C'est peut-être ce que tu veux, après tout ? Suicide par Laurent interposé ? Comme certains font en sorte de se faire descendre par les flics.
Je parle à moi-même et je te parle à toi. Je te parle quand tu n'es pas là. Tu n'es jamais là. J'ai parfois l'impression que tu n'as jamais existé, Maëlle. Et je suis fou de colère.
C'est bon, la colère. Ça garde en vie.

Je me demandais si la venue de Maëlle avait quelque chose à voir avec le suicide de José quand un double triii-triii m'indiqua que je venais de recevoir un texto. J'extirpai mon portable du sac à flingue. Je rentre chez moi. Peut-être on se verra à l'enterrement. Mais faut arrêter là.
Cette fille est ravagée. Elle était bel et bien repartie, direct. A peine arrivée, elle traversait la France dans l'autre sens. Mais qui connaissait Maëlle n'en serait pas spécialement surpris. C'était une spécialiste de l'explosion. Et si celui-ci était magistral, ce n'était pas son premier coup de boule surprise.
Je rangeai le téléphone à sa place et caressai le revolver au passage.
« J'ai baisé avec Fred, tu le sais ». Du délire. Mon frère n'aurait jamais fait ça. Hé, il était bien trop drogué, à l'époque. Mais peut-être que justement... Ça devait ressembler à rien. Je ne préférais pas trop imaginer, mon masochisme avait ses limites.
Il fallait vraiment que je trouve une solution pour rentrer. Et à ce sujet, une idée me titillait : Justine avait sa propre voiture. Tout comme son pauvre mari cornu. Justine était folle de moi, j'en étais sûr. Enfin, pas complètement, mais bon... Peut-être pourrais-je la convaincre de me prêter sa caisse. Quelques jours seulement, et je revenais ici la lui rapporter...
Car non, je ne pouvais raisonnablement pas compter sur Sonia. Sonia, c'était fini. Jamais je ne la reverrais.
Jamais je ne la reverrais. Ça sonnait funèbre dans ma caboche. Mais peut-être était-ce seulement une résonance de cet enterrement à venir ? Pas seulement. J'étais complètement perturbé. Dérangé. Je sentais que la mort de José se frayait un chemin retors en moi. Que je commençais à assimiler le poison de cette prise de conscience lente, progressive ; sournoise, oui.
Et Maëlle qui crachait du feu sur les vapeurs toxiques.
Démoniaque, la pépée. Démoniaque.
Retourner à Montbéliard et Audincourt. Aller à la putain d'église. Au putain de cimetière. Étais-je en état d'affronter la mort de José, ses proches, ma propre famille déglinguée, mon père ! Mon père aux reproches amers, incrustés dans le regard qu'il posait avec mépris sur ma pauvre gueule. Ma mère, formidablement belle dans son absence médicamenteuse. Et les amis. Renaud. Et tant d'autres. Tant d'autres, à qui je tournais petit à petit le dos, perdu dans ma chute, dans la destruction appliquée de toutes mes espérances, dans la mise en scène de mon petit désastre personnel. Vous m'aimez, je tacherai de vous détester... et le mettrai en musique. Vise l'artiste !
En pensant à ça, je m'étais redressé, je faisais des marques de pas aléatoires dans le sable humide. Je tordais mes pieds, je faisais des enjambées grotesques, j'étais le golem né du limon acide de la vie de merde.
Il fallait que je trouve une bagnole et que j'aille affronter tout ça. J'allais pas me laisser emmerder par des souvenirs de gens contrariés. Je voulais assister aux funérailles de José. C'était pas trop mon truc, surtout depuis le frangin, mais là il le fallait. Rentrer à la maison, enterrer mon pote. Quoique la notion d'amitié signifiât encore pour moi.
Justine. Justine, bordel ! Comme j'étais parti de cette même putain de plage, la veille, pour la baiser, il fallait que je retourne chez elle, la convaincre de me filer sa bagnole.
