Les Jardins De La Faim (espèce de feuilleton - chapitres I à IX)

I

Autant sortir avec une poule. Cot-cot-cot, elle jacasse, la poule. Elle le traîne par le bras. Le pauvre! Son extase de fille frivole porte comme une véritable violence sur le pittoresque des gens d’ici.
J’étais pas d’ici. Et je ne partageais pas sa fascination pleine de bruit. Bordel, qu’est-ce que je foutais avec ces cons ? Boire avec qui veut boire et loger chez qui veut bien te loger ne réserve pas que de bonnes surprises pour l'humanisme.
J’avais tendance à être sacrément trop ouvert, une fois bourré.
Je m’étais pourtant dit qu’une ballade matinale m’aiderait à dessaouler de la veille. Pour redescendre, ça !, sûr que je descendais. Se lever un dimanche matin, lendemain de chouille, quelle bonne idée. Tchernobyl plage. La déprime du lendemain charriait avec elle les nuances chatoyantes d’une irritation grandissante: exéma en plaques sur la gaine des nerfs, provoqué par cette pétasse, l'air intelligent quand il s’agissait de parler d’art après quinze bières, insupportablement conne le matin avec son mec.
Un bon bougre, lui, pourtant. Encore un qui se faisait bouffer la personnalité pour quelques coups de queue et un espoir d’avenir à deux.
J’ai toujours admiré les gens qui s’émerveillent devant les petites choses, pas les connes qui délirent sur le banal, juste pour déchirer le silence innocent de leurs exclamations stupides d'otarie.
_ Ooooh, j’aimerais tellement une maison sur la plage ! Tu crois que c’est possible, toi, de bâtir une maison sur le sable ?
_ Essaie plutôt la banquise, lui rétorquai-je, mais elle ne m’entendit pas maugréer dans le vent marin.
Tu parles d'un cadeau pour les pauvres esquimaux.
Pas dégueulasse dans son physique, certes, quoique je doute que les esquimaux…
Une brutalité sur ma manche me détourna de mes idées glaciaires. La grognasse tirait dessus, courbée sur moi, les yeux écarquillés.
_ Et toi, tu voudrais pas vivre sur la plage ?
Je supposai que je n'avais pas entendu la réponse (négative?) de Manu à sa question débile.
_ Ben, c’est ce que je fais quand il ne pleut pas, qu’il ne fait pas trop froid et que je passe des soirées seul. Et que je suis en bord de mer.
_ Aaaaah, je me disais bien que t’étais un mec qui aimait l’aventure. C’est pas comme Manu ! L'aventure, pour lui, c'est de garder les mêmes chaussettes pendant trois jours.
Elle se marrait comme une baleine échouée bourrée sur un rivage de Bretagne.
Un de ses couplets sur les soi-disant marginaux de mon espèce allait démarrer, je le sentais. Je coupai court :
_ Si pour toi, faire son trou pour chier dans le sable en espérant ne pas être découvert au mauvais moment, si ça, c’est romantique, te prive pas ! Dès que t’auras une envie, cours vite ici faire tes besoins. Tu laisseras peut-être un souvenir inoubliable aux enfants de touristes qui traînent encore par là.
Et les parents lui reluqueraient le cul.
_ Ah-ha, t'es drôle ! Comment tu fais pour tout prendre à la rigolade comme ça ?
_ Je suis un con pessimiste, ça aide.
Elle tirait encore sur ma manche.
_ Hé, dis, y’a Manu qui s’en roule un, ça te dit toujours pas?
Beaucoup de mauvais souvenirs m’avaient tenu éloigné de l’herbe, depuis bien longtemps.
Je ne compris jamais pourquoi j’avais accepté cette fois. Le matin, encore bourré de la nuit, je n'avais pas fumé depuis peut-être un an… Ou deux.
Manu gueulait, une grande partie de son sachet s’était envolée dans les embruns. Vus ses plants sous loupiotte dans l'armoire et ceux dans la serre, je ne me faisais pas de souci pour le renouvellement de son stock.

Il tira plusieurs grosses taffes. Il tendit le joint à Justine, qui n’en prit qu’une longue et lente. Elle me le donna en pouffant de rire. Qu'est-ce qu'il y avait de marrant?
Là, j’eus bien un pincement à l’estomac, estomac qui me parlait de son copain le foie qui n’aimait pas trop ce genre de choses. Foie, estomac ou putain de cerveau. De toutes façons, tout est lié. Mais je retins longuement la fumée, sur plusieurs taffes.
Rapidement, je ne sentis plus mes pieds.
Mais c’est dix minutes après que je tombai.

Je cesse de vomir à demi-conscient. Je réalise que je suis désormais seul sur la plage.
Encore très faible, je réussis à me relever.

J’avais carrément froid. Mon estomac était endolori de s’être retourné pour ne vomir que de la bile.
Je lançai un peu de sable sur mes flaques.
J’étais presque déçu que la fille et son mec incroyablement patient ne soient plus là. Je les avais entendus parler sans comprendre ce qu’ils disaient, et puis j’étais trop défoncé pour penser. A un moment, quelqu'un m'avait touché.

Pas d’importance. J'ai toujours mon sac avec moi. Je ne l'ai pas perdu. Et ça va un peu mieux.

Je décidai d’aller me réchauffer dans le bar, boire un café et peut-être passer à la boulangerie avant, histoire de colmater un peu.
J’achetai un petit pain pas trop gras et me dirigeai vers mon bar habituel.
Le patron me vit rentrer, il secoua la tête, mais il avait le sourire aux lèvres.
_ Oh-la, t’as encore fait fort, dis-moi !
_ Salut Loïc.
_ Salut, bonhomme. T’en tiens une bonne.
_ Fumé de l’herbe, mon foie ou autre chose supporte pas ça…
_ C’est de la saloperie ! Qu’est-ce je te sers pour te redonner des couleurs ?
_ Mets-moi un café rallongé et un verre d’eau, s’il te plaît.
Assis au comptoir. Quelques hochements de têtes pour quelques visages que je connaissais à peine, mais pas plus. Il fallait vraiment que je me pose, ma tête tournait à nouveau.
_ Tiens, bois ça avec le café, t’es verdâtre.
_ Eh, j’ai pas demandé de whisky !
_ Je sais, c’est cadeau. C’est juste un baby, tu verras, ça te fera du bien.
_ Tu veux ma mort...
_ Fais-moi confiance.

Je dévorai le petit pain entre la vie et l'au-delà mais le whisky passait si bien que j’en commandai un quatre centilitres. Loïc se marrait. Une cigarette faillit bien me faire replonger dans un état vomitif. Mais juste aux premières bouffées.
_ Dis-moi rouquin, tu connais Manu et Justine ?
_ Attends voir, les Barachas ?
_ Sais pô, connais que leurs prénoms.
_ Ça doit être les Barachas. Mariés. Ouais, je connais. La fille, c’est une chouette gamine. Le gars, je connais moins, connais pas à vrai dire.
Je ne savais pas pourquoi je l’avais branché sur le couple. Et je n’avais pas la force de relever ses mots gentils sur la fille. Mariés, merde... Barachas, prononcer « casse ». La discussion s’arrêta là, il ne posa pas de question.
Je commandai mon troisième whisky pleine dose, Loïc secoua la tête.
_ Je regrette de t'avoir payé le premier. Ça devait être le seul. Tu vas te déboulonner vite-fait bien-fait, à ce rythme-là.
_ Oh-la, barman, vous me faites la morale ?
Une fois sorti de derrière son comptoir, Loïc était un des plus gros buveurs de whisky que j’aie jamais rencontré.
_ Je sais boire. Je sais m’arrêter. Je sais quand commencer, fit-il en claquant doucement le verre devant moi.
Je rigolai un peu.
_ Eh bien moi, aujourd’hui, je commence dès maintenant. J'attends quelqu'un.
_ Tu vas pas me le dire à chaque fois que tu viens, non ?
_ Je te fais confiance, je te fais confiance… C'est un peu une blague, mais faut bien que tu comprennes.
Son visage changea d’expression. Fermée et froide, l'expression.
_ Écoute mon garçon, tu vas pas passer ta vie à boire en attendant une fille que tu as fui, non ? Dis-moi, t’as déjà entendu pareille histoire de loup solitaire aussi débile, hein ?
_ Je sais pas moi, ce genre de conneries tu dois en entendre.
_ Justement ! J’veux pas en entendre davantage. Surtout pas venant de toi.
_ Désolé.
_ Y’a pas de mal.
_ Tu me notes tout ça ?
_ La première avec le café et le baby, c’est pour moi.
_ Ça marche. A plus, rouquin !

Ouais, j'avais déjà vidé mon verre.

