Les Jardins De La Faim (chapitres XXV à XXVII)

XXV

Le village. Il est désert. Personne dans les rues, les collines portent leurs arbres nus. Tout est suspendu.
La menace rôde, nous le savons : les morts sont revenus. Ils sont là, quelque part. Ou peut-être ne sont-ils pas encore arrivés jusqu'ici ?
Ce n'est qu'une question de temps.
La voiture fait trop de bruit, je sais que ça va les attirer. Elle me dit de ne pas m’inquiéter. On ne fait que passer. On s'arrête prendre ma mère, on l'emmène avec nous. On repart tout de suite après.
Pour aller où ? Peu importe. Il faut sauver ma mère.
Elle est restée seule au village, seule avec les morts qui reviennent à la vie, seule avec les morts, dans le monde entier, qui dévorent les vivants pour en faire des morts qui dévorent les vivants, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des morts errants. Affamés.
Il faut la sauver.
Nous nous garons dans l'allée. La maison semble inhabitée. La maison semble nous regarder. La maison est sombre, et tout s'assombrit car le crépuscule tombe.
Il faut se dépêcher. Elle me dit de ne pas m'inquiéter. On va la trouver.
Mais moi je me dis qu'on ne va peut-être pas la trouver. Peut-être ma mère est partie quand tout a commencé. Ou peut-être qu'elle est déjà morte.
Nous entrons dans le garage. Il fait noir, l'électricité ne marche pas.
Ils peuvent être n'importe où, cachés dans l'ombre, attendant de se jeter sur nous, dents en avant, bras en avant, voraces, tristes et froids. Morts.
Nous fouillons partout, prêts à se battre. Ma mère n'est pas là. Il faut monter à l'étage.
L'escalier nous avale, c'est un tunnel, un gouffre à escalader. Là-haut, derrière la porte vitrée, on distingue une pâle lueur, une lampe est restée allumée. Au-dessus, l’électricité n'est pas coupée.
Cette lumière me fait peur. Quelque chose cloche. Quelque chose ne va pas.
Nous ouvrons la porte, nous appelons ma mère. Nos voix sonnent trop fortes, elles nous font peur.
_ Maman ? Où es-tu ? C'est nous, nous sommes venus te chercher. Les morts marchent, maman, il faut se sauver !
Elle me dit de me taire.
La télévision est restée allumée : un visage en gros plan nous grimace sa haine. Ses yeux ! Quelque chose cloche avec la télé. Tout ça n'est pas normal.
Et soudain elle est là. Ma mère se tient dans le couloir, dans sa vieille robe de chambre usée. Rose vomi, comme une cervelle pas fraîche.
Ma mère a l'air vieille. Elle a l'air idiote, elle marche en traînant les pieds, égarée.
_ Les enfants ? Ah, c'est vous les enfants.
Sa voix grince. Elle n'a pas l'air contente de nous voir, elle a à peine l'air de nous voir.
_ Tout le monde est parti. Il n'y a plus personne. Et je suis restée seule. Qu'est-ce qui se passe ?
Alors je lui dis. Je lui dis que les morts marchent et dévorent les vivants, partout. Je lui demande « tu n'as donc pas regardé la télé ? ». Puis je me souviens du visage en cage dans la pièce d'à côté et je lui dis « non, ne regarde pas la télé, surtout ne regarde pas la télé ! ».
_ Vous m'avez laissée toute seule ! Je ne comprends rien à ce qui se passe ici. Pourquoi tout le monde est parti ?
Je lui répète qu'il y a eu une catastrophe, une épidémie et qu'il faut faire vite, s'en aller.
_ Mais je ne veux pas quitter ma maison... ma maison c'est ici !
_ Maman, viens avec nous, on doit partir ! Vite !
Alors nous partons.
Au garage, en bas, ils sont là. Ils essaient de nous saisir de leurs doigts durs et froids, je les prends, j'en casse quelques-uns et je les chasse à coups de pieds. Ils sortent des murs, ils sortent de la terre, ils sont partout.
Mais nous les repoussons, en hurlant.
Maëlle, Maman et moi, nous les repoussons, nous courons vers la voiture.
Sains et saufs, nous repartons.
Le village n'est plus désert. Le village est rempli de gens morts qui marchent. Ils nous regardent passer. Ils nous suivent, ils ne nous laisseront jamais tranquille. Il faut fuir. Plus vite, plus loin.

Nous arrivons déjà à la cabane, le refuge.
Ils sont là, quelque part, nous ne sommes pas allés assez loin. Mais il faut qu'on s'arrête il faut se reposer.
Maëlle n'est plus là, Maëlle est morte. Je crois. Je ne sais plus pourquoi. Mais j'ai encore maman avec moi. Maman qui bave, qui pleure, comme une idiote. Elle dit qu'elle veut rentrer à la maison. Elle m'agace, c'est assez dur comme ça. Ils ont eu Maëlle, on a perdu la voiture aussi et nous voilà à pied dans la forêt. On doit se cacher dans la cabane, ne pas faire de bruit et peut-être ils passeront à côté. Peut-être ils nous laisseront tranquilles.
Dans la cabane, je m’assois sur la canapé, maman sur le tapis. Comme un petit enfant, elle boude là sur le tapis, mais le regard noir n'est pas celui d'un enfant. Elle me déteste, je le sais. Après tout ce que j'ai fait pour elle... Elle me déteste.
_ Pourquoi sommes-nous ici ?
Puis elle gronde.
Comme un chien elle gronde.
Et encore, elle aboie, montre les dents. Son visage est horrible, tordu, on voit toutes ses veines bleues. Soudain je comprends : elle aussi, ils l'ont eu. Elle est devenu un zombie, elle va m'attaquer !
Elle bondit sur moi, je me relève, je la repousse. Ses doigts durs, ses doigts froids essaient de m’agripper, je la repousse, elle tombe sur le dos. Je crois que je lui ai cassé les doigts.
Mais ça, ce n'est rien car je dois la tuer. Ce n'est plus ma mère.
Je prends la hache et je la découpe.
Les bras, les jambes, le ventre. Le sang gicle et bouillonne, tout est rouge autour. Et elle bouge encore.
Alors je lui coupe la tête et je la prends par les cheveux, je tiens la tête tranchée de ma mère qui ouvre la bouche.
Elle ouvre la bouche mais aucun son ne sort. Pas de son : une lumière.
Une lumière bleue, pure, sort de sa bouche. Puis de ses yeux, ça inonde la cabane de blanc-bleu intense. La lumière magique efface le rouge, efface le sang.
Et sa tête change, devient du verre, un prisme magique qui a la forme de la tête de ma mère.
Et des tas de lumières explosent, jaillissent, arrosent tout de couleurs, du rouge, du jaune, du violet ; du violet, du mauve !
Du jaune, du mauve étincelant sort de la tête de verre de ma mère, prisme à trois mille facettes finement taillées. La plus belle chose que j'aie jamais vue.
La plus belle chose que le monde ait jamais vu : la tête de ma mère transmutée en verre et en lumière.

Et là je sais que j'ai gagné.

J'ai tué ma mère mais j'ai gagné.
Je suis fort. Je connais la magie, je connais les sorts.
C'est moi qui l'ai fait.
Je tiens la tête divine par les cheveux, je la dresse en l'air, comme elle éclaire, comme elle irradie, comme elle explose de beauté !
Je pleure.
Je suis tellement triste et c'est tellement beau.