Ça n'allait pas être simple. Et s'il fallait passer par là, je la menacerais de tout raconter à son cocu de mari. Ahah, quel salaud j'étais. Mais ouais, rien à foutre, j'allais me pencher et me servir. Point barre. Après tout, ça avait plutôt pas mal marché, la dernière fois.
Je fixai mon gros sac avec mes fringues et autres sur mon dos, le sac à flingue passé autour de l'épaule gauche, du même côté je traînais au sol mon regroupement de linge sale, et de la main droite, je tenais fermement l'étui de ma guitare. Chargé comme une mule.
Mulet, tu vas avancer.

Mulet, tu vas avancer. Et j'avançais ! Les poids me tiraillaient à gauche, à droite, pesant sur ma colonne ; dans ma tête des câbles tendus écartelaient mes pensées mais je gardais un point fixe en focus : te courir après, Maëlle, te coller au cul, planqué dans ton sillage, droit vers chez moi.
J'étais capable, tout comme toi, de traverser la France et revenir te péter au nez. Boum. Après ce rendez-vous raté sur la plage – j'accusais mes restes d'âme romantique pour ce choix surfait – j'allais sur notre terrain. Peut-être même je t'inviterai, pour une dernière salve autodestructrice, à venir me retrouver à l'étang, où j'étais censé me débarrasser de ton revolver-suicide. Un western de merde en Franche-Comté : je t'en collerais une dans la tête, ou peut-être dans la mienne ; ou les deux, dans le seul ordre possible. Et plouf dans l'eau saumâtre, la boucle est bouclée. Ma vie était une spirale absurde qui ne finissait jamais dans le trou noir, mais qui renaissait à son point de départ, un labyrinthe truqué centré autour du vide.
Ouais, drôle d'impression de tourner en boucle : je retournais chez Justine lui demander la face noire de la lune.
Mais avant tout, je décidai de passer chez Loïc, à la Soif de Sel. J'avais une ardoise à effacer et quelques derniers mots à lui balancer.
Mais j'en chiais comme un russe, ainsi chargé.
Hier seulement, j'étais si léger, à courir à poil sur la plage pour aller baiser, et là je me retrouvais avec tous ces bagages, à me traîner vers un barman qui était passé du sympathique ancien compréhensif au vieux con condescendant.
Tous ces foutus bagages !
Allez, au large !
Je jetai mon sac de linge sale. Premier lâcher de lest.
Pas beaucoup plus léger, le Laurent. Mais ça faisait du bien. Pas autant que cramer ma bagnole, mais c'était toujours ça. Et je n'avais plus grand chose à brûler. Un sac de linge sale, comme sacrifice, c'était pas très vaudou. Et même brûler des voitures, ça tapait plus dans la catégorie petite racaille...
Rien à foutre : I-Man, voodoo child, magic boy and bogeyman !
L'idée de morceau tranquillement diabolique me revenait en tête, je ne l'avais pas perdue. Dès que j'aurais un peu de temps, il fallait vraiment que je me remette sur ma musique. Ces derniers mois, j'avais déconné, il y avait du laisser-aller, rayon créativité. En y réfléchissant bien, ça faisait vraiment un sacré bout de temps que je n'avais pas sérieusement travaillé. Un bout que je n'avais rien fait sérieusement. Je me laissais aller, ouais, complètement. Ce voyage avait été une perte. Pire : je n'avais rien appris. Je m'étais trouvé une petite amie temporaire, que je n'aimais pas. J'avais réussi à me faire aimer d'elle, mais ça n'avait pas flatté mon ego bien longtemps. J'avais visité quelques amis, je m'étais senti aliéné, voire humilié. Ils m'avaient raconté la vie : quoi faire, comment, quand. Sous couvert d'évolution, ils reniaient ce qui avait été leurs propres valeurs.
Valeurs ? Mais quelles valeurs ? A taper dans ton nihilisme de supermarché, tu vas me dire quelles sont tes valeurs, à part la perte, l'échec, l'ennui et le dégoût ?
La perte, l'échec, l'ennui et le dégoût ? Rajoute la haine, fis-je à ma voix intérieure.