J'avais une idée de valse musette jouée à la bluesy branque. Fallait pour cela que je passe chez Sonia chercher ma gratte. Ça faisait une semaine que je ne l'avais pas touchée. Ma guitare, mais aussi Sonia.
Dix-heures et demie du matin, elle risquait de ne pas être réveillée. Ou même de ne pas être encore rentrée.
Comme je le pensais, la porte de la véranda n’était pas fermée. Je pénétrai dans la maison sans me méfier. Mes déconvenues matinales n’allaient pas s’arrêter à un malaise cannabique: je me retrouvai face à un husky méfiant, étendu devant les escaliers qui menaient aux chambres.
Putain de merde, je le connais pas celui-là. Et lui il me connaît pas non plus.
Le chien restait couché, il ne bougeait pas d’un poil, ses yeux bleu glace braqués sur moi.
_ Sage… Sage, le chien. Je suis un copain. Copain, le chien.
Je reculai d’un pas, l’animal fit mine de se lever.
_ Putain de merde !
Je m’accroupis puis m’immobilisai. Tapai sur ma cuisse.
_ Viens le chien, viens.
Tape sur ma cuisse.
Il ne bougeait pas. Je n’arrivais pas à m’imaginer l’enjamber sans crainte et aller chercher ma gratte à l’étage dans la chambre d’amis. Je la squattais quand je ne dormais pas avec Sonia. On baisait parfois, la plupart du temps bourrés.
Mais ce n’était pas une partie de jambes en l’air avec Sonia qui aurait pu me faire enjamber le loup. Après quelques interminables minutes de confrontation silencieuse, récupérer ma guitare fut pourtant une motivation étonnamment plus puissante. Peut-être aussi était-ce de l’orgueil. Ou de l'alcoolisme. J’allais pas me faire emmerder par un sale cabot.
Je passai donc une jambe au-dessus du chien, il pouvait ainsi me chopper les bourses très facilement.
Le chien ne broncha pas.
Je n’étais qu’à moitié content de moi, car je savais qu’il me faudrait revivre la même épreuve dans l'autre sens.
Je grimpai les escaliers trois à trois en essayant de ne pas trop faire craquer le bois.

Un tout autre genre de craquement résonne dans toute ma carcasse, quelqu'un m’attrape par le bras, me fait une clé et me plaque contre le mur.

_ Qu’est-ce que tu fous là, babzouille de mes deux ?
J’entendis d’une oreille choquée le chien japper en bas.
_ C’est rien, Kurt, c’est rien, tout va bien ! Par contre, pour toi mon salaud, ça va pas aller du tout !
_ Mais…
_ Qu’est-ce que tu fous là, hein ? Tu viens piquer la télé, des disques pour t’acheter de l’herbe, c’est ça ?
Je n’eus pas la présence d’esprit de lui expliquer que mon organisme ne supportait toujours pas le THC, vue mon expérience désastreuse du matin.
_ Non !
_ Ah ouais ? Et t’es qui, toi, alors ?
Une porte s’ouvrit, une exclamation étouffée et féminine ne le fit pas relâcher sa prise.
J’avais l’impression qu’il allait m’arracher le bras comme on arrache une patte à une sauterelle. En plus, je ne savais pas quelle gueule avait mon ninja, mais il en sortait une odeur pourrie presque aussi insoutenable que la douleur dans mon épaule.
_ Suis un copain de Sonia.
J’entendis Sonia approuver, sa voix avait l’air aussi endormie qu’incrédule.
_ Ah ouais… T’es quel genre de copain pour rentrer comme un voleur et amadouer mon chien, hein ? Un putain de chien de garde !
Mon dieu, pensai-je, cet homme est peut-être la providence incarnée qui m’aurait finalement évité de me faire arracher les couilles, lors de ma prochaine partie de saute-husky.
Je sentis, plus que je ne vis, Sonia s’approcher.
_ Mais lâche-le, Ju’ ! C’est un bon copain, il crèche ici.
_ Il habite ici ?!
_ Des fois ça arrive, pas tout le temps. T’as pas trop mal, Lolo ?
_ Ça va, ça va. Mais bordel, si tu pouvais me lâcher, qui que tu sois, je me sentirais mieux.
Le type me libéra en grognant et le soulagement fut instantané. Non, le garde du corps connaissait son affaire, il ne m’avait pas pété le bras. Mais son agressivité s’était retournée contre Sonia.
_ Alors, t’es le genre de gonzesse qui couche avec tout le monde, toi, hein ? C’est ça ?
Ma copine avait l’air de trouver tout ça très fatiguant et elle ne réalisait pas que son mec d’une nuit ou quatre commençait à présenter des signes évidents de colère incontrôlable.
Elle lui tourna le dos, visiblement pour rejoindre sa chambre, mais elle fit l’erreur d’ouvrir sa jolie bouche une fois de trop :
_ Écoute, je couche avec qui je veux et ici c'est plus chez lui que chez toi, alors écrase.
Je sentais que ça allait déraper, tout en priant pour que ça n’arrive pas.
Pas de bol, l’armoire à glace attrapa Sonia, la fit se retourner et lui colla une baffe monumentale.
Je courus dans la chambre d’ami, chercher quelque chose d’assez lourd pour fracasser le crâne du misogyne militariste.
J’entendais Sonia crier, le chien aboyait encore.
Je pensai à ma guitare mais me décidai très vite pour un autre objet moins personnel, à savoir une casserole que j’avais laissée traîner près du lit, en cas de petits soucis digestifs.
Dans le couloir, l'homme-marteau secouait toujours mon amie, toutefois sans plus la frapper.
Sonia gueulait encore, elle était bien réveillée maintenant.
_ Putain, mais lâche-moi, gros con !
L’autre me tournait idéalement le dos quand je lui assénai sans pitié trois coups de suite. Je n’avais certainement pas sa force mais je n’étais pas non plus ce qu’on pouvait appeler un gringalet. Et lors de mes virées éthyliques, plusieurs méchants avaient déjà (presque) succombé à mes coups de cendriers intempestifs. On m'avait déjà mis en garde contre la dangerosité de telles réactions, mais j'ai toujours violemment réagi à la violence. C'est viscéral, ça ne passe pas par le cerveau.
Si bien que je n’en crus pas mes yeux quand le type eut l'air de vouloir riposter, au lieu de tomber.

Et là intervient le chien.

La brute tenait toujours Sonia par le colbac quand le husky lui fonça dessus et le fit chuter. Si j’avais essayé, je n’aurais pas réussi. D'ailleurs... j'avais essayé. Mais oui, il lui fit lâcher prise en même temps que perdre l’équilibre. Et notre baffeur professionnel se retrouva la gorge entre les crocs de son propre chien.
Un de ses avant-bras avait été mordu, ou griffé. Superficiellement, à ce que je pouvais discerner, mais la blessure serait tout-de même douloureuse.
A sa décharge, on pouvait pas dire que le gars faisait le fier. Attaqué par son propre chien... Putain.
« Euh... » fut tout ce que je pus dire.
J'avais toujours ma casserole à la main.
_ T’es vraiment trop con. Te faire attaquer par ton propre chien, c’est tout ce que tu mérites, fit Sonia, la tête bien sur les épaules malgré sa récente expérience de la baffe 38 tonnes.
_ C’est pas mon chien ! C’est pas mon chien ! Gentil, Kurt !
Sonia se marrait.
_ C’est pas ton chien, finalement ? C’est à qui, alors ?
_ C’est pas mon chien… C’est celui de mon frère, il… Il est maître-chien. Et c’est son chien à lui. Je le garde cette semaine, c’est tout. Gentil, Kurt, gentil.
_ Il aime pas qu’on batte les femmes, apparemment.
_ C’est qui Kurt ?, fis-je.
_ C’est le chien, bêta, répondit Sonia.
_ Ah.
_ Oui, Kurt comme Kurt Russel.
_ Ah oui ?
_ Il a joué dans « The Thing ». Y’a un husky dans le film, c’est pour ça qu’il l’a appelé Kurt, il pouvait pas l’appeler « la chose » quand-même…
_ Je connais le film, merci…
_ …mais il m'avait fait croire que ce joli chien lui appartenait. Quel frimeur à la con.
Le gars geignait faiblement, Kurt ne bougeait pas, les crocs toujours posés sur sa gorge.
_ Faites quelque chose, bon sang, murmura l’armoire.
_ Je pourrais peut-être lui mettre un coup de casserole, proposai-je sans enthousiasme.
Sonia me lança un regard noir avant de s’accroupir et de tapoter par terre.
_ Kurt… Lâche! Lâche! Viens mon chien. Viens ! C’est bon, Kurt, c’est un bon chien, ça…
Il avait desserré lentement les mâchoires et était venu se blottir contre Sonia, faisant barrage entre elle et le colosse vaincu.
Le principal concerné souffla un coup puis se redressa. Le chien grogna. Julien s’immobilisa.
_ C’est bon, Kurt, c’est bon, gentil, murmurait Sonia en caressant le poitrail de l’animal, pas peu fier d’avoir dominé son adversaire. Mais il cessa de gronder.
Ju’ finit par reprendre des couleurs. Il se passa une main derrière la tête.
_ Sacré coup de casserole, mon gars, j’ai bien cru que j’allais tourner de l’œil, fit-il humblement.
Je ne lui précisai pas que je n’avais pas compris comment il était possible que ce ne soit pas le cas, mais je reposai mon arme là où je l’avais prise. Je remarquai non sans horreur qu’elle avait été déformée par les chocs.
J'aurais pu le tuer. Et il était encore debout.

La grosse brute épaisse était partie toute recroquevillée sur elle-même. Mais le dernier regard qu'il m’avait lancé semblait me promettre quelque chose comme la torture.