J'ai réussi.


Je me réveille dans mon lit. Le lit de mon enfance. Je me sens bien.
Des traits de lumière filtrent entre les lattes des lourds volets en bois. Dehors, il doit faire beau.
Ici c'est très sombre, mais les traits de lumière me font comprendre que la journée est déjà bien avancée.
Je me sens bien. Reposé. J'ai fait un beau rêve, un rêve merveilleux dont je ne peux déjà plus me souvenir. Je n'en garde que ce bien-être tellement puissant qu'il en est presque douloureux.
J'ai presque mal de me sentir aussi bien.
Je suis revenu à la maison. Je ne me souviens pas de m'être couché.
Je ne me souviens pas bien de la soirée d'hier, de ce qui s'est passé après être arrivé, après ce voyage en voiture comme dans un rêve.
J'ai vu ma mère... On s'est disputé ? Non, pas vraiment, mais elle allait mal.
Nous avons eu une conversation à propos de Maëlle. Ça avait tendance à arriver souvent depuis son suicide. J'avais peut-être bien fait de partir sur les routes, finalement. Ça m'avait au moins permis de fuir ces reproches embusqués et les ressassements inutiles.
Et donc j'ai presque mal de me sentir aussi bien. Devrais-je culpabiliser de me sentir aussi bien alors que Maëlle, elle, est morte ?
J'imagine que depuis le temps, j'ai bien le droit d'avoir un peu de paix.
J'ai bien le droit d'être un peu heureux. Un truc comme ça.
Je m'étire, les draps sentent le propre et mon odeur, un peu.
Je ne sens pas très bon, mais c'est pas grave, une bonne douche au réveil, un bon jus de fruits et je serai frais et dispos.
J'ai encore une journée de libre avant l'enterrement de José. Les funérailles ne me font pas peur. Je viens dire au revoir à un vieil ami.
C'est une célébration : au final, ce n'est pas si triste...
José... On avait fait notre premier vrai groupe, Porco Fier (ce nom stupide!), avec lui et le bon vieux Nico (que devient-il d'ailleurs, je me le demande... Peut-être je le verrai jeudi.), qui avait fini avec nous autres dans Giving Nails. On jouait une espèce de Punk mi-lent, à boîte à rythme, chanté en français. José était à la guitare, Nico au chant et moi à la basse. José avait cette petite pédale chorus rose et un ampli quinze watts transistor. Il mettait tout à fond, y compris le volume et les réglages du chorus, ce qui lui faisait un son globuleux de machine à laver vomissante. Moi j'avais retiré deux cordes à ma basse, sous-accordée quelque part entre le si et le do et Nico braillait ses paroles à propos de ne pas réussir à baiser quand tu fais tout pour baiser n'importe qui, n'importe quoi. « Même la chèèèèèvre ne veut pas de moaaaaa », ça je m'en souviens ! On trouvait le son de la boîte trop propre alors on la balançait dans une pédale disto avant de la rentrer dans une vieille chaîne hi-fi (mais low-fi serait plus proche de la réalité). Le tout était complètement aberrant, pas loin d'être inaudible, mais en y repensant, on était presque en avance sur notre temps. Ou trop en retard... Enfin, quand on voit le retour d'une espèce de No-Wave nihiliste, on n'était pas loin de ce genre de délire. Et j'ai fini par me dire que c'était bien mieux que Giving Nails, tout compte fait. Bien plus arraché.
José. Le plus gentil des gentils. Même tout à fond : énervant de gentillesse. Même quand il m'avait provoqué, là, à propos de Maëlle, et que je lui avais défoncé la gueule, il était resté bienveillant, désespérément tendu vers l'impossible « ne pas faire de mal, même quand tu fais du mal, essaie de ne pas faire de mal ». Absurde.
Je rote. J'ai quand-même le ventre un peu patraque : il se réveille.
Il faut que je mange. J'entends du bruit en bas, dans la cuisine, ma mère qui s'affaire, certainement...
Ma mère elle n'avait pas le moral hier. Comme elle m'avait paru vieille...
Je ne me souviens pas bien mais je me connais : je fais exprès. Je contrôle mon cerveau, je garde des choses endormies, je ne me prends pas pour un con, juste, je survis.
Je sais. Je sais qu'il y a des alligators qui font semblant de dormir, là-dedans.
Je sais que quelque chose ne tourne pas rond.
Je sais que j'ai fait quelque chose de mal. De vraiment mal. Mais je sais que j'ai fait ce que je devais faire. Je connais bien des mystères en ce monde. Je sais que j'ai un certain pouvoir que je ne veux pas voir. Je ne suis pas dupe de moi-même, même si j'essaie de l'être... Je joue un jeu dangereux. Je joue avec la vie, la mort, les histoires, les chansons, sornettes et miroirs déformants.
Je me prélasse, je laisse les souvenirs remonter, j'enterre le reste, je me sens mieux. Je suis rentré.
J'ai faim. Il va falloir que je sorte de cet état et que j'affronte mes parents.
Mais tout va bien se passer, j'en suis sûr. Même mon père sera content de me voir.
Il faut se serrer les coudes. Encore un enterrement. Et tout ce temps passé sans se voir, sans se parler. Je reste leur fils. Je reste leur dernier fils, le seul qui ait survécu.
Arnaud, je suis rentré, tu vois frangin ? Finalement tout va bien. Tout finit bien, toujours, à la maison. En sécurité.
La Bretagne, c'est déjà loin. Je n'en reviens pas comme ces derniers jours m'ont paru durer une éternité... Trois petits jours où tout a basculé. Les trois jours les plus importants de mon absurde cavale. Trois jours pour des révélations.
Avec Sonia, il fallait arrêter là. Je ne suis pas encore prêt à aimer quelqu'un d'autre.
Sinon, j'ai envoyé à l'hôpital un gros bœuf beauf, qui a eu ce qu'il méritait.
J'ai baisé avec une fille à moitié idiote, à moitié intelligente, qui a eu ce qu'elle méritait aussi ! Et je l'ai embobinée pour pouvoir rentrer avec sa voiture. J'en reviens pas, la gourde ! Non... je n'arrête pas de changer d'avis à son sujet. Mais elle non plus, je ne l'aime pas.
Je n'aime que toi Maëlle.
Et comme tu es venue me voir, c'est bien que je dois compter pour toi aussi. D'accord, tu es repartie directement après m'avoir jeté à la figure des mensonges et de la méchanceté gratuite. Tout de même, tu es venue.
A mon tour de te surprendre.
Je t'aime mais je ne t'aime plus.
Tu es morte et tu es vivante. Grâce à moi, à cause de moi.
Il va falloir choisir, ça ne peut pas être les deux à la fois.
Je vais mettre de l'ordre.
Oh ouais, je me sens en forme.