Rajoute la haine. Quand on hait avec vérité, on ne peut pas être médiocre. J'avais un moteur. Solide. Chauffé blanc, jusqu'au froid intenable. Ahah. Chauffé jusqu'au froid, ça avait fait le tour du compteur, manière de dire... « It's hot and it's cold... At the same time ! », comme le haranguait si bien ce bon Jon Spencer.
Je me retournai, regardai le sac de linge vautré négligemment sur le sable, un peu plus loin derrière. Ça ne suffisait pas. Non. Je revins sur mes pas, laissai tomber un peu trop lourdement mon étui à guitare et le reste de mes affaires et attrapai le foutu sac poubelle abandonné. Il pesait un âne mort. Je sus alors exactement quoi faire. Je déchirai le plastique avec autant de délectation que de brutalité, puis enfournai mes deux mains dans la plaie béante. Je lui tirai les entrailles et les jetai aux quatre vents en grognant comme une bête infâme.
Ça faisait du bien.
Il y avait un peu de vent, mais même les plus légers n'allèrent pas bien loin. J'aurais voulu qu'ils s'envolent et se barrent comme ce stupide poisson dans ce con de film, là, avec la chanson ahurie de Iggy Pop. Comment c'était déjà ?
Pourquoi je pensais à ça ? Rien à voir.
Rien à cogner.
Je déchiquetai en petits bouts le sac plastique vide, petits bouts que j'étirais jusqu'à la rupture.
Je contemplai le spectacle. J'étais au beau milieu d'un cercle de slips, t-shirts et autres chaussettes et pulls sales. Des détritus de tissus comme des bouts de tripes. Bien maigre massacre d'un carnassier petite frappe.
Et il me restait ce peu commode sac à dos. Linge propre. Trousse de toilette : je me rappelai soudainement son existence. Je l'extirpai de la poche principale en rebalançant encore un peu de linge aux alentours. Je fis glisser la fermeture éclair avec délicatesse et sorti deux-trois trucs comme un chirurgien trie ses scalpels. Et hop !, la brosse à dents, en l'air ! Ha !, comme elle file ! La boîte de cotons-tige, hop les confettis ! Certains me retombèrent sur la tête, j'éclatai de rire comme un gosse à Noël. Je finis de l'évider en tournant sur moi-même et en secouant tout le bordel. Je jetai ensuite tout le reste du sac. Même mon couteau suisse, ça ferait au moins un heureux quand quelqu'un repasserait par ici.
Je remarquai d'ailleurs que je n'étais pas tout à fait seul. Un couple de vieux m'observait au loin, près du parking qui longeait la plage.
_ Allez à l'essentiel, leur hurlais-je. Plus de bite, plus de couteau !
Je ne garderais que mon sac à flingue et ma guitare.
C'était bon de se sentir léger. Presque aussi bon que de nager à poil dans l'océan.

J'allai ensuite en ville, droit sur un distributeur de biftons, un à l’emblème de ma banque. Je regardai le solde de mon compte : un peu plus de cent euros en positif. Je retirai les cent sacs, que je pliai dans une poche et, sur une impulsion, déposai mon portefeuille avec tous mes papiers dans une poubelle, gardant seulement la carte de paiement. Je faillis sortir mon portable pour l'écraser sous ma semelle mais je me retins au dernier moment. Toute cette destruction n'avait aucun sens. La chose que je détestais le plus était justement ce damné portable, et je n'arrivais pas à m'en séparer.
Je fuis à grandes enjambées pour ne pas être tenté de récupérer ce que je venais de jeter.
Puis je me pointai à la Soif De Sel, décidé à régler mon ardoise.
Manque de bol, c'était fermé.
Aux chiottes l'ardoise ! Je partirais aujourd'hui, coûte que coûte.
Il me fallait absolument la bagnole de Justine. Je ne savais pas comment voler une voiture. C'était plus facile de les faire brûler que de les voler.
Alors direction les Barrachas.

_ Salut Manu.
Il ne me répondit pas tout de suite. Je me demandai s'il savait. Peut-être savait-il et voulait justement que je me pose la question. Son visage était fermé, voire méfiant.