Sonia et moi, on est assis à la petite table de la cuisine devant une grosse tasse de café. Je replonge dans le coltard déprimant qui invariablement t’engourdit quand l’alcool redescend.
_ Tu vas me dire qu’est-ce que tu foutais avec ce con ?
Sonia s’est pincée la lèvre inférieure – qu’elle avait plutôt charnue et molle, c’était assez amusant de tirer dessus.
_ A ton avis ?
_ Si je te le demande...
Les gonzesses adorent ne pas répondre à ce genre de question, certainement histoire de nous laisser imaginer plein de choses fausses et vraies. Surtout fausses.
_ Un plan cul, c’est tout. Avais envie de baiser, bêtement et salement. Efficace.
_ Super…
_ Pas vraiment, non. C’était très ennuyeux, bête et même pas efficace, ennuyeux. On s'est vus quelques fois. Je le trouvais drôle au début, drôle et viril. En fait il est juste con.
Mes tripes se serrent, comme sous un coup refoulé au loin qui ne fait pas sentir son impact, seulement la chaleur malsaine qui le suit. Nos rapports sexuo-amicaux étaient sans illusion mais le sexe avait toujours été quelque chose de trop personnel, trop une violence intime pour que je puisse vraiment me foutre que les filles avec qui je baisouillais, baisent avec d’autres.
Le sexe est plus une déception permanente. Je pense toujours que les autres s’amusent et jouissent plus que moi, qu’ils ont pigé un truc que je ne comprendrai jamais.
J’étais devenu adulte quand j’avais constaté que je m’étais fait une idée du sexe avant de le vivre, idée qui s’était explosée en le pratiquant. On s’en fait une montagne, des couleurs de bleu du ciel et d’herbe verte et chaude, une odeur de foin et de lait sucré. Et on se retrouve dans une situation vaguement laborieuse, répétitive et lointaine.
C’est comme s’il y avait quelque chose entre elles et moi.
Je pensais que peut-être mon corps était cette chose, cette coquille, cette barrière, ce mur. Mais je cessais de désirer la fille à partir de l’instant où je la trouvais plus ou moins offerte, gagnée par un plaisir que je ne connaissais pas, quelque chose que je n'avais pas l’impression de déclencher. Un sentiment de solitude. La fille avec qui je parlais de tout et de rien juste avant, la fille qui me donnait envie de faire le clown, qui me faisait briller le regard, me remplissait d’énergie, cette fille devenait une autre lorsqu’elle fermait les yeux, mes mains sur et à l’intérieur de son corps, devenait une autre lorsque ma queue était en elle. Une étrangère. Une inconnue. « C’est moi qui fait ça ? », me demandait une partie - purement spectatrice - de mon cerveau. Jamais « nous faisons ça ».
Sonia l’avait bien senti. Elle m’avait trouvé distant, froid, bizarre. Elle disait prendre du plaisir mais ses yeux semblaient me poser des questions.
C’est certainement pour cela que ça n’avait rien donné. Nous avions plus ou moins réussi à être amis, amis à la fois proches et prudents, de bien drôles d’amis qui baisaient à l’occasion, comme pour se persuader que ce n’était justement pas ce qu’ils étaient censés partager. On ne peut pas vraiment être ami avec quelqu’un que l'on baise.
Et puis, il y a une autre femme dans l'histoire...
_ J’en ai marre de tomber sur des connards, murmurait Sonia.
_ Merci beaucoup.
_ Raaah, je parle pas pour toi, ça n’a rien à voir.
Je n’ai jamais cru les filles qui me disent ça. Comme l’impression d’un mensonge qui se veut rassurant et fait beaucoup de peine. Je ne me crois pas si différent, non.
_ Faut dire que t’as fait fort, avec cet animal. T’avais pas vu que c’était un gros con ?
_ Je pensais justement qu’avec lui, au moins, je ne risquerais ni attachement, ni regret, ni durabilité.
_ « Durabilité ! » « Efficacité ! »
Elle fit la grimace. Son café était froid.

Le mien aussi, mais je continue à le siroter pour faire passer les clopes à la chaîne. Un disque de Dälek balance son hip-hop lancinant dans la pièce à côté. Les larsens mis en boucles nous parviennent de loin comme des sirènes d’ambulance.

Sonia sourit en tapotant la tête du chien.
_ Lui, en tout cas, il s’est attaché à moi.
Je ne pus que répondre à son sourire. Au sien et à celui de Kurt. Julien l’imbécile n’avait pu l’approcher et encore moins le faire monter dans sa voiture. Il avait dit qu’il appellerait son frère pour tout lui expliquer. Il reviendrait le chercher lui-même, « ce putain de clébard ».
J’essayai de me souvenir de l’idée de riff qui m’avait fait venir ici à la recherche de ma guitare. Je me rappelais que la moitié, et encore...

Un ange passe en sifflotant pas très juste.

_ Tu sais, Sonia, quand j’avais entre onze et treize ans, je m’étais inventé une petite copine pour contrer celle, tout autant imaginaire, de mon voisin ; un copain avec qui je passais mes week-ends à jouer dans les bois, à la console et surtout à se raconter plein d’histoires. Et cette fausse copine s’appelait Sonia, justement.
Elle rigola, comme attendrie.
_ Je te jure. Je l’imaginais brune et frêle, juvénile. Forcément à l’âge qu'on avait… Je racontais à mon voisin qu’on avait fait l’amour quelques fois et que c’était merveilleux et-tout-et-tout. Alors, on incluait nos copines dans nos histoires de guerre ou d’espionnage. Nous n’étions plus deux mais quatre à se bagarrer contre les allemands, les tueurs à gage ou les monstres mutants. Elles nous accompagnaient, on les protégeait et elles nous sauvaient la vie quand tout semblait perdu. On incorporait même des scènes d’amour. Couchés dans l'herbe, on les mimait. Ridicule.
_ Le ridicule ne tue pas les enfants. C'est chouette ce que tu me racontes, c'est mignon.
_ Mignon?
_ Oui, ne détruis pas ces souvenirs. Tu vois tout en noir, même les bons souvenirs.
_ Des bons souvenirs, ça?
_ Mais oui, seulement, tu rattaches tout à ce que tu vis maintenant et ça... Ça fausse tout.
_ Mais C'EST ridicule, putain! Ridicule et triste.
_ Pourquoi tu me racontes ça, alors?
_ Je sais pas trop. Peut-être parce que nous sommes ridicules et tristes.
Elle se leva, piqua ma tige pour tirer une taffe.
_ Parle pour toi. Je vais me recoucher.
Dans l'encadrement de la porte, elle se retourna.
_ Pourquoi t'es venu, au fait?
Elle avait mouillé le bout de ma cigarette, je déteste ça.
_ Chercher ma guitare, j'avais une idée, je l'ai oubliée.
_ Et c'est tout?
_ Ben ouais.
_ Je ne te propose pas de venir avec moi.
_ Non, non. J'ai pas sommeil. J'vais p't'être essayer de retrouver cette idée... Il reste du café?

Elle n'était plus là. Mais ouais, il restait du café.


 
II

Mon père est un semi-alcoolo qui bossait dans le Bâtiment. Avec un grand B.
Je lui dois une bonne partie de mon pessimisme, un mal de dos récurrent et quelques bonnes valeurs du type travail-picole-dodo-travail. Enfin, moi j'en ai retenu quelque chose, remplacez juste travail par musique. Paraît que c'est pas pareil.
Lui, arrivé tout cassé à la retraite, vous pouvez alors remplacer travail par picole et vous aurez une assez bonne idée de son état. Cela dit, c'est un bon gars. Il a l'alcool triste ou joyeux mais rarement violent. Pas plus que qui ce soit une fois complètement déchenillé. Disons qu'il peut se vexer rapidement. Ou s'en foutre royalement.
C'est un petit nerveux qui a passé sa vie à être sous pression. A peine mon adolescence amorcée, je n'ai pu m'empêcher de le voir comme un de ces types, vous savez, qui un jour zigouillent toute leur famille avant de se coller une bastos directos dans la bouche. Paraît que pour eux, c'est un acte d'amour, qu'il ne faut pas y voir d'agressivité. Et bon suicide à tous.
Pareil pour moi : ce que je dis, c'est de l'amour. C'est proprement incroyable qu'il n'ait pas pété les plombs. Enfin, c'est pas humain. Un boulot de maboul, une femme qui le trompe ouvertement. Un fils mort, un autre bon à rien, c'est à dire mort également.
Non, pour lui je ne suis pas techniquement mort, plutôt mort à son monde. Ou mort au monde du travail. Paraît aussi que c'est le seul, alors...
Il m'a fait bosser pendant deux années, avant que je ne pige qu'il ne faut jamais mélanger travail et famille. Pas mélanger travail et copains. Pas mélanger travail et plan cul. Pas mélanger travail et tout le reste. Et donc j'en retire ce dos capricieux plutôt baisé sur les bords. Pas mélanger travail et santé. Travail dans le Bâtiment avec un grand B, santé baisée. Point barre. Si tu t'es pas fait mal, c'est que t'as pas bossé ou que t'es Musclor. Musclor, son boulot c'était de taper les méchants. Dans le Bâtiment, tu tapes sur ta propre gueule, entre les contrats normaux et le black, tu t'esquintes petit à petit. Le reste du temps, tu bousilles ce qu'il te reste à bousiller.
De toutes façons, vivre c'est se bousiller.
J'ai eu des périodes où je passais plus de temps à me saouler et à cuver qu'à jouer de la guitare. Franchement, ça ne m'a pas complètement déplu.
Au moins mon père se levait tous les matins, cuite ou pas cuite, malade, pas malade.
C'est ce qu'on appelle être une force de la nature. Ou être un putain de taré de maso.