Mon père aussi a l'air en forme.
Il me sourit.
_ Ça c'est ce que j'appelle une nuit de sommeil ! Patachon, il est déjà midi trente ! T'as pas changé, fils...
Je lui fais la bise, il sent cet après-rasage qui pue la virilité. Il sent l'alcool, aussi, un peu. Il est à l'apéro, une bouteille de Gewurztraminer est ouverte.
_ Salut l'ancien ! T'as encore pris du bide.
Il rigole, mon père rigole, c'est pas souvent alors je prends un cliché mental pour immortaliser ce moment. Ses rides de maçon - du « Bâtiment » avec un grand B - toutes étirées, sa chemise à carreau mal repassée, ses cheveux qui réussissent à garder un peu de couleur après toutes ces années. Il est beau, mon père. Je n'avais jamais vraiment fait attention.
_ Alors, prêt pour le p'tit dèj' alsacien ?, il me fait en saisissant la bouteille.
Je siffle un coup et m'assois à côté de lui. Un ex-pied-noir qui bouffe alsaco... Mon père, cet être impossible...
_ Allez, soyons fou, un p'tit blanc à jeun, un !
Ma mère débarque dans la cuisine, jette un œil dans le four avant même de me faire la bise.
_ J'ai cru que ça allait cramer... Ça va, c'est juste bien grillé sur le dessus. Bon, et toi, tu as bien dormi ?
_ Comme un ange.
_ Les anges ne dorment pas, mon fils...
_ Si tu le dis.
Par rapport à hier, elle est métamorphosée. Comme rajeunie. Un éclair de mélancolie a pourtant traversé son regard quand elle a parlé du sommeil impossible des anges. Tout n'est pas parfait, il faut encore que j'arrange quelques trucs, mais c'est déjà pas mal. On dirait une famille heureuse.
Mon père me tend le verre de blanc. Je bois une gorgée et je dis :
_ A jeun, c'est encore là qu'on a les papilles les plus fraiches. Finalement c'est mieux pour apprécier... Il est délicieux, un vrai nectar.
_ L'est pas dégueu, hein ?
_ Oh non, la vache ! Alors mon petit dèj', à part le blanc, c'est quoi ?
_ J'ai fait un baeckeoffe, dit ma mère. Il devrait être bientôt prêt. Les patates du dessus ont bien grillé.
_ Tant mieux, c'est encore meilleur. Petit déjeuner alsacien, alors, jusqu'au bout ! Super, je crève de faim.
Mon père regarde le vide par terre à côté de la table de la cuisine.
_ Pourquoi es-tu rentré, déjà ?, murmure-t-il.
_ Papa... L'enterrement.
_ Ah. Oui, c'est vrai. Où avais-je la tête...
_ Tout va bien, Pa'. Tout va bien.
Je lui tapote le bras. Y'a comme un bug. Tous les deux s'immobilisent, c'est comme si ils étaient sur le point de se rappeler quelque chose.
_ ...oui. Oui. Un enterrement, c'est pas si..., baragouine mon père sans terminer.
Un éclair de colère me traverse, je claque des doigts. Tout redevient comme avant, mon père a de nouveau un sourire rêveur scotché aux lèvres, ma mère se souvient de ce qu'elle est censée faire :
_ Mange des petits gâteaux apéros, ça va colmater en attendant. Mais ça vient, il faut juste que je fasse la sauce de la salade verte.
J'approuve en silence, je ne lui propose pas de l'aider, je m'enfourne un tuc entier dans la bouche. Au bacon. Je préfère ceux au fromage. Alors d'un coup, ils ne sont plus au bacon, ils sont au fromage : ils le deviennent, le bacon est un lointain souvenir !
Je ricane.
_ Le bacon est un lointain souvenir..., je dis à mi-voix, tout content de moi.
Mes parents ne relèvent pas vraiment, le padre a encore ce regard égaré qu'il faudrait que je fasse disparaître. Mais je laisse faire, je laisse couler.
Ma mère pose le schlemmertopf sur la table. Ça a l'air bon. Elle fait une pause.
_ Qu'est-ce qu'on disait, déjà ?
_ Que ça a l'air très bon, maman.
_ De quoi il est mort José, déjà plus ?
Je serre les dents.
_ Un accident, c'est ça ?, elle reprend.
_ Ouais, c'est ça, un accident.
_ Quel dommage... Les enfants ne devraient jamais avoir à mourir avant leurs parents.
_ C'est la vie, dit mon père, complètement perdu.
Ma colère est montée d'un seul coup. Je la reporte sur le plat. Tout se met à bouillir, à grosses bulles, les patates tressautent là-dedans et ça commence à jaillir. Je me ressaisis avant de brûler quelqu'un.
C'est comme si ils n'avaient rien remarqué. C'est comme si ils n'osaient pas dire que quelque chose ne tourne pas rond. Comme si je les en empêchais.
Bien sûr que tu les en empêches. C'est pas juste ce que tu fais, mon gars.
_ Non ce n'est pas juste, dis-je à voix haute, comme pour répondre en retard à ma mère.
Alors que c'est à moi-même que je réponds. A moi-même ou peut-être à ta voix, à toi, en moi. Ta voix qui prend la mienne. Je ne sais pas, je ne sais plus.
Peut-être que ça revient exactement au même, Laurent.
Il faut que je te voie, cet après-midi. Je mange, je prends une bonne douche, j'essaie de m'éclaircir les idées, et je vais te voir. Il faut que je chasse toute cette irréalité en moi, qui déteint sur le monde.
Si je change mes perceptions, alors le monde change.
C'est bien le problème...
Je ne dois pas être injuste. Le moins possible. Ce beau schlemmertopf traditionnel n'a rien demandé.

Le repas se passe sans autres bugs, presque normal, sauf que mon père est étrangement gentil avec moi. Ça ne lui ressemble pas. Je devrais affiner. Mais ça me fait du bien, alors je laisse aller. Il ne faut pas que je me prenne la tête avec tous les détails, sinon je vais m'y perdre. Le diable est dans les détails.
Sous la douche, je me masturbe violemment et, contrairement à quand j'étais ado, je ne crains pas que mes parents débarquent dans la salle de bains à tout moment. Ça n'arrivera pas.
J'éjacule sans jouir, mais je me suis débarrassé de l'excès de tension sexuelle. Je l'ai fait en pensant à Justine et à Maëlle. Nous étions à l'étang, au bord de l'eau dans l'herbe, mes deux amantes se succédant sous mon corps. Mais je n'ai pas pensé à Sonia.
Je ne pense presque plus à elle. La belle Sonia dans sa veste de cuir, elle est loin.
Ragaillardi, je me rhabille et envoie un texto à Maëlle. Qui est morte.
Retrouve-moi à l'étang. Je pars. Je t'attendrai. T'as intérêt à venir.
Je prends ma guitare pour pouvoir patienter sur place, ainsi que le sac à flingue.
Je suis prêt.