_ Salut, répondit-il froidement.
Je posai ma gratte contre le mur extérieur. Il ne m'avait pas proposé de rentrer.
_ Tu vas où comme ça ?
_ Je pars. Je rentre chez moi. Mais justement, j'aurais un service à vous demander.
Ses sourcils se dressèrent interrogatifs. Ironique ?
_ Ah oui ?
_ Oui. Justine est là ?
Il savait. Rien qu'à voir ce regard sombre et aigu, il savait. Elle avait dû lui dire. Leur couple ne devait pas en être à sa première épreuve. L'époux Manu était cornu, et pas qu'un peu.
_ Elle est là. Pourquoi, tu veux la voir ? Tu veux lui dire au revoir... Le « service », c'est me demander si t'as le droit, en fait, c'est ça ? Si t'as le droit de me demander ça sans que je ne me mette en colère ? T'es culotté, toi. Inconscient, peut-être même. Irresponsable, ça c'est sûr. C'est le mot.
Il soupira. Une vieille tristesse s'affichait sur sa face crispée.
_ J'ai un service à lui demander, à elle. Mais je n'ai pas besoin de ton autorisation... Ou de ta bénédiction.
Je ne voulais pas le chercher, mais ça sortait tout seul. Je n'avais aucune envie de ménager qui que ce soit.
_ Je pourrais gueuler jusqu'à ce qu'elle sorte, ajoutai-je même.
_ Je porterai plainte pour tapage diurne. L'adultère, c'est interdit, tu le sais ?
_ Non, je savais pas. On n'est plus au moyen-âge. C'est pas très moral, mais je ne crois pas que je pourrais finir en taule pour ça.
_ T'as la tête de quelqu'un qui va mal finir, pourtant. On te l'a pas déjà dit ?
_ Si. C'est intéressant... Bon, tu me laisses parler à ta femme ou je crie ?
_ Crier ? Crier !? Mais c'est moi qui devrait hurler de te voir là, chez moi, avec tes exigences et ton arrogance. C'est moi qui devrait hurler de te voir là, alors que t'as foutu la merde, tu reviens me provoquer !
Il criait. Mais il fut interrompu dans sa tirade par l'arrivée de sa femme. Elle avait dû l'entendre depuis l'intérieur.
Elle était cernée, pâle – son teint tirait même vers le jaune. Elle me fusilla de la prunelle.
_ Laurent... Qu'est-ce que tu veux ?
_ Je ne voulais pas agresser Manu, je voulais juste... te demander un service. On peut causer les deux, cinq minutes ?
Son langage corporel hurlait « non, non on ne peut pas ! », mais elle se tourna vers Manu. Il baissa la tête. Elle pouvait tout lui demander. Tout. Elle avait le dessus. Elle avait toujours eu le dessus. Elle était belle, Justine, en femelle dominante, même avec cet air maladif. Elle était forte, pas fragile. Elle était claire comme de l'eau de roche au milieu du bourbier.
Puis Manu partit dans les entrailles obscures de leur foyer conjugal. Elle referma la porte d'entrée derrière lui, elle nous isolait dehors. Visiblement je n'entrerais pas chez eux en présence de son homme. J'admirais cette restriction respectueuse. Délicatesse subtile mais affirmée, aussi réfléchie qu'animale. Ceci est notre territoire. Quelque soit l'état de notre « nous », ici c'est chez nous, nous vivons là les deux, je ne te ferai pas entrer cette fois. Pas tant que Manu sera là.
Je me dis alors que, probablement, elle ne me ferait plus jamais entrer. Elle avait pris ce qu'elle avait envie de prendre chez moi, pas sûr qu'elle ait envie d'y goûter encore. J'imaginais que j'avais servi quelque plan obscur de sa sexualité de femme contrariée... Elle n'avait plus qu'à me jeter ; ou tout simplement à m'ignorer. Elle n'avait plus qu'à m'oublier.
Si mon ego en serait un peu froissé, j'allais m'en remettre. J'avais déjà connu pire.
_ Justine, j'ai un problème.