Si je suis parti sur la route, c'est un peu pour fuir tout ça. Mais, hé, je suis pas débile, je sais que où que j'aille, tout me rappellera toujours que pour vivre, il faut bosser ou justifier qu'on ne bosse pas. En gros, rends-toi utile et on te paiera une misère en espérant que tu fermes ta gueule. Si tu l'ouvres, c'est dans la rue tous les premiers Mai ou dans les urnes en crachant dans l'enveloppe, pour un vote nul et blanc qui ne compte pas. Si tu te rends pas utile, rends-toi utile et vite.
Tu bosses pas, tu votes pas, tu comptes pas. T'es pas utile à la société? Comme on ne peut pas vivre autrement que dans cette société de merde, t'es pas utile du tout.
Que l'on m'explique l'utilité de vivre, à ce que j'en sais, on n'a toujours pas trouvé.
Et puis, tu bosses, tu votes, tu ne comptes pas non plus, de toutes façons.
Tout passe à l'as dans le fondement de l'échine du temps.
Pas plus utile de savoir ça que de vivre.

Prendre la route. J'aurais rêvé de partir comme ça, avec une nana ou surtout un groupe. J'aimais ça, les tournées. Plus possible, alors j'ai pris quelques petits bagages, ma guitare, un enregistreur MiniDisc et vogue la galère, je vais vivre en bougeant partout, ailleurs, et nulpart. Autant changer le décor qui roule sous nos yeux déconfits, et si la fin du monde arrive enfin, où que je sois, j'applaudirai le spectacle.

Non je ne suis pas parti que pour ça. Je suis parti à cause d'elle je crois. Elle, « l'autre, là », comme dit parfois Sonia.
Je lui avais écrit un texte, ça s'appelait « Alors ne parlons pas ».
Trop tard.
Nous avons trop parlé et il ne reste plus rien à dire.
C'est toujours la même histoire, en boucle.
Bouclée.
Boucle-la. Boucle-la. Boucle-la.
Ça tourne.

Elle m'avait dit qu'on serait peut-être ensembles dans dix ans.
Dix, ou vingt, ou cinq, qu'est-ce que j'en ai à foutre?
Retiens-toi de tout péter: dans dix ans, tu seras peut-être heureux. Pendant dix minutes.
Pendant dix heures. Vingt, cinq. Qu'est-ce que j'en ai à foutre?

Si je devais trouver une fonction à ma vie, vie rêvée, vie vécue, ça serait celle d'un poste de télévision éteint.
Un bol brisé oublié sur une table.
Une poubelle pleine.
Un chien d'aveugle sourd.
Une cantatrice aphone qui chie de trouille derrière le rideau.

Je sais, c'est bon, hein, je n'ai pas connu la guerre.
Ma famille n'a pas été décimée. A part mon frère, mais c'était pas la guerre.
Je n'ai pas vu mes enfants grandir car je n'ai pas d'enfants et bientôt il sera trop tard pour grandir.
Je n'ai pas connu la faim.
Je n'ai jamais manqué de rien.
Je n'ai pas vu ma faim grandir car je n'ai jamais manqué de rien et bientôt il sera trop tard pour manger.
Je n'ai pas vécu ma vie.
Je ne l'ai pas vécue à moitié.
Je n'ai pas vu ma vie à côté car je n'ai rien voulu voir et bientôt il sera trop tard pour le vivre.
J'avais une idée mais je l'ai oubliée.
Alors ne parlons pas.


Je regardais Sonia dormir. Comme un con, j'avais la gaule.
Je me sentais coupable, je ne pensais pas qu'à elle. Deux « elle », une chose hybride, fantasme de deux filles en une. Rodéo lubrique de deux visages, quatre bras, quatre jambes, vulve contre vulve, des seins dans un dos, des seins de chaque côté. Bizarre, hein? Mais ce n'était pas ça le problème. Je me sentais coupable de penser encore à l'autre, là. Je m'étais juré d'arrêter ça. Doit bien y'avoir des interrupteurs dans le cerveau, mais la plupart sont des leurres. Ça n'éteint que dalle.
J'avais soif.
J'avais faim.
Je retournai à la table de la cuisine, retournai à mon mégot froid. La salive de Sonia avait séché mais le tabac avait teinté de brun le papier. Ça donnait un air dégueu à la clope.
Je n'avais pas touché ma guitare, frustré d'avoir perdu le fil avant même de commencer à jouer.
Je cherchai de l'alcool, j'en trouvai. Des bouteilles de vieille gnôle et quelques bières. J'optai pour celle qui portait une étiquette datée de 79. Pomme? Ou peut-être poire? Doit y'en avoir là-dedans... En tout cas, pas mauvaise. Ça me brûla un peu l'œsophage, mais ça passa vite. Elle descendait bien. Presque parfait.
Encore une cigarette.

Le frangin.
Quel drôle de mec c'était. Jamais vu un toxico aussi sérieux. Ce mec n'avait vraiment pas le sens de l'humour. Faut dire, la dure n'amène pas trop de blagues, non plus.
A la fin, il se défonçait au Subutex et à l'Amsterdam. Un jour il a dû abuser un peu de tout ça... et du soleil du Cap d'Agde.
Qu'est-ce qu'il était allé foutre au Cap d'Agde? Franchement, ça m'étonnerait que ce fut pour le naturisme.
On l'a retrouvé dans son vomi entre le terrain de boules – il y jouait parfois, ça devait ressembler à rien – et les douches, vautré dans un bosquet. Il paraît qu'y'en a un qui a dit « j'ai cru qu'il faisait une sieste ».
On l'a enterré par grand bleu, dans une petite chapelle du sud, il faisait un putain de cagnard. Je suis sorti en cours de cérémonie pour fumer une clope et chialer ma race tranquille. Jusque dehors ça débordait de chair triste, trop petite, l'église. C'est fou tous les gens que je ne connaissais pas. Assis sur un muret avec les copains lézards, j'avais l'impression que le clocher allait s'écrouler.
Il s'écroule, non, il fonce sur moi, il m'écrase, la main de dieu écrase la mouche à merde.
Dehors à chialer à fumer, à penser encore qu'à ma gueule, je pleure sur toi frère je pleure pour moi, connard d'égocentré à l'axe baisé.
J'avais fait un grand voyage rien que pour l'enterrer, je bossais à la grande ville sur une musique de film. Le film n'est jamais sorti. A l'époque, j'étais pote avec un dealer qui n'avait jamais essayé de me revendre quoi que ce soit. Comme quoi, ce qu'on dit sur les dealers...
Après la mise en terre, mon père était venu me voir, il avait été gentil avec moi. Il m'avait presque soutenu. C'est la seule fois qu'il m'a vu pleurer, adulte. Les autres fois, il regardait ailleurs.

Moi je t'ai regardée pleurer sans me détourner, quand tu ravalais ta colère et ta peine, que tu malaxais cette chose dans le thorax, ce rat qui te rongeait le cœur, ce rat au pelage d'antimatière, qui te creusait un trou noir. Avant que tu ne te retournes contre moi et que tu ne lances et plantes les dents vives dans ma gorge, comme un cadeau empoisonné en forme de flèche de Cupidon. Ça m'a coupé le souffle et aussi je l'ai eue dans le cul.
Tu disais que tu aurais voulu mieux connaître mon frère, que ça devait être quelqu'un de bien. Je ne vois pas ce que j'ai pu te dire pour que tu penses ça. Je n'ai pas compris. Certainement ta fascination pour les morts était plus forte que mon semblant de logique.
Tu étais plus amoureuse de notre amour raté, crevé, que de ce qui nous avait rapproché.
Et c'est certainement pour ça que je n'ai pas réussi à décrocher.

Une main sur mon cou me réveille et je sens des seins moelleux dans mon dos.
J'avais mal à la nuque, s'endormir la gueule sur une table, même amortie d'un avant-bras, ça laisse quelques séquelles.
Sonia me choppait à l'improviste alors que j'étais vulnérable, ses mains se baladaient partout entre mon torse et mon dos, ce n'était pas désagréable mais j'aurais préféré un massage des cervicales.
_ J'arrive pas à m'endormir.
Sa voix était rauque, elle était partie dans un de ces endroits où les femmes vont quand leur vagin demande consolation.
Soit.
Je pris ses mains dans les miennes et les pressai, encore dans le brouillard. Je les portai sur mon sexe qui gonflait mon pantalon.
_ T'es prêt, cette fois.
Et de poser ses lèvres dans mes cheveux, au sommet de mon crâne où la calvitie sévissait depuis déjà un bout de temps. Ses seins fourrageaient toujours le haut de mon dos.
_ Viens au lit.
Et ses mains de me soulever par l'entrejambe.
Je suivis le mouvement les yeux mi-clos et nous allâmes dans sa chambre.