 
XXVI (FRED-1)

Fred était sous le choc.
Il sortait du travail alors que, toute la journée, les chiens avaient senti sa tension et n'avaient pu l'apaiser. Au contraire, ils obéissaient moins bien que d'habitude, comme s'il leur avait transmis son anxiété. C'était certainement le cas, ces braves bêtes sont sensibles. Il avait sans cesse repensé à Kurt qui s'était fait renversé par une voiture. Son beau et gentil chien lui manquait. La mort d'une bête n'a rien à voir avec celle d'une personne, mais elle n'est pas sans douleur et tristesse. Chaque animal a une personnalité et beaucoup de choses à donner, beaucoup à nous apprendre. Fred était bien placé pour le savoir.
Il avait voulu voir Sonia, avant d'aller à l'hôpital pour son frère. Il avait aussi pensé à lui toute la journée, mais peut-être moins qu'à son chien et il en ressentait de la culpabilité. Surtout que son esprit était en plus distrait par des visions et sentiments confus pour Sonia.
Cette fille lui faisait du bien. C'était quelqu'un de bien. Pas forcément quelqu'un pour son petit frère, mais quelqu'un de bien. Julien avait eu de la chance de la rencontrer, même si leur petite aventure était terminée. Fred en était comme jaloux, ce qui rajoutait de la culpabilité. Et de la colère : elle devait absolument se séparer de cet individu instable qu'était Laurent. Ce mec était une vraie bombe à retardement. On ne pouvait pas s'y fier, on ne pouvait savoir ce dont il était capable. Il avait rarement vu la folie brûler dans les yeux de quelqu'un, mais elle l'habitait bien, à n'en pas douter. Il avait quelque chose dans le regard, quelque chose derrière... C'était comme si il n'avait plus rien à perdre. Et peut-être était-ce le cas. Peut-être était-il complètement bousillé et qu'il bousillait tous ceux qui croisaient sa route. Oui, ça ressemblait à ça.

Son malaise explosa donc lorsqu'il arriva dans le quartier de Sonia.
Les pompiers avaient débloqué la route, mais des bandes de plastique et des barrières encerclaient encore ce qui avait été la maison de Sonia, afin d'en empêcher l'accès.
Jusqu'au bout, Fred se dit que ce n'était pas sa maison, qu'il se trompait, que ce n'était pas le bon endroit, qu'il avait dû faire erreur. Il ne pouvait reconnaître ce qu'il voyait.
Mais non, c'était bien là. Il n'y avait plus rien, rien que des débris concassés, tordus, un petit pan de mur par ci, un tas informe par là.
Il se gara plus loin et s'approcha à pied du désastre, sonné. Ça sentait bizarre dans le quartier : la poussière de plâtre, des odeurs de plastique fondu peut-être, et d'autres choses indéfinissables.
A la fenêtre du rez-de-chaussée d'une petite, et étonnamment laide, maison voisine, était postée une petite mamie. Elle le regardait, lui, ainsi que les ruines. Il se dirigea vers elle. Le tournis le gagnait.
_ Excusez-moi, bonjour... vous savez ce qui s'est passé ?
La vieille dame fit la grimace, secoua la tête.
_ Une tragédie, une tragédie... Vous connaissiez la jeune femme ?
_ Quoi ? Qui ? Sonia, vous voulez dire ?
_ Mon pauvre monsieur, oui. Il y a eu une fuite de gaz ou quelque chose... La petite jeune est partie, je suis désolée... Je n'arrive pas à quitter des yeux... ce qu'il reste de la maison.
Fred s'étrangla sur ses mots mais parvint à articuler :
_ Que voulez-vous dire, « partie » ?
La femme secoua encore la tête.
_ Elle était dans sa maison quand c'est arrivé... Elle est décédée. Quel drame, mon bon monsieur, quel drame !
Fred recula tout en continuant de la regarder.
Et il se dit, clairement, impitoyablement, ces mots exacts : c'est lui.

Alors Fred avait encore plus besoin de voir Julien. Même inconscient, plongé dans le coma, bloqué dans son lit et le cerveau dans le néant, Fred voulait voir son petit frère.
Son petit frère qu'il avait oublié de protéger quand ils étaient gamins, et qui avait dû se faire tout seul, allant jusqu'à pratiquer la musculation et divers sports de combat. Et ce depuis l'adolescence, pour prouver aux autres et surtout à lui-même, qu'il était fort. Et qu'il ne fallait surtout pas le chercher. Au fil des années, il s'était muré derrière une montagne de muscles et une attitude bourrue, occasionnellement belliqueuse, qui lui avait finalement apporté plus d'ennuis que de tranquillité. Nombreuses étaient les provocations : d'autres mâles fiers et arrogants ou idiots, qui mourraient d'envie de se confronter à lui. Il y en a toujours pour vouloir être le plus fort. Et il y a toujours plus fort que soi... Stupide et dangereuse quête sans fin.
Ainsi, dernièrement, c'était donc ce gringalet de Laurent qui l'avait mis au tapis. A retardement. Comme une bombe à détonateur, ouais, ses coups de casserole avaient déclenché un grave traumatisme crânien qui pouvait être encore mortel. Mais heureusement pour tout le monde, c'était le bon Kurt, son bon chien qui ne supportait pas les querelles et les bagarres, qui avait étouffé le combat dans l’œuf. Laurent ne saurait jamais à quoi il avait échappé. Fred avait fini par apprendre à quel point Julien pouvait être efficace dans une bagarre. Pas le genre à tuer qui que ce soit, mais plutôt à régler le problème en une seconde. Il s'était spécialisé dans le coup unique. Bien placé et bien dosé. Un coup, un KO.
Des coups, Fred semblait en avoir encaissé un déluge, ces derniers jours. Julien, donc, puis son chien Kurt, écrasé par une voiture juste devant chez Sonia et maintenant... Sonia, morte.
Sonia avec qui il venait seulement de faire connaissance, mais qu'il avait déjà appris à apprécier.
Elle l'avait touché. Elle l'avait charmé.
Il ne comprenait rien à cet enchaînement de catastrophes. Il ne pouvait pas comprendre comment son chien, dressé professionnellement par ses soins, avait pu partir en courant sur la route, sans raison, et se faire percuter par une voiture. C'était comme si Kurt avait entendu un appel qui avait été plus puissant que les ordres de son maître. Sonia et lui-même n'avaient pourtant rien entendu, rien vu venir. Ils en avaient parlé ensemble et n'avaient rien pu en conclure.
Et Sonia était morte. Il n'avait même pas pris en compte l'éventualité que Laurent ait pu lui aussi être dans la maison au moment de l'explosion. La petite mamie ne lui en avait pas parlé, en tous cas, et s'il pressentait qu'il avait quelque chose à voir avec cet accident, il était persuadé qu'il s'en était tiré, lui. C'était le genre de type qui finissait toujours par s'en sortir. Il le sentait. Il foutait le bordel et décampait avant que ça ne chauffe trop.
Avant que tout n'explose.