_ Ah bon ? Toi aussi ? Qu'est-ce que tu fous là, bon sang?
Un rictus méchant l'enlaidit.
_ Je dois retourner chez moi.
_ Ça serait peut-être mieux.
_ Je... Maëlle, la fille dont je te parlais, est déjà repartie, on a eu un genre de dispute.
_ Décidément...
Silence. Elle ne précisa pas sa pensée.
_ Bref. J'ai eu une mauvaise nouvelle, entre temps, je dois rentrer de toutes manières... Un enterrement...
_ Oh ? Pas quelqu'un de proche, j'espère ?
_ Si. Quand-même... Un vieux pote.
_ Ah. Et tu ne peux plus rentrer avec ta belle.
Elle m'agaçait, mais c'était de bonne guerre.
_ Non. Et puis, je n'ai plus de voiture. Des jeunes en ont brûlé quelques-unes dans la nuit, la mienne en faisait partie.
_ Ces jeunes... C'est vraiment pas de chance.
Avait-elle compris ?
_ Minute…, reprit-elle. Si je suis bien ta logique, et j'ai peur de la suivre, tu es venu me demander de faire le taxi pour toi ? Ou quoi ?
_ Non, non ! Enfin, pas exactement. Je suis venu te demander si tu pouvais me prêter ta voiture. Ou la louer, hein, je te donnerai une compensation. Je peux même t'avancer l'argent, je...
_ Attends, attends, tu veux ma voiture, c'est ça que tu me dis ?!
_ Oui. Il faut que je rentre chez moi.
_ Avec MA bagnole ! Alors ça, je ne m'y attendais vraiment pas. T'as peur de rien, toi.
_ Je ne peux pas faire autrement, je...
_ Et Sonia ? Elle peut pas ?
On aurait dit que je l'avais fâchée. Elle semblait fulminer. A l'intérieur. Elle se contenait.
_ Non, je ne peux pas lui demander ça. On se sépare, en fait.
C'était la première fois que j'utilisais un terme tiré du lexique de la relation de couple pour évoquer mes rapports avec Sonia. Et c'était pour évoquer la rupture. Je ne nous envisageais comme couple qu'au moment de la séparation. Du Laurent tout chié.
_ Et à moi ? A moi, tu peux demander ? Tu me connais à peine, on a... commis une erreur et tu te crois autorisé à emprunter ma voiture ?
Tout le monde me causait « autorisation », « droit »... Mais putain, oui, j'avais le droit de demander deux-trois choses aux gens qui croisaient ma route, bordel ! Aussi, qu'on me rappelle sans cesse que j'étais une erreur n'était pas pour me calmer.
_ C'est non, Laurent. Non. Tu connais ce mot ? Tu n'as pas dû l'entendre suffisamment quand t'étais gosse. Non. Démerde-toi.
_ Mais Justine, je suis dans la mouise, là. Je te la ramènerai, en bon état, c'est promis ! Et puis, on est assuré, non ?
_ Je ne veux pas, j'te dis. Déjà, on s'est engueulé avec Manu. A cause de toi. Encore.
_ A cause de moi ? Ou à cause de toi ? T'as oublié ce qu'il s'est passé, on l'a fait à deux, non ? Debout, contre la porte d'entrée, t'as déjà oublié ?
_ Et ça te donne le droit de me demander ma caisse ?
Là, je vis rouge.
_ Le droit ? Mais foutez-moi la paix avec vos autorisations, vos droits et vos devoirs ! Je demande juste un service, putain ! Je suis prêt à payer ! Et, tu sais quoi, tu veux pas me la prêter, ta bagnole ? T'as peur, t'as pas confiance ? Eh bien, viens avec moi ! Tu pourras la surveiller comme ça, et me surveiller moi au passage ! En plus, je t'aime bien, Justine, tu sais ? Alors viens avec moi. Viens.
Je m'étais adouci progressivement, allant presque jusqu'à l'implorer. Ça avait fait son petit effet, sa colère à elle semblait avoir fondue.
_ Je crois que les responsabilités sont un ensemble de notions très floues pour toi, Laurent. Et pourquoi donc viendrais-je avec toi, hein ?