J'avais bien failli m'endormir au début, mais nous avions réussi à faire nos corps se caresser dans quelque chose de pas dégueulasse, même si je jouis sans presque le remarquer, la laissant à moitié satisfaite. Elle avait l'air contente que je sois avec elle, c'était déjà ça que je ne saccageais pas.
Kurt est ensuite venu se coucher le long du lit, du côté de Sonia .Certainement il l'aimait déjà bien plus que je ne serais capable de le faire.
Je me demandai s'il était castré. J'avais pas envie de vérifier.
_ Lo'?
_ Mmmm?
_ Tu voudrais pas rester avec moi? Quelques jours...
_ Rester avec toi et Kurt?
_ Quelque temps. Tu ne repars pas tout de suite je ne sais où te saouler à mort.
_ T'as de la bonne gnôle.
_ Et une grande maison un peu vide.
_ Et une grande maison.
Moi sur le dos, elle collée à moi, ses fesses calées contre ma cuisse, elle regardait du côté de Kurt mais ne pouvait le voir. Il devait faire une bonne sieste, ce que je n'aurais pas refusé. Apparemment elle voulait parler. Sans se regarder, après le sexe, ce sont des choses qui arrivent.
_ On combattra les allemands et les monstres mutants ensemble.
Elle n'avait pas l'air de vouloir rire en disant ça.
_ On n'est plus des gosses.
_ Sans blague? Pour être aussi chiant, tu dois être un vrai vieux con.
Peut-être finalement faisait-elle de l'humour.
Son corps collait au mien. L'odeur de la sueur du sexe flottait dans l'air, j'aurais bien fumé une clope. En buvant un coup.
_ Qu'est-ce qu'elles sont devenues vos copines imaginaires, à toi et à ton pote?
Elles sont mortes, aurais-je voulu dire. A la place je répondis:
_ Elles ont dû se barrer quelque part où il n'y a pas la guerre.
_ La guerre ne s'est pas arrêtée?
_ Faut croire que non. Elle bat son plein.
_ Tu voudrais pas te reposer un peu?
_ J'aimerais bien...
Elle s'écarta très légèrement de moi, posa une main sur ses yeux et ne dit plus rien.
Peut-être je l'avais vexée, une fois de plus. Quand viendrait la fois de trop? Je l'attendais, celle-là, sans vraiment le vouloir. C'était une habitude, une attente de réaction, ça viendrait un jour ou l'autre et ça nous libérerait de nos conneries. Ça serait un soulagement.
Et alors elle fit une rotation sur elle-même et me planta en pleine bouche le plus doux baiser qu'elle ne m'ait jamais fait. Elle le termina en frottant doucement la pointe de sa langue contre la base de mes incisives.
Elle était bizarrement tendre mais je commençais à distinguer l'odeur de Julien qui sortait d'entre les draps. Et plus loin, une odeur de chien. Déjà je ne me sentais plus chez moi. D'ailleurs, je n'étais pas chez moi.
Sonia avait fermé les yeux, posé son menton sur mon épaule et semblait confortablement installée.
Je commençais à flipper et j'eus l'irrationnel et fugitif besoin de l'étrangler. J'entendis mon portable sonner. Un priiiiit bref, un texto.
J'étais presque sûr de savoir de qui ça venait.
Et c'était le monde entier que j'aurais voulu étrangler.


 
III

Où es-tu? J'espère que tu vas bien. Je t'embrasse.

En fait, tu le sais où je suis, t'as dû le demander à mes parents, chez nous. Je leur donne toujours quelques nouvelles. Depuis mon frère, ma mère flippe.
Ouais, t'as dû leur demander. Je te connais. Tu ne lâches pas le morceau. Même quand le morceau s'est barré de l'hameçon, il repart à la baille avec une puce dans la bite qui te dit toujours où se ballade le malheureux membré.
Je vais pas me la couper, il se pourrait que tu l'aies planqué ailleurs pour me faire une blague.
La puce en question, ça serait plutôt ce portable de merde. Je devrais le balancer à la poubelle, dans la mer, le brûler, enterrer ses cendres dans le sable avec mes excréments.
« Où es-tu ? ». Alors là, c'est la question, ducon: ta-daaam! Vais-je répondre, ne vais-je pas répondre, que vais-je répondre?
Je flotte dans le vide intersidéral, mes pieds sont deux ballons bleus qui m'ont porté au delà de la stratosphère, ma face est une étoile qui porte le sourire de Bouddha. Je te vois où que tu sois et regarde bien mon doigt dressé par-delà les cieux: non, ce n'est pas mon index qui pointe.
Un peu prétentieux, mais ça pourrait faire l'affaire. Au moins, ça m'amuserait.
Le seigneur dit à ses disciples: où je suis, je suis partout, je suis dans le cœur de chacun d'entre vous. Regarde-toi dans le miroir. Connasse.
Je pourrais enlever le « connasse ». Et le côté prétentieux passera surtout pour de la dérision d'agnostique.
Je suis dans un sac avec ma haine et à chaque inspiration elle me lacère le thorax.
Ou alors: je suis au fond de l'étang, là où j'ai jeté ton flingue, le canon dans ma bouche a un goût de rouille, dans la vase les carpes glissent sous mes aisselles et je ne me rappelle pas combien de fois j'ai pressé la gâchette.
Son flingue. Elle m'avait collé cette arme entre les mains, selon elle pour éviter qu'elle ne s'en serve, selon moi pour m'encourager à me détruire. Comme si c'était ma responsabilité.
Selon toute probabilité, juste pour s'en débarrasser.
Voyez le drame, la tragédie, que dis-je! Transmission de l'arme du suicide, le baiser de mort sans baiser, putain, pas une seule fois, pas moyen de la baiser. Enfin, un peu. Pas vraiment. Pas complètement.
Ridicule.
Je lui avais dit que je m'étais séparé du flingue, je lui avais même dit où j'étais censé le balancer : l'étang, donc.
Mais je lui avais menti: j'ai toujours le flingue. Dans le petit sac à dos que je trimballe. Je l'emmène partout où je vais, les cartouches soigneusement rangées dans leur boîte. Je ne sais pas pourquoi je l'ai gardé.
Là, je ne dis pas exactement la vérité mais j'ai dit aussi un secret.
Et oui, je me détruis, oui, comme tout le monde. C'est ça le message qui se consume au fil de la lecture, on finit par ne plus se souvenir ni du début, ni du milieu: la putain de vie de tout le monde.
Bref, je suis un bourlingueur souvent bourré qui se ballade armé, mais personne n'est au courant. Parfait. Sonia peut dormir tranquille dans son lit mélangé d'odeurs mâles, elle n'en saura rien. Rien de la tragédie lovée, larvée, rien de l'explosion possible.
On dit que quand il y a une arme dans une histoire, c'est qu'elle va servir. Que les armes sont faites pour blesser et tuer. Pas pour dormir indéfiniment dans une boîte, tout au-dessus de l'armoire.
Mais franchement, combien de tarés en France possèdent un flingue? Un vrai flingue conçu pour faire des trous dans autre chose que du carton? Pas bézef, m'est avis.
Elle ne m'a jamais dit d'où il venait. Parfois je me pose la question.
C'est tellement romantique, tout ça, que je pourrais dégueuler.

Sonia se réveille.
_ C'est qui?
_ Personne, un texto à la con. Rendors-toi.
_ Pourquoi tu me parles comme ça?
_ Alors ne parlons pas.
Elle articule un truc genre « Fais chier », mais dans l'oreiller.

Je me lève mes mains tremblent. Et ce n'est pas la casserole cabossée que j'ai envie d'attraper, non. Je vois un endroit anonyme bourré de gens anonymes, un beau shooting d'ensemble, explosion de mort dans l'assemblée, et au beau milieu, elle qui me sourit. Pour qui sera la dernière bastos?
Il faut que je sorte d'ici. Mais pas sans ma guitare, cette fois.
Alors je me bouge et je me rhabille, je passe dans la chambre de l'ami quand il baise pas, je prends ma gratte, le fameux sac, et je me casse. Kurt ne bronche pas. Tant mieux, je pourrais l'abattre. A bout portant ça doit pas être très difficile.
J'ai mon sac avec moi, mon flingue, la gratte, et je me déplace plus vite que le temps.

La place est pleine de hippies de supermarché, les clochards ont depuis longtemps déserté et les marins bourrés ne sont toujours pas revenus du siècle dernier. Je me rends compte que ma valse désenchantée déjà oubliée aurait fait un très mauvais Tom Waits sous-joué. Autant l'avoir perdue.
Mais n'est-ce pas ce bon Julien que j'entrevois comme agent de sécurité? Le Monoprix, la ville pleine de connards, ça se tiendrait. Même que je vais vers lui. Comme si il y avait encore quelque chose à dire. Peut-être je pourrais lui sortir une vanne sur le chien de son frangin qui se tape sa copine d'un ou deux ou trois soirs.
Mais au dernier instant son visage se dérobe pour celui d'un nord-africain, qui n'a rien de commun avec le skin baffeur.
Ça m'arrive de confondre des gens qui ne se ressemblent pas. C'est vraiment très bizarre. Je vois des visages connus et ils sont soudainement remplacés par des visages étrangers, les vrais visages.
Le vrai Julien, je l'aurais bien vu me chopper par le colbac et me lancer des insultes plein la face. Presque dommage. En ces temps de crise lymphatique, un bon ennemi est un faire-valoir de choix. Histoire de pas perdre la face, face à l'anémie.
Je reviens sur mes pas.
D'un coup d'épaule, je balance mes baluchons de faux pauvre sur un coin de mur, je choppe mon portable et envoie le SMS suivant:
Je suis quelque part en Bretagne, la bouteille de whisky a valsé et mes pieds se sont emmêlés. Je n'ai toujours rien à perdre à te dire que je veux que tu me rejoignes.
Mon frère Arnaud aurait dit que ça manque de couilles, que je ne dis pas ce que je pense, mais on pense tant de choses...