Complètement sonné, Fred déambula donc dans l'hôpital, se trompa de chemin avant de retrouver le bon couloir et, là, croisa une des infirmières qui s’occupait de son frère.
_ Ah monsieur Leguenne, vous tombez bien !
Elle semblait gênée. Très gênée.
Il sentit ses tripes se serrer. Que se passait-il encore ?
_ Pourquoi ?
_ On allait vous contacter, on... C'est incroyable, votre frère...
Elle n'était pas que gênée, elle était paniquée.
_ Quoi mon frère ?
Il craignait le pire. Allait-elle enfin en venir au fait ?
_ Il a disparu. Il n'est plus là !
Il s'était presque attendu à ce qu'on lui annonce son décès complètement maladroitement, avec une brusquerie toute médicale, mais il ne s'était pas attendu à ça. Le tournis, qui ne l'avait pas vraiment quitté, reprit de plus belle.
_ Comment ça ?! Vous blaguez, là ?
L'infirmière se passa la main sur le visage, nerveuse, catastrophée. Elle avait perdu le self-control que son métier demandait de garder.
La panique le gagnait et tournait en spirale à l'intérieur.
_ Il a dû sortir du coma et... je ne sais pas, il n'est plus là ! Ce n'est quand-même pas quelqu'un de votre famille qui serait venu le chercher ou...
_ Non, non. Je suis sa seule famille proche à moins de cent kilomètres. Et puis je le saurais... Mais... il a eu de la visite récemment ?
_ Votre mère, hier.
_ Oui ça je le savais, mais aujourd'hui ?
_ Non, personne... enfin, pas que je sache...
_ Mais c'est quoi ce délire ? ...parce que vous voulez dire qu'il aurait pu avoir de la visite sans que vous soyez au courant ?
_ Non... Peut-être... Tout est possible, à ce niveau... on a déjà vu ce genre de choses.
_ Quoi ? Quelqu'un sort du coma et en deux-deux, on vient le chercher sans rien dire à personne ?
_ Non, pas ça exactement mais des choses dans le genre...
_ J'y crois pas ! Vous n'en savez rien du tout, en fait, hein ? C'est ça ?
L'infirmière eut un regard désolé.
_ C'est ça. On ne sait rien. On ne pensait même pas possible qu'il sorte du coma...
_ Vous voulez dire qu'il était foutu, c'est ça ?
_ Non, non, on avait encore espoir que ça s'arrange. Mais il ne pouvait pas être en état de partir, même sorti du coma, il fallait qu'il reste ici. Il a besoin de soins. C'est pour ça que si... si vous avez une idée de ce qui a bien pu se passer, il faut nous le dire tout de suite, il en va de sa santé... De sa sécurité !
Fred, les yeux fous et bordés de larmes, bredouilla « je ne sais pas, je ne sais pas... ».
_ Des problèmes de famille, quelqu'un qui aurait voulu le sortir sans que vous le sachiez ?
_ Non, je ne vois pas qui. Je ne vois pas pourquoi...
Alors une idée germa dans son esprit. Une idée toute simple et qui n'était pas si folle.
_ Attendez... Est-ce que vous croyez qu'il serait possible qu'il se soit réveillé et qu'il soit parti de lui-même ?
Elle fit une moue peu convaincue.
_ Tout seul ? Il serait parti sans ses vêtements, de lui-même, dans cet état ? C'est vraiment très très peu probable.
_ Si vous le connaissiez... C'est une force de la nature. Et un sacré têtu. Il peut avoir une fierté mal placée.
_ Quand bien même... Je vous dis, il n'aurait pas pu aller bien loin sans qu'on le repère... en chemise d'hôpital !
_ Peut-être était-il désorienté, je ne sais pas, délirant ?
_ Désorienté, ça c'est sûr... Mais si il est parti, c'est avec quelqu'un.
_ Mais enfin bordel, puisque personne n'a rien vu !
_ Je vous dis qu'on ne comprend pas.
L'infirmière lui toucha le bras, il s'écarta immédiatement, ulcéré.
_ C'est rassurant. C'est vachement rassurant de savoir que les gens peuvent entrer et sortir d'ici sans que personne ne capte rien !
_ Écoutez, on n'est pas dans un prison, non plus !
_ Non, mais il était sous votre responsabilité, putain !
_ On sait. On sait. On va le retrouver.
Tout partait en vrille. Fred sentait qu'il allait craquer. Il ne devait pas. Il ne fallait pas. Il devait rester fort.
Et le « c'est lui » revint comme un refrain assommant. Sans logique, mais insidieux.

C'est de sa faute.