_ Parce que je te le demande. Parce que peut-être tu en as envie.
_ Peut-être... Peut-être j'aimerais fuir. Avec Manu, ça ne va pas. Tu n'es pas la cause de tout cela, ça remonte à loin. Tu sais, c'était mon premier mec, Manu. On s'est connu quand j'avais dix-sept ans. Je n'avais eu personne avant lui. Peut-être c'est ça l'erreur originelle.
_ Ça ne me concerne pas, tu l'as dit toi-même. Alors, t'es d'accord ?
Je n'avais aucune intention de la laisser me raconter sa vie et dévier de la discussion.
_ Tu ne lâches rien, toi. Je t'ai dit non. Non je ne t'accompagnerai pas dans ton périple funéraire et non je ne te prêterai pas ma voiture. T'as qu'à prendre le train. Je peux t'amener à la gare si tu veux, par contre.
_ J'aime pas le train. Ça coûte beaucoup trop cher pour ce que c'est. On devrait me payer pour je reprenne le train. Cher. Non, sérieusement, je te file de la thune, combien tu veux ? Je peux te faire une avance. Une petite, allez, cent euros. D'avance.
Je pouvais me le permettre, j'avais gardé ma carte bancaire et j'avais un petit découvert autorisé. Ça financerait l'essence et les péages. Et après ? Il n'y avait pas d'après. Du moins, mes projets n’allaient pas plus loin que le chemin vers la maison et l'enterrement de José.
_ Ce n'est pas une histoire d'argent, Laurent...
_ Une histoire de confiance, alors ? Fais-moi confiance. Je te la rendrai, ta voiture. Si t'es inquiète, t'as toujours mon numéro de portable !
Elle sourit. Incroyable, elle souriait !
_ Oui, je l'ai gardé, ton numéro. Mais tu veux que je fasse confiance à l'escogriffe à poil du jardin ?
Je lui souris à mon tour.
_ Avoue que c'était cocasse.
_ Je crois que l'humour de la situation était parfaitement involontaire.
_ Et alors ?
_ Alors je pense que t'es un peu zinzin.
_ Ahahah, « zinzin », cette expression, je l'adore ! C'est un mot sympathique. Rigolo.
_ A mourir de rire. Tu pars combien de temps ?
_ Trois, quatre jours, je pense.
_ Avec le retour ?
_ Oui, en gros.
_ En gros ?
_ Moins d'une semaine.
_ Moins d'une semaine ! Et je fais quoi pendant ce temps là, moi ?
_ Vous avez deux voitures, pourquoi tu crois que je te demande !
_ Y'a personne d'autre, hein ? Tu ne t'es pas fait beaucoup d'amis ici.
_ Je mets le temps. Je fais pas ami-ami facilement.
_ C'est le moins qu'on puisse dire. Allez, c'est d'accord. Garde ton avance. Qu'est-ce que je suis en train de faire, moi...
_ Une bonne action. Tu ne regretteras pas.
_ Ne me fais pas regretter, c'est un conseil d'ami.
_ Amis ?
_ Pour l'instant. Tu fais bien l'amour.
_ C'est pas moi, c'est nous. Ça se fait à deux.
_ Je vais te chercher les clefs. Manu va hurler mais je fais bien ce que je veux de ma voiture. Tu me la ramènes en état et avec le plein.
_ En état, le plein.
_ Tu pars quand ?
_ Tout de suite.
_ Ça c'est du départ précipité. Bouge pas de là, je reviens.
Quand elle rouvrit la porte d'entrée pour aller chercher les clefs, je vis Manu dans le hall. Je me demandai s'il avait écouté à la porte. Il évita mon regard mais je sentais bien la haine qui se dégageait de lui. La haine et quelque chose d'autre. Quelque chose de froid et acide, malsain. Je réalisai qu'il avait peur de moi. Très bien. Ce n'était pas fréquent, ça, alors j'en profitais, je savourais. Être craint, ça avait toujours fait partie de mes fantasmes. Le respect, rien à foutre, mais la crainte, ça c'était bon. Oh oui, on te foutait une paix royale.