Je savais que j'allais attendre une réponse. Comme un camé attend sa dose, le sang en bouillotte, et ces putains de tremblements qui n'avaient rien à voir avec l'alcool. Le manque, ça oui, on pouvait en causer, mais le trou se situait ailleurs, bien plus profond.
On dit « dans la peau », mais je dirais plutôt dans l'os. Jusque dans la moelle, ou même !, dans mon putain d'ADN.
Ce système est culture de violence, jamais je ne m'étais senti autant perdu et c'était comme si ça durait depuis toujours.
S'étaler la cervelle tout en haut du mur, là où elle rejoint copieusement le plafond, n'était pourtant pas vraiment une option.
J'avais tellement de choses à faire.
Par exemple taper le bœuf avec ce vieux gitan, comme moi un peu à l'écart. Sauf qu'il me collait les glandes, l'animal allait encore me foutre dehors, alors que le seul toit au-dessus de ma tête était le putain de ciel bleu.
C'était dingue ça, un ciel bleu en pleine Bretagne, événement national!
C'est là que je vis ce faux-indien, de partout de l'Est de l'Europe et de nulle part de l'Afrique noire, tendre son auriculaire - orné d'un long ongle - droit vers sa gorge, le regard mauvais. Tchac, coup sur la jugulaire, mon gars, si t'as pas compris le message, je te le refais (il le refait) : t'es mort, tu me dis bonjour, je te dis bonsoir.
Et là une joyeuse troupe s'approcha de lui : apparemment ils le connaissaient et il disparut dans la sarabande de jeunots rebelles qui finiront chez Darty à vendre des putains de cuisinières.
Cet enfoiré m'avait jeté un sort ou je n'entravais rien au langage du corps. Du type « t'es mort la corde au cou, le couteau sous la gorge, t'es crevé, un point c'est tout ». Il n'avait même pas l'air de le prendre de façon personnelle. Ce n'était pas une vengo totalitaire lancée contre moi.
Pas un sort, non... Une simple prévision qui m'attendait à ce coin de rue, à l'écart des allées-venues surpeuplées.
Un oracle.
C'était bien pire que s'il m'avait envoyé paître.
Mais je n'avais rien fait, je m'étais à peine approché.

Je m'affale contre le mur, je sors ma guitare sans en percevoir quoique que ce soit d'étendard et je commence à jouer des notes au hasard.
Circonvolutions atonales du pauvre con. Et non rien n'est plus clair, non.

Allais-je vraiment pouvoir jouer? Est-ce que quelques-uns de ces fils de putes allaient me donner du fric? Est-ce que l'un d'eux allait me demander de massacrer une de ces merdes radiophoniques? Ou un des classiques de la musique française pléonasme d'arriérée? Ces trucs d'attardés? Allais-je pouvoir cacher mon mépris derrière les notes? Allait-on me demander de c-h-a-n-t-e-r? De danser? De faire des tours et des galipettes? Donner la patte? Cracher du feu? Si c'est sur leurs gueules, d'accord.
Pourquoi j'étais là?
Je grattai un accord de Mi mineur. Complètement fausse, la cocotte. Je passai une minute à l'accorder alors que je sentais déjà le poids de quelques regards.
Pourquoi tu fais ça? Tu détestes ça. Tu vomis ça.
Pas pour le fric. J'avais encore de quoi faire sur mon compte. Mais ça ne serait pas éternel, ça non. Je n'avais jamais été riche, encore moins économe. Et puis, espérer se faire du blé en jouant dans la rue, franchement...
Je ne jouais pas pour me montrer, car je vivais assez mal être observé et jugé. J'avais déjà une conscience égocentrique et paranoïaque, conscience que les autres étaient autour et pouvaient me percevoir, comme moi je les percevais. Sans blague ? Un putain de monde contenu en chacun d'eux. Nom de Dieu, des océans de souffrance derrière tous ces yeux, des angoisses et des désirs brûlants dans chaque putain de carcasse, des rêves et des délires inavouables, de la détresse et de la tristesse qui avaient débordé, salopant la casserole surchauffée de leur cerveau. De la folie et de la maladie, de l'amour et de la violence, des envies à coups de hache, de l'oubli au lance-flammes, des souvenirs de romances qui leur avaient fait des trous à la manivelle. Et tant de proches enterrés, cramés, perdus, oubliés.
Pourtant, aucun au milieu qui n'eut valu mieux que les autres.
J'arpégeais obstinément le même accord mi-lugubre, mi-suspendu, un accord ambigu qui me fascinait ces derniers temps. Le genre d'accord qui vous donne l'envie de baser tout un morceau, toute une histoire, sur sa seule charpente.
Toute une histoire.

Une jeune fille m'observait sans que je puisse lire quoi que ce soit sur son visage.
« Même tes espoirs sont glauques. », tu m'avais dit. Pourquoi ça me revenait maintenant ?
Je changeai d'accord pour la fille, un La sus2 plus lumineux mais toujours instable.
Elle me toisa un instant avant de lâcher prise en s'allumant une cigarette.
Je passai en Sol7 Blues, quelques traits solo paresseux, et conclus en Fa# mineur.
Elle partit sans se retourner.
Quelle âge avait-elle? Quinze ans? Dix-sept?
Un couple de vieux bobos me fila un billet de cinq, l'air presque attendri.
« Trop jeune pour vous », dit le mec. Pas gêné, le con.
Je claquai trois power-chords tendus avant d'attaquer à toute berzingue la corde aiguë, frappant les notes au hasard, le plus violemment possible.
Le couple s'éloigna tout sourires indulgents dehors, même pas l'air vexé.
Et je reçus un autre SMS.
Je suis disponible. J'ai envie de venir. Comment te retrouver?
Alors là, ça m'en boucha un coin. Mon estomac se prit un uppercut fantôme. Elle voulait venir. Je ne pouvais pas y croire. Non il ne fallait pas que j'y croie. Elle m'avait tellement fait faux-bond, elle avait déjà éveillé tant de faux espoirs.
Mais là elle l'écrivait. J'avais des preuves, des écrits qui restent, j'aurais pu lui demander la version papier avec sceau officiel et accusé de réception !
J'avais à nouveau la foi. La foi, c'est parfois peu de chose.
Bordel, comment lui répondre?
Que j'étais toujours au même endroit depuis trois mois, toujours au même endroit que la dernière fois qu'on s'était échangé un texto. Mais ça ne suffirait pas. Enfin, pourquoi pas? Elle avait mon numéro, non?
J'avais envie de lui donner rendez-vous. Ça faisait tellement longtemps qu'on ne s'était pas donné rendez-vous. Bon, elle annulait deux fois sur trois mais c'était déjà arrivé qu'elle soit là, finalement. Et se retrouver à l'autre bout de la France, comme ça, parce que je lui avais dit que je voulais qu'elle me rejoigne, ou parce qu'elle l'avait brutalement décidé... c'était juste incroyable.
Et brutal, oui.
Je suis toujours au même endroit. En Bretagne. Je t'attends. T'en as pour combien de temps ?

Elle en avait pour deux jours.
Après-demain. J'avais enfin un futur. Deux jours. Comme c'était loin, deux jours, loin devant !
Je jouai un Blues plein de joie, en claquant les cordes avec un entrain qui n'avait plus rien de coléreux. Presque un sourire sur la face.
Paf !, solo à fond la caisse, pentatonique augmentée de quelques notes du crû et final sur gros burn en demi-tons chromatiques.
Je souffrais toujours, je souffrais le martyr, mais le martyr de l'excitation. Mon cœur était devenu trop gros pour ma poitrine, l'énergie concentrée allait me faire éclater, j'allais éjaculer du sang le sourire et la bave aux lèvres, jusqu'au soleil, j'allais tout repeindre en joyeux rouge !
Au lieu de ça, j'allai m’acheter un pack de douze et une bouteille de vodka à l'herbe de bison. Je continuai à jouer de la guitare pour moi-même, pour elle, et aussi pour tous ces tocards qui passaient, qui vivaient, qui vivaient leurs histoires de merde et qui, toujours, à la fin, crevaient comme des cons.

Mais pas moi. Je suis immortel.


 
IV (SONIA-1)

J'aurais voulu le connaître plus tôt. J'aurais aimé le rencontrer quand on était enfants. Ou j'aurais aimé le connaître tout simplement avant que ça ne se gâte. Avant qu'il ne devienne amer. Sa vie aurait été différente, et la mienne aussi, forcément.
J'aime le savoir près de moi, j'aime le sentir contre moi.
J'aime le sentir en moi.
Je sais qu'une partie de lui n'est pas là, mais parfois je peux le sentir presque tout entier. C'est ces moments-là qui me font l'aimer, continuer alors qu'on ne sait pas où l'on va, on ne sait pas ce que l'on fait, on ne sait pas pourquoi.
J'ai l'impression de le connaître depuis longtemps.
Naturellement il n'en est rien.
Il est arrivé ici il y a trois mois. Dans un sale état. Livide, voire verdâtre, d'énormes cernes sous les yeux et une capacité à s'auto-dénigrer très agressive. De ce côté-là, rien n'a changé.
Il disait qu'il venait de Nantes et avant, de Blois, où il avait passé deux semaines à se saouler à mort avant de partir en direction de la Bretagne. Plus tôt, il était allé chez des amis à Paris, ça ne s'était pas bien passé, il s'était plus ou moins fait virer. Mais je n'en sais pas plus. Et encore avant, il avait visité d'autres potes à Nancy, Strasbourg, Besançon.
Ensuite? Il voudrait faire le tour du bord de mer. De la côte ouest jusqu'aux Pyrénées, puis se poser quelques temps à la méditerranée.
Il y passait ses vacances quand il était petit. Il disait qu'il aurait peut-être des trucs à retrouver, là-bas.
Mais il n'avait pas bougé depuis trois mois.
J'aimerais qu'il reste. Qu'il s'installe avec moi. On pourrait apprendre à s'aimer, en prenant le temps, je suis certaine que c'est possible. Ça nous ferait du bien.
D'habitude, on se presse, on bâcle ou alors on est bourré et tout est faussé.
Il m'a déjà dit de ces trucs. De ces trucs qui font tomber certaines et font s'éloigner les autres. Celles qui ont peur de s'engager, qui ont peur de vivre ? Qui ont peur d'elles-mêmes ?
Je n'en fais pas partie. Je n'ai pas peur de vivre. J'ai des envies claires et possibles, je ne demande ni la lune, ni les colibris du paradis, ni un coucher de soleil divin. J'ai trop à faire sur terre.
Avec Laurent je sens que tout est possible. Tout le bien que j'attends de lui, je sais qu'il l'a au fond, qu'il n'y aurait qu'à se pencher pour ramasser... S'il se laissait faire, s'il le permettait.
S'il oubliait cette fille.
Ce putain de fantôme qui va le rendre dingue.
Je ne la connais pas mais je la hais.
Ce n'est pas de la jalousie, non.
Elle me fait peur, je la devine cruelle.
Elle lui a fait tant de mal.
Il ne m'en parle pas tant que ça mais c'est comme si elle était toujours là, au détour d'une phrase, dans ses nombreux silences, dans ses œillades hantées, au plus profond de ses cauchemars, ceux qui le réveillent en pleine nuit et qui l'empêchent de retourner se coucher, ceux qui le font pleurer à sec, sans larme mais le cœur secoué, retourné par des sanglots qui ont traversé le domaine du rêve pour venir se planter dans sa poitrine au réveil.
Dans la chair et l'os.
Julien, ce n'était que pour le faire réagir. Bon... et puis j'étais saoule, la première fois. Saoule et malheureuse. Laurent n'était pas venu depuis au moins une semaine. Et il m'avait fait promettre de ne pas essayer de le joindre, quand il partait en virée.
Oui, Julien, c'était pour agir. D'une façon. D'une autre. Mais agir.
L'épisode grotesque du chien me fait sourire, malgré le bleu sur ma joue.
Et ensuite on avait fait l'amour.
J'y avais presque cru. Presque beau. Il était presque avec moi.