 
XXVII

Je suis sur le ponton à l'étang. Assis, mes pieds touchent presque l'eau. Je grattouille ma guitare, des accords mineurs à quintes bémol, glauques, oppressants. Il fait beau. D'ici je vois le chemin qui mène au pré, à la cabane et à l'étang.
Je glisse une corde à vide qui sonne incongrue, au beau milieu d'un accord qui s'en retrouve métamorphosé. Change une note et tout est à reconsidérer. Tout est déséquilibré ou rééquilibré. A ton oreille de prendre ça comme elle le peut, comme elle le veut. Erreur, errance, nouvelle donne, continuité logique, illogisme effronté, harmonie subtilement évolutive, donne le pouvoir du jugement à tes perceptions. Ajuste, réfute, accepte, encourage. C'est à toi de voir. Tu fais ce que tu veux de la musique. Tu fais ce que tu veux de tes perceptions.
Chacun est libre de voir ce qu'il veut voir. Chacun est libre de choisir le visage de la vérité. Et de le lui mettre dans le cul.
Je suis au ponton, à l'étang, avec ma guitare et mon sac à flingue. Le soleil chauffe ma peau, il fait bon, je ne porte qu'un t-shirt et un jean trop grand. Il appartenait à Arnaud, quand il était encore gros. Avant l'héroïne.
Je suis passé par le petit chemin de terre, la végétation a bien repoussé entre les ornières. Ça va finir par gêner ceux qui viendront en voitures, chargés de marmot, de victuailles et d'envie pressante de vivoter un bon été pépère à la campagne, loin de tous ces cons bruyants. Loin d'eux-mêmes.
Plus tard. Aujourd'hui, ils ne viendront pas. Je ne l'autoriserais pas.
Je finis mon impro sur un bête accord ouvert de Do majeur, souvent un des premiers accords qu'on apprend, permettant de jouer un tiers de tous les morceaux niais type feu de camp.
Un tiers d'un morceau, ce n'est rien, ce n'est même pas un morceau. C'est comme raconter un tiers d'une histoire, ça rime à rien.
Il faut que j'arrive au bout de cette histoire.
Elle va venir me retrouver. Ici. Il le faut. Elle le fera.
Elle n'a pas le choix.
Alors, une ou deux minutes passées à écouter le silence plein de bruits de la campagne et comme par hasard – mais ce n'est pas un hasard – mon portable sonne et vibre dans ma poche.
Je pose la guitare sur les planches en bois du ponton et extirpe le petit appareil vicieux.
J'arrive.
J'y compte bien.
Je me relève, bien droit juché au-dessus de l'eau et observe le grand plan qui me sépare de l'île plus loin en plein milieu de l'étang. Entre les deux, c'est là où l'eau est la plus profonde, un peu plus de quatre mètres si je me souviens bien.
Au début ce n'est rien, un frémissement tout juste, au bord de la berge de l'île. Puis c'est un remous et une ligne d'eau mouvante qui se trace vers moi sur le ponton. L'alligator nage immergé. Le monstre approche, caché sous l'eau. Puis c'est la tête qui dépasse à peine, formant une bosse à la surface, qui filerait presque si elle ne prenait pas son temps.
Et j’aperçois tes yeux, qui ne cillent même pas. Tes bras brassent, je les vois désormais, tu nages avec aisance, tu te rapproches. Tu recraches un filet d'eau de ta belle bouche, lèvres en avant. Tu souffles.
Tu atteins le ponton, tes mains saisissent un des poteaux à l'extrémité, tes jambes s'enroulent autour. Tu te hisses, nue, hors de l'eau, accrochée au poteau, balances les bras au-dessus sur les planches ; tu m'ignores alors que je m'accroupis et tends la main pour t'aider à sortir. Tu l'ignores. A la seule force des bras tu t'élèves, l'eau ruisselant sur ta peau, le long de tes seins, de ton ventre, sur tes muscles bandés sous l'effort, coule entre tes jambes, le long de ta toison, et tu es là, agenouillée sur les planches, les fesses tendues en arrière. D'alligator, tu t'es faite femme serpent, puis femme chienne et, comme tu te lèves, femelle humaine éblouissante dans le soleil, peau pâle trempée, nudité érotisée à l'extrême, je bande sec comme un âne en rut et déjà je souris, ravi de mon tour de force.
Tu es superbe. Plus belle que jamais. Toute ton animalité brute sublimée par le rêve avec qui tu fais corps, le rêve que tu incarnes.
_ Je suis revenu, Maëlle.
Tu me regardes en silence, les yeux durs, brillants, indéchiffrables.
Alors je te tends encore la main.
_ Tu ne peux plus me repousser. Pas ici. C'est mon jardin.
Alors tu prends ma main. La tienne est fraîche, mouillée, mais ferme. Et tu sers.
D'une légère traction, je te fais passer devant moi, ton tibia heurte ma guitare qui tombe dans l'étang. Je regarde, autant horrifié qu'amusé, l'eau pénétrer dans la rosace et emplir la caisse. La guitare coule lentement, au fond de l'eau, au fond de l'étang.
C'est du bois, elle aurait dû flotter, au moins pendant un certain temps. Mais non, le manche l'a déséquilibrée et l'eau l'a remplie, alors elle coule. C'est à la fois inepte et triste.
Tu continues à marcher sur le ponton, vers le bord. Alors je te suis.
On se tient par la main. Toi devant, moi derrière. Je mate ton cul encore ruisselant, tes fesses qui se contractent et se relâchent en rythme, et déjà j'ai envie de m'y glisser, vers l'intérieur, d'y couler, jusqu'au fond.
Tu m'entraînes vers l'herbe, le chemin. Je sais où nous allons : au bosquet, l'autre berge, sous le marronnier et les bouleaux, dans la douce herbe mêlée de mousse.
Tu ne dis rien. Tes omoplates, des ailes, ta chevelure détrempée collée entre elles, jusqu'en bas de ton dos.
Tu te tournes vers moi, tu lâches ma main, tes yeux ne disent rien. On y est. Alors je passe mon mollet derrière ta jambe humide et froide, je te pousse, ça claque la peau de ta poitrine, tu tombes en arrière dans la mousse.
Étendue jambes écartées, tu ne cilles toujours pas.
_ Tu es censée dire quelque chose.
Tu ne dis rien, tu me regardes jambes écartées. Mon érection devient douloureuse. Ma magie grise ne permet pas un tel néant alors finalement tu dis :
_ Baise-moi-comme-une-chienne.
Voix glacée, désincarnée, à la limite du robotique.
Tu n'es pas censée parler comme ça. Ce n'est pas ta voix. C'est ta voix, mais elle est morte.
Je tombe à genoux, j'enfouis ma tête entre tes hanches, tu n'as pas d'odeur, tu sens seulement l'eau vaseuse de l'étang.
_ Je t'aimais, bordel, je dis, la bouche collée à ton pubis.
_ Baise-moi-comme-la-pierre.
Un ricanement sans joie m'échappe.
_ Parle normalement, s'il te plait, parle-moi pour de vrai.
_ Je ne peux pas.
_ Si, tu vois, tu peux, tu y es presque ! On dirait presque que c'est toi !
_ Tu ne peux pas. Tu ne peux pas me faire ça. Tu-n'as-pas-le-droit. Tu n'y arriveras pas.
_ Je n'y arriverai jamais. C'est trop dur, c'est tellement dur...
Tes cuisses serrent ma tête. Un peu, pas trop fort, mais suffisamment pour m'immobiliser.
_ Vois-ce-que-tu-fais... de moi.
Je t'embrasse juste au dessus de ta petite toison douce.
Je sais que je ne peux pas ressusciter les morts. Pas impunément. Et pourquoi elle ? Pourquoi pas Arnaud, mon frère ? Pourquoi pas José ?
Et combien de temps pourrai-je tenir ?
Au moins jusqu'à demain. En attendant, faisons comme si.
Alors je te baise. Je ne te sens pas avec moi mais il suffit que je ne ferme pas les yeux. Il suffit que je te regarde et je te vois, tu es là. Tu es nue sous moi et je rentre en toi. Je ne l'avais jamais fait.
Je te baise, je te viole.
Au moment où je jouis tu me dis :
_ Tu-l'as-tuée.
Sonia ! Je le sais : Sonia est morte. C'est d'elle qu'elle parle.
Je te gifle, tu ne te débats pas. Je te gifle encore et là tu as un rire mécanique. Tu étais plus réelle sur la plage en Bretagne, je ne comprends pas ce qui se passe. Je suis revenu ici, chez moi, et pourtant tu t'es éloignée. Je n'ai pas su faire de toi l'amante tant désirée. Je n'ai pas su faire de toi ma compagne. Tout cela n'est jamais arrivé, tout cela ne serait jamais arrivé. Je ne peux pas. Je n'ai pas le droit.
Est-ce un viol ? Qui ai-je violé ?
Peut-être seulement moi-même.
Je roule sur le côté. Tu te lèves et retournes dans l'eau par la berge sous les bouleaux, tu retournes d'où tu viens : cachée, reptile, dans la terre de l'île ou dans ta tombe, pour ce que ça change. Mais tu reviendras, je le sais. Je n'ai pas su en finir, j'ai échoué. J'ai dû confondre vengeance et revanche et je n'ai eu ni l'une ni l'autre. L'imagination a ses limites.