Ça devait être pour ça qu'il ne m'avait pas encore pété la gueule.
Il tenta une caresse furtive quand Justine revint, elle l'évita d'un coup de rein félin presque invisible. La douleur s'afficha pourtant en technicolor sur le visage de son jules. Et tiens dans tes couilles, mon pauvre petit Manu. Les femmes sont ainsi. Tu les déçois, elles te les coupent. Petit à petit, en prenant leur temps, elles feront de toi une sous-merde castrée, frustrée, humiliée. Je connais ça, crois-moi.
Il faut qu'on arrête de se voir comme des amants, Laurent.
Oh ta gueule Maëlle, mais ta gueule !
_ Comment va Sonia ?, me fit-elle en refermant derrière elle.
_ Oh... Je suis parti, elle dormait encore, je crois. Ou alors elle faisait semblant.
_ Pas d'adieu, hein, le cowboy repart au matin dans le lointain.
_ Les adieux, c'était hier soir.
_ Je ne veux pas connaître les détails, merci.
Parler d'une autre femme à une femme, ça marche bien pour se faire jeter. De bonne guerre toujours... Car ouais, c'est la guerre. Et les prisonniers ne sont pas nécessairement bien traités.
_ Voilà les clefs. Ça fait bip quand ça s'ouvre, ça fait bip-bip quand ça se referme. C'est un diesel, alors il faut faire préchauffer un p'tit coup au démarrage. Sinon, tout marche bien et tout marchera bien toujours quand tu me la ramèneras. Elle est propre, aussi. Et non fumeur.
_ Mais tu fumes.
_ Pas dans ma voiture.
_ Ah bon. Merde.

Dehors devant leur jardin. Je regardais le petit bosquet derrière lequel j'avais dissimulé ma nudité improbable. Hier, c'était hier. Ça me paraissait déjà si loin. Tant de choses avaient changé. Mes espoirs, explosés. José, mort. Sonia, du passé. La Bretagne... du passé aussi. Et j'en étais bien content. Bretagne de merde, au revoir. Enfin, il me faudrait bien ramener la voiture de Justine. Et comment repartirais-je alors ? Aucune idée, je n'y avais même pas pensé. D'ailleurs, Justine me brancha là-dessus alors que je m'étais déjà installé derrière le volant.
_ Tu reviens dans moins d'une semaine, hein... Et tu vas faire quoi, alors ? Tu vas rester un peu ? Qui va t'héberger ?
_ Aucune idée. J'improviserai.
_ T'auras plus qu'à louer une caisse ou te remettre au train.
_ J'imagine, oui.
_ T'aurais pu en louer une pour partir d'ici, au fait.
_ Non, je suis trop pressé.
_ C'est pas si compliqué.
_ Si tu le dis. Mais bon, je préfère emprunter la tienne. Et puis, comme ça, je suis sûr qu'on se reverra.
Quel hypocrite j'étais !
_ Y'a intérêt. Bon voyage... Et courage pour l'enterrement.
_ Merci. Merci pour tout Justine.
_ Remerciements acceptés. A cause de toi, je vais devoir m'engueuler une énième fois avec Manu.
_ Justine... Ce qu'on a fait les deux. Comme je disais...
_ Oui, on l'a fait à deux.
_ Tu penses vraiment que c'était une erreur ?
Elle eut un drôle de sourire, regarda au loin avant de replanter ses yeux dans les miens, intenses mais illisibles.
_ Oui, je le pense toujours. Mais c'était une agréable erreur. Très agréable. Je ne sais pas ce qui s'est passé de si spécial, mais... Les phéromones ou j'sais pas... Enfin, fais attention à toi.
_ Toi-même. Salut Justine.
Et je claquai la porte, fis donc préchauffer le moteur et partis tout tranquillement sur le chemin du retour. Le chemin qui me ramènerait à la maison. Vers toi, Maëlle. Pour te revoir et te tuer. Ou plus simplement pour te dire adieu. Je n'en avais aucune idée.
Et vers toi, José, pour t'enterrer.