Comme je la hais.
Comme je la hais.
Ce qu'elle a fait de lui.
Ce qu'elle nous fait.
Salope lointaine tu es pourtant parmi nous. Salope sorcière je te déteste.
Ne viens jamais par ici.
Je te préviens.


Sonia met un disque de Future Islands.
Au bout de quelques secondes, déjà, elle danse doucement.
Torse nu, le jean noir un peu trop serré pour ses courbes, elle ondule sous le regard bleu placide de Kurt.
Ses lèvres tendent vers le sourire, sans trop croire à l'avenir, mais avec un espoir.
L'espoir de vie à deux, quelque part où elle serait différente, ou lui aussi serait différent, un quelque part qui rendrait tout simple et possible. Où la vie serait douce. Où le désir ne brûlerait pas comme un feu de paille vite étouffé par la vase, mais par grandes vagues chaudes et lentes et calmes. Une autre vie, réelle.
Elle presse ses seins l'un contre l'autre en fermant les yeux, elle sent son odeur, l'odeur de Laurent sur elle. Elle a effacé celle de Julien, car il n'existe plus. Il n'a jamais été là.
Le chien est un bon présage, elle en est certaine. Un présent, rien que pour elle. Elle ne le rendra pas, ce chien. Il est à elle. Il lui appartient. Il l'a choisie. Il l'a défendue.
Elle sourit un peu plus car elle sait que Laurent, lui aussi l'a défendue. Avec sa casserole, il avait fière allure ! Mais c'est le chien qui a tout résolu. En causant à peine plus qu'une éraflure.
Elle dodeline des épaules en se baissant pour caresser le pelage blanc et gris. Le chien gémit gentiment et maintenant elle rit. Tout est possible. Elle embrasse le crâne de Kurt, le chien jappe de joie.
_ T'es un vrai gentil, toi ! Comme Laurent, au fond. Tu verras, ce qu'il est drôle parfois, même quand il prend ses airs de mec que tout fait chier et qu'il râle sur tout et rien, il est drôle. Il ne sait pas que ce qui le bouffe, c'est son amour du monde. Bien-sûr, il dira tout le contraire.
Et soudain elle réalise que la lumière inonde la maison. Dehors il fait beau.
Sonia attrape les promesses du jour en quelques pas de danse lascive et la volupté est reine. Ce soir, elle en est sûre, il reviendra, il dormira à côté d'elle. La chambre d'ami servira de moins en moins, il est plus qu'un ami. Il est bien plus que cela. Il est l'homme qu'elle a choisi d'aimer. Il va s'installer avec elle, elle le sent, elle le sait.
Sonia peut sentir tant de choses. Sonia peut sentir le changement arriver, lentement mais aussi sûr que le soleil se lève chaque matin, l'histoire va bouger, après trois mois de latence barbouillée, après des étreintes mal assurées, après s'être fait du mal, la paix, enfin, viendra.
Il est temps de faire la paix.
Il est temps de faire l'amour.


Salope sorcière, tu entends ? Je lui apporterai ce que tu ne pourras jamais lui apporter.
C'en est fini de jouer à la guerre.


 
V

Village dortoir, soleil pas encore rasant, la lumière dans les yeux et la campagne verdoyante. Pas âme qui vive, maisons vides, vidées. Des portes d'entrées ouvertes sur des pièces sans être.
Marcher sur la petite route en les cherchant. Angoisse de la solitude complète, totale.
Et au détour du virage, les voilà, tous.
Rassemblés en colonne marchante, tous comme des piquets. Aussi vivants que des morts.
Des morts. Je dois me mêler à eux, ne pas me faire remarquer. Ils marchent ensembles, forment un escargot géant de corps marchants, de la vallée à la colline, de la colline à la falaise.
La falaise là-haut, ils y vont tous, et se jettent dans le vide, les morts marchent tranquillement vers le suicide. Se tuer, pour une deuxième fois.
Je rentre dans la spirale de la file de leurs corps, aller à la falaise, ne pas me faire remarquer, faire comme si j'étais comme eux. Mort mais vivant, des morts qui bougent, qui forment la spirale du suicide, les morts retournent à la mort en se jetant de la falaise.
La marche dure, l'angoisse d'être seuls avec eux, je ne suis pas comme eux, mais je fais semblant, je marche raide comme un piquet. Leurs yeux, leurs yeux absents me passent dessus, mes yeux doivent être différents.
Arrivé au sommet, ils se tournent vers moi, leurs yeux morts me voient enfin. Je ne suis pas comme eux.
Ils veulent m'avoir, la terreur explose, ça y'est : je suis fait. Leurs mains comme des serres essaient de m'attraper, il ne faut pas qu'ils me touchent.
Il faut que la terreur s'arrête, je n'en peux plus.
Je suis au bord de la falaise.
En bas, tous leurs corps écrasés, brisés, ils ne bougent plus, ils sont retournés à la mort, des morts qui se tuent encore. Je ne suis pas comme eux mais ils m'ont repéré, je n'en peux plus, je veux que ça s'arrête.

Alors je saute.

Moi aussi je saute dans le vide, je préfère me tuer.

Et là je m'écrase au milieu de leurs corps écrasés, je me brise les os au milieu de leurs os brisés, la douleur est pire que la peur.
La douleur est pire que la peur.

Mais la terreur est plus forte que la mort.

Je suis en vie.

Je marche dans le village abandonné. Des maisons vides, vidées. Des portes ouvertes sur personne. Soleil presque rasant, tant de lumière aveuglante, la campagne est verte. Le village est désert.
Angoisse de la solitude totale.
Et au détour du virage, les voilà, tous. Les morts qui marchent. Les habitants du village, et plus encore. Les habitants du monde, morts marchants en spirale, de la vallée à la montagne, de la montagne à la falaise.
Là-haut au loin, ils se jettent dans le vide pour retourner à la mort, le suicide des morts.
Moi au milieu d'eux, faire semblant d'être mort. D'être mort et de marcher vers la mort.
A nouveau, encore.
Ne pas me faire remarquer, l'imitateur marche au milieu des morts.
Au sommet, ils commencent à se retourner sur moi avec leurs yeux vides, je ne suis pas comme eux, mes yeux sont ceux d'un vivant, imitateur de la mort. Imitateur terrifié, je cours vers la falaise, ils essaient de m'attraper, de me griffer, pitié !, qu'ils ne mordent pas, je ne veux pas devenir comme eux, je suis différent, mais la peur, la terreur est trop forte, je préfère me tuer. Pour que tout s'arrête.
Il faut que ça s'arrête, je me jette dans le vide, du sommet de la falaise vers leurs corps à nouveau morts, brisés, écrasés, recouvrant le sol.
J'atterris, je me concasse au milieu de leurs restes concassés, la douleur est plus forte que la peur et la terreur est plus forte que la mort.

Je suis en vie.

Le village dort ou le village est mort. Les maisons vides, vidées, s'ouvrent sur du vide, des pièces solitaires, la solitude totale et moi je dois les trouver, les habitants sont quelque part à marcher, morts, vers la mort à nouveau.
En spirale bien organisée, au détour du virage je tomberai sur eux et ils marcheront encore raides comme des piquets, la tête blême, le regard vide, vidé, s'ouvrant sur du vide, des morts ensembles, solitaires, en escargot géant de la vallée vers la colline, le sommet et la falaise où ils tombent dans le vide sur les corps des morts qui vont au suicide, des morts qui retournent à la mort, entassés brisés au sol.
Et ils me reconnaîtront, encore, s'approcheront de moi pour m'attraper me griffer, me mordre me tuer et je préfèrerai sauter, me tuer pour que tout s'arrête, la spirale du suicide avec les morts.