Je me séchai les parties dans mon caleçon, me rhabillai et farfouillai dans mon sac pour trouver mon portable. Justine avait encore essayé de m'appeler. Il était temps que je la joigne. Même si désormais, je pensais savoir pourquoi elle avait téléphoné : Sonia. Sonia, morte, à cause de moi.
J'appuyai sur 'rappeler'.
Elle répondit au bout de trois sonneries.
_ Laurent ! Enfin !
Entendre sa voix ne me fit pas grand chose. J'étais comme anesthésié.
_ Justine... Je viens seulement d'avoir ton message.
Mens donc, mens encore. J'en avais rien à foutre.
_ Ta voiture est en état, ne t'en fais pas, ajoutai-je.
Autant ajouter que t'as fait un bon voyage !
Elle bégaya :
_ Oui, oui, je... C'est pas pour ça que je t'appelle.
_ Ah non ?
_ Non. Je t'ai dit sur ton répondeur, tu ne l'as pas écouté ? Il s'est passé quelque chose de grave, Laurent. Je suis... désolée de te l'annoncer par téléphone, mais...
_ Accouche.
J'entendis son expiration tendue. Je l'avais giflée avec un seul mot.
_ Sonia, elle... Il y a eu une explosion chez elle. Elle est morte, Laurent. Elle est morte.
C'était donc bien ça.
Une explosion ?
_ Une explosion ?
_ Oui. Le gaz, apparemment. Un accident, certainement. Je n'arrivais pas à te joindre, je ne savais pas quoi faire. C'est peut-être même un suicide... c'est difficile à savoir. Écoute, j'ai parlé à la police.
_ Les flics ?
_ Oui, je t'ai dit que je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas quoi croire. Je voulais en savoir plus. Je leur ai parlé de toi.
La salope !
_ Sonia allait bien quand je suis parti, lui dis-je méchamment.
_ Je sais, je sais... je leur ai bien dit que tu étais parti avant, avant qu'elle... Avant l'accident... Que tu étais avec moi.
_ Donc je n'ai rien à voir avec ça.
_ Je n'arrivais pas à te joindre, et peut-être tu savais quelque chose !
_ C'est à dire ?
_ Il s'est passé... quelque chose.
_ Oui, on a rompu, tu le sais bien. Et donc ça voudrait dire qu'elle se serait foutue en l'air à cause de moi, c'est ça ?
_ Je ne t'accuse de rien. Mais peut-être tu pourrais nous aider à y voir plus clair, je sais pas...
_ Tu ne sais pas... Eh bien moi non plus. Et les flics, qu'est-ce que tu leur as dit ?
_ Juste que tu étais certainement la dernière personne à l'avoir vue vivante, je pensais qu'il fallait qu'ils soient au courant. Ils aimeraient te parler.
_ Ah ouais, carrément ?
_ Oui, oui, mais ils veulent seulement discuter avec toi.
_ Ils veulent m'interroger, plutôt. Tu m'as mis les flics au cul ! Justine, bordel !
_ Non, non, je t'assure, ils veulent juste...
_ ...me poser quelques questions, comme on dit, hein, c'est ça ? Écoute, demain j'enterre un vieil ami et je suis à plus de neuf heures de route de chez toi. Tu leur as dit ça, avant qu'ils ne me collent un avis de recherche ou je ne sais quoi ?
_ Oui, oui, ils savent. Je te dis, ne t'en fais pas. Tu n'y es pour rien là-dedans, hein ?
_ C'est une question ?
_ Nnn... je... non, dis-moi seulement s'il s'est passé quelque chose avant, vous vous êtes disputés, vous...
_ En quoi ça te regarde, de toutes façons ? Tu veux faire leur boulot à leur place, ou quoi ?
_ Non, j'aimerais juste aider.
_ Il n'y a rien à faire, Justine. Sonia est morte, et voilà.
Je sortis le flingue de mon sac et tins un bouleau en joue pendant quelques secondes. C'était vrai : que pouvais-je y faire ? La ramener d'entre les morts ? Par contre, je pouvais peut-être m'arranger pour que tout ce massacre s'arrête, avant que tous les gens qui aient comptés pour moi ne se fassent tuer.
Car c'est ce que tu fais, n'est-ce pas ?
On dirait bien. Est-ce que j'avais voulu tout ça ? Étais-je responsable de toutes ces horreurs ?
Alors je vis une voiture s'engager dans le pré à côté de la cabane. Ta voiture. Je savais que tu reviendrais ; mais pas aussi vite. C'était déjà toi. De l'autre côté de l'étang, ta petite voiture blanche, à l'apparence si inoffensive, s'arrêtait dans les herbes trop hautes.
Justine me disait quelque chose dans l'oreille, à des centaines de kilomètres d'ici.
_ Écoute Justine, maintenant je vais devoir te laisser.
_ Est-ce que tu as besoin que je vienne ?
Là, elle réussit presque à me déconcentrer.
_ Hein ? Mais pourquoi je voudrais ça ?
Tu sortis de l'habitacle sans te presser mais tu tournais déjà la tête vers moi. Même à cette distance, je savais que tu me regardais, tes yeux bleus braqués sur moi. Tes mains rejoignirent tes poches et, tranquillement, tu te mis en route.
_ Je pourrais... Je peux t'aider. Tu as peut-être besoin de quelqu'un en ce moment.
_ Je suis chez moi. Je n'ai pas besoin de toi. Je te rappellerai.
Et je raccrochai.
Tu venais vers moi, encore. Tu étais habillée et tu sortais de ta voiture, au lieu d'être nue et d'escalader le ponton. Mais c'était bien toi. J'éteignis mon portable et le rangeai dans le sac. Je tenais toujours le gros revolver, posé contre ma cuisse.
Tu t'approchais. Tu disparus quelques instants derrière la haie de petits sapins jouxtant l'entrée du ponton. Tu réapparus quelque temps plus tard. C'était bien toi. C'était encore plus toi.
Et tu revins sous les bouleaux et le gros châtaignier, les bottes mexicaines dans la mousse, debout devant moi. Tu souriais. Tu portais la même tenue que lorsque tu étais venue en Bretagne.
_ Encore ce flingue. Tu ne peux pas t'en débarrasser, hein ?
Je ris un peu.
_ S'il n'y avait que ça...
_ Tu vas finir par faire mal à quelqu'un.
Je me relevai, m'époussetai le derrière avec ma main libre.
_ T'en connais un rayon sur faire du mal aux autres, Maëlle.
_ Je suis à bonne école. Tu voulais me tirer dessus, hier déjà. Et aujourd'hui tu m'as violée, tu sais. C'était pas très gentil, ça.
_ Je suis sûre que tu n'as rien senti. Ce n'était pas vraiment toi.
_ Je ne ressens presque plus rien. Je ne ressens que ce que tu veux que je ressente. Je ne suis plus vraiment moi-même, ces derniers temps.
Tu me fis un sourire cruel. Salope.
_ Je ne veux pas que tu me méprises, Maëlle.
_ Tu penses que je te méprise ? Vraiment ? Alors je te méprise.
Tu caressas ta fine chaîne sans médaillon autour de ton cou.
_ José, c'était toi ?; lui fis-je.
_ Si c'est ce que tu penses, oui.
Je me grattai la hanche du bout du canon.
_ Et Sonia ?
_ Ouiiii...
_ Ça t'amuse, hein ?
Tu te mis à rire, mécaniquement, comme tu étais mécanique alors que je te baisais dans la mousse sous le châtaignier.
_ Arrête ça !
Tu stoppas net et eus encore ce faux sourire, avant de reprendre un air sérieux fabriqué.
_ Elle n'a pas souffert, tu sais. Ou disons que je ne l'ai pas plus torturée que tu ne l'as fait.
_ Faut arrêter ça.
_ A qui le dis-tu... « A qui le dis-tu ? », ce n'est pas rhétorique, c'est une vraie question, Laurent.
J'armai le chien du flingue. Ça fit moins de bruit que dans les films, mais elle le remarqua quand-même.
_ Tu n'es pas que dans ma tête. Je n'étais pas là quand José est mort. Je n'étais plus là quand Sonia... Je n'étais pas là, ça ne peut pas être moi. Je ne suis pas un schizophrène halluciné lourdement atteint. Je n'étais pas là, bordel !
_ Non, c'est vrai. Mais moi je l'étais ! J'étais là. Et j'ai tout vu. Tu veux que je te raconte ?
_ Non !
Je tendis l'arme vers elle. Elle se tenait à moins de quatre pas de moi, impossible de la rater à cette distance.
_ T'as peur d'appuyer sur la gâchette, hein ? T'as peur qu'il ne se passe rien.
_ Je pourrais. Je pourrais si je le voulais.
_ Ouais. Si tu le voulais vraiment. Mais tu es un lâche. Une sorte d'impuissant.
Les larmes vinrent à mes yeux. Mon ventre protestait encore, prêt à renvoyer le baeckeoffe. Il ne fallait pas que je me laisse aller. Je devais tenir bon.
_ Tu n'arrêteras jamais ? Tu n'arrêteras jamais de me torturer, c'est ça ?
_ Tout s'arrête un jour, Laurent. Tout. Même ce monde disparaîtra, un jour. Ce monde et tous les autres. Tous les autres mondes que transportent les gens en eux. Et tu ne cesses de m'appeler. Pourquoi m'appelles-tu encore ? Si tu n'arrives pas à appuyer sur cette gâchette, pourquoi tu m'appelles encore ?
_ Je ne t'ai pas appelée.
Elle n'avait pas besoin de me contredire : je savais que si. Elle avait raison, je n'avais pas cessé de l'appeler.
_ Je voudrais savoir pourquoi, Maëlle.
Son regard se fit intense, plus habité que jamais, plus vrai, plus vivant que jamais.
_ Tu veux vraiment le savoir ? Es-tu certain de ne pas le savoir déjà ?
Je pleurais comme un gosse, l'arme beaucoup trop lourde au bout de mon bras.
_ Y a-t-il seulement une réponse, Maëlle ? Y a-t-il seulement une raison ? Une raison claire, précise ? Une raison autre que... le mal de vivre ?
Elle leva lentement son bras, tendit son index comme je tendais l'arme.
_ Y a-t-il seulement une raison à pourquoi tu m'as appelée ? Une raison autre que le mal de vivre ? Que la peine de la perte ? Que la colère et la haine qui étaient déjà en toi, bien avant même qu'on ne se rencontre ? Tu veux arrêter tout ça ? Alors fais-le ! Fais-le, bordel ! Tes parents en souffrent. Tous ceux que tu connais vont être touchés, tous ! Même ta mère !
_ Non ! Pas ma mère, non, tu ne l'auras pas !
_ C'est pas ce que tu veux ?
Et son sourire... Un sourire de hyène. C'est ce qui dut faire sauter mes dernières barrières.
Le recul jeta mon bras en arrière, me luxant l'épaule, la détonation m'assourdit immédiatement, mais je tins bon : je m'aidai du bras gauche pour tirer encore deux fois.
Il n'y eut pas de sang, ou alors je ne le vis pas.
Si son corps tressauta violemment à chaque impact, Maëlle n'eut pas l'air surprise. La souffrance sembla également absente. Elle continua à me regarder et finit par choir en arrière. Dans la mousse sous le grand châtaignier.
Les sanglots sortirent de moi et je pus enfin crier. La campagne résonna alors, non plus de trois détonations déplacées, mais de ce cri abject qui me permit de garder une étincelle de raison.
J'étais responsable de tout mais je n'avais tué personne. Je n'avais pas tué Maëlle. Maëlle était déjà morte.
Et pourtant. La douleur dans mon épaule criait avec moi l'horreur de l'acte, l'horreur du meurtre.
Mais je me raccrochai à ce cri et à cette douleur. Le cri et la douleur du soulagement.
Et malgré tout, je restais clairvoyant. Je voyais clair dans mon jeu. J'avais besoin de ce scénario. J'avais eu besoin qu'elle revienne, encore. Qu'elle revienne, plus réelle, plus proche de celle que j'avais connue. La version précédente, érotisée mais imparfaite, n'était basée que sur des fantasmes restés à jamais inassouvis. Je n'avais jamais pu lui faire l'amour. Et je n'avais pas réussi aujourd'hui, même de retour au beau milieu de mon jardin secret, je n'avais pu assouvir cette faim. Cette faim en moi, qui était là quand Maëlle était encore vivante, et qui était restée après sa mort. C'était resté, avec tous les autres restes de l'inaccompli. Avec tous ces vestiges d'amour à jamais contrarié.
Prostré sur moi-même, j'avais fait tant de mal autour de moi. J'avais refait le monde à mon image. Un monde autodestructeur que j'avais voulu, appelé, prié, conçu.
Je m'approchai de son corps, elle avait les yeux ouverts. Ses yeux bleus ouverts sur le bleu du ciel qui contrastait si joliment avec le vert vif de la cime des arbres. Je m'approchai plus encore, debout devant elle étendue, et regardai à nouveau en l'air, tentant de voir ce que ses yeux morts ne voyaient plus. Le bleu, le vert.
Alors je m'étendis tout contre elle, la tête posée contre sa tempe froide et je contemplai ce paysage à la fois céleste et sylvestre. Et une chanson commença à se créer dans mon esprit, chassant les autres pensées. Les mélodies commencèrent à prendre forme et les mots arrivèrent avec elles.

Le vert flotte dans le bleu, le ciel fond les arbres, les arbres fondent vers les cieux immobiles.
Secondes suspendues.
Si sonné de toi que j'en résonne dans ton corps.
Secondes suspendues.
Quelques mots perdus dans les jardins de la faim, nous partons.
Nous partons trouver ce sol séché, cette terre empoisonnée, il n'y a pas à se retourner.
Nous avons joué les dernières notes se terminant dans un feedback.

Alors le feedback retentit dans mon crâne et le ciel se couvrit de nuages gris, qui n'annonçaient pas la pluie, mais qui cachaient le soleil, assombrissant tout, en un crépuscule précoce.

Nous n'étions pas loin de la fin du monde.
Nous avons laissé nos guitares derrière,
A la cave, le piano rassemble la poussière
Champs de pierres, jardin du suicide
Nous nous tenions au bout d'un monde.

Je vidai le barillet en tirant en l'air, me demandant si les balles allaient me retomber sur la gueule ou si elles disparaîtraient là-haut dans les nuages, comme si elles n'avaient jamais existé.
D'ailleurs, peut-être qu'elles n'existaient pas vraiment.
Mais ici, presque tout était possible, tant que je continuais de vivre. De percevoir. De ressentir. De bâtir et détruire mon monde. Ici, chez moi, la matière était plus facilement modelable. J'en avais profité ; j'en avais abusé, même.
Il fallait vraiment que ça cesse.
Demain serait un autre jour.
Demain, j'enterrerais mon ami José, mais tout serait revenu à la normale.
Je laisserais les autres intervenir, je les laisserais entrer dans mon monde, j'arrêterais de vouloir tout contrôler. Je renierais mon imagination, ma puissance, mon égoïsme monstrueux. Enculé d'artiste ! Enculé de prétentieux ! Je leur laisserais leur chance. Qui serait aussi la mienne. Je me rachèterais à moi-même, pour une poignée de putains de kopecks. Des clous !
Avec le corps de José, ce serait mon deuil de Maëlle, et même celui de mon frère, que je mettrais en terre, que je laisserais à la merci de la lente pourriture de l'oubli. La saine décomposition de l'oubli, la saine reconstruction de la mémoire désincarnée.
Mon histoire est presque terminée, qu'elle continue plutôt avec vous. Ceux qui sont encore là, qui peuvent encore me percevoir, me garder en vie.
C'en est fini de pleurer sur mon sort. Enculé d'artiste. Salopard de menteur.
C'en est fini des dialogues de sourds avec moi-même.
Ce soir, tout à l'heure, je rentrerai à la maison, chez mes parents, j’attraperai la vieille guitare d'Arnaud, celle dont je ne pouvais plus jouer, et j'écrirai ma dernière chanson, qui ne serait jamais plus jouée. Encore moins gravée dans l'immortalité d'un enregistrement quelconque. Une chanson que personne n'entendrait jamais, qui se finirait dans un feedback assourdissant. Un cri de soulagement.