Alors je saute.
Mais je ne mourrai pas, encore.


_ Cette fois, c'est sûr ! Elle va venir, rouquin !
_ Ouais, ouais.
_ Elle me l'a dit !
_ Ah ouais.
_ Ouais, enfin, elle m'a envoyé un texto, faut pas pousser.
Je rigolai un peu comme un hystérique, mais j'étais juste bien bourré.
Après avoir joué jusqu'au sang dans la rue, j'étais retourné au bar de Loïc. Plus personne ne s'était arrêté pour m'encourager ou faire la causette, alors que je jouais comme un Dieu, ou seulement à demi : comme Orphée sous Prozac.
J'avais même chanté, un peu. Des paroles plus ou moins improvisées sur mon air favori du moment, un truc genre New Orleans, un Blues épicé pour une fois plein de joie, de lumière. Ou un truc du même tonneau de béatitude.
J'avais bu mes douze bières et le reste de la vodka à l'herbe de bison était rangé dans la housse de ma guitare.
Loïc, lui, sirotait sa Killian's d'un air contrit tout à fait hors de propos.
_ Tu sais, si j'étais toi... Nan, je suis pas toi... Enfin, tant que je ne la verrai pas, je n'y croirai pas, finit-il par me dire.
Je râlai pour la forme.
_ Elle va venir. Bordel, elle va venir, je te dis. Elle peut pas me faire ça, « je viens, je vais à l'autre bout de la France pour toi » et puis « finalement... non ». Je ne lui en veux même plus, là. Elle est prête à traverser le pays pour me voir, c'est un signe qui ne trompe pas.
_ C'est peut-être un signe mais je ne sais pas ce que ça veut dire. Après tout, je ne la connais pas cette nana... Tout ce que je sais c'est ce que tu en dis. Et tu n'en dis pas grand-chose, mon garçon.
_ Ah-ha, mais quesse tu veux qu'j'te dise, elle est pas racontable cette nana. Comme la fois où y'avait ces deux tordus qui lui tournaient autour et qu'elle...
_ Ah tiens, salut toi, fit-il avec un petit coup de tête.
C'était Justine, comment déjà ? Ah oui, l'épouse Justine Barrachas, la baleine des esquimaux. Elle venait d'arriver dans le bar. Tout sourires elle fit la bise à Loïc, qui lui rendait bien, ses sourires et ses bises, presque couché sur le comptoir pour l'atteindre.
_ Salut cocotte, tu vas bien ?
_ Ça va, ça va, merci.
Elle me jeta un regard qui allait bien au-delà de la distance qui nous séparait. Ses sourires n'étaient pas pour moi, ils étaient partis. Barrés au large, ses sourires !
Marrant, elle devait être gênée pour la scène de ce matin. Gênée d'avoir abandonné un vieux pourri à son sort de vieux pourri dégueulant. Mais j'étais tellement de bonne humeur que je ne lui en tenais plus rigueur.
Du coup, je voulais lui payer un verre.
_ Quesse tu bois, Justine ?
Loïc me regardait, approbatif.
_ C'est ma tournée !
_ Laurent est plein de joie aujourd'hui, railla-t-il.
Elle remonta ses jolis sourcils épilés symétriques tout en haut de son front.
_ Ah bon ? Une mauresque, merci.
Son merci sonnait hésitant, elle m'évitait du regard.
_ Une mauresque glaciaire pour Justine, lançai-je, amusé par ma blague privée que j'étais seul à comprendre.
Visiblement, ce n'était pas un verre offert qui la mettrait à l'aise. Mais elle prit un tabouret pour s'asseoir à côté de moi, pas trop près non plus, fallait pas exagérer.
Loïc nous servit -j'avais commandé une vodka et une bière d'importation- et entama une discussion banale avec elle. Je ne les écoutais pas, perdu dans des rêveries douces-amères.
Elle serait là, soudainement, une main douce sur mon épaule alors que je serais en train de jouer de la guitare. Je m'arrêterais sur un accord et me retournerais. Elle serait là, debout au-dessus de moi, le soleil caché par sa tête, contre-jour magnifique pour une fille magnifique, sa blondeur relevée par l'astre qui perdait la vedette pour l'éclairer par derrière.
Mais bien-sûr !
Elle serait là et, comme d'habitude, elle serait distante, il faudrait un temps pour s'adapter, se rapprocher. Elle ne serait pas venue pour renouer des liens fatigués et compliqués, mais juste par amitié, juste pour me revoir et passer un moment avec moi.
Puis elle repartirait.
Et je resterais là comme un con.
Ou je partirais avec elle. Ailleurs. Vers la méditerranée.
Comme un vieux couple qui fait un dernier voyage noceur, sans plus vraiment se toucher, mais en parlant beaucoup en buvant beaucoup, et en se taisant en écoutant de la musique dans la voiture, les kilomètres qui défilent, le paysage flou qui file, parfois un geste tendre retenu, mais tendre quand-même, merde ! Une main sur l'épaule et va niquer ta mère, l'avenir !
Ça serait bien.
Ça serait un peu tendu mais ça serait bien. Comme dans toutes les relations où il y a eu beaucoup de heurts, de pleurs et de cris.
On n'a presque jamais crié.
Mais ça serait bien, on se retrouverait, on se parlerait.
Ou on baiserait comme des bêtes sans se dire un mot, nous rappelant de nos torsions de chairs sous alcool, on ferait les mêmes gestes brusques, mais en mieux. On serait toujours des niqués de la tête, mais en mieux. On se sentirait toujours autant tordus, mais on se sentirait mieux.
Mais bien-sûr.
Je secouai la tête, pour chasser le malaise qui se faufilait lâchement dans mes rêves.
J'entendis Justine me parler, elle avait un peu haussé le ton.
_ Quoi ?
Je reprenais mes esprits, mais pas ma sobriété.
_ Rien. Je te demandais si ça allait. T’avais pas l'air très bien.
_ Nan, ça va, ça va. Vachement mieux que ce matin !
_ Tu m'en vois ravie.
Oh-ho, faisait-elle de l'ironie ?
_ T'avais pas l'air de te faire tant de soucis pour moi, ce matin.
Elle détourna les yeux. Elle inspira un grand coup, puis, à voix basse :
_ Tu sais... Tu nous as fait peur.
_ Assez pour que vous me laissiez pourrir dans mon vomi, fis-je sur un ton jovial.
_ Oui. Oui, on t'a laissé. Tu délirais. Je te dis que tu nous as... fait peur.
_ J'étais si faible qu'un moucheron m'aurait battu à la lutte.
_ Si tu le dis.
Elle m'observait plus ouvertement, comme curieuse ou plutôt... soucieuse.
_ Mais on s'en fout de ce matin, là j'ai eu une bonne nouvelle et je fête ça !
_ T'es vraiment bizarre, tu sais.
Elle avait perdu son côté irritant de fille superficielle. Elle me surprenait. Qu'avait dit Loïc, déjà ? « Une chouette nana » ? Serait-il possible que les gens aient effectivement plusieurs facettes et puissent encore surprendre un aigri comme moi ? Je n'étais pas certain d'y croire. Ça faisait longtemps que j'avais cessé de trouver les contradictions intéressantes : tout s'annule pour faire le vide.
_ Suis pas plus bizarre que n'importe qui.
Elle soupira, évita à nouveau mon regard.
_ Enfin, ce matin, c'était comme si tu parlais à quelqu'un qui n'était pas là.
_ Hein ?
_ Ben t'as pas arrêté de parler.
_ Quand ? Quoi ?
_ Après le joint, t'as complètement déraillé, désolée de te le dire.
Loïc nous tournait le dos, mais je le vis pivoter légèrement, comme interpellé.
_ Bah, j'ai fait un bad trip, quoi. L'herbe c'est pas pour moi, ça me fait des trucs...
Comme si la discussion était close, elle conclut :
_ Alors ne refume jamais d'herbe.
Je vidai mon verre de vodka en approuvant.
_ Tu viens dehors avec moi ?, fit-elle, le visage fermé.
Non, la discussion ne faisait que commencer.
_ Ici on peut fumer à l'intérieur.
_ En fait, je te cherchais. Allons prendre l'air.
Ça sentait la convocation officielle sortie d'on ne sait où.
_ Bah, fis-je en triturant mon paquet de tabac, si tu y tiens. Mais je t'en prie ne me pète pas la gueule, hein. Au moins, tape pas sur la tête, je suis déjà assez « bizarre » comme ça.
J'étais en train de l'agacer mais rien ne pouvait me calmer, j'étais superman, j'étais plus grand que nature, plus fort et plus malin que tout le monde. J'étais complètement moi, dans toute ma splendeur. Regonflé à bloc. Saoul comme une barrique mais doté d'une conscience presque affûtée.
J'y croyais.

Il faisait beau, c'était d'une lumière incroyable, énigme éclatante pour cette Bretagne au climat habituellement si humide et grisâtre. La Bretagne changeait avec moi, la Bretagne m'accompagnait. Je souris à cette idée. J'avais bien fait de venir ici, j'avais bien fait de rester. Elle allait me retrouver. Pourquoi ne m'avait-elle pas rejoint à Paris, ou à Dijon ou à Besançon ou à Blois ? Parce qu'elle aussi, la Bretagne la fascinait. Parce qu'on en avait parlé, les deux. Partir sur la route, à l'arrachée, voir l'océan, sentir les embruns et mater les nuages noirs.
Que me voulait Justine ?
Je tirai deux grosses bouffées de tabac et crachai la fumée vers le soleil. Elle, elle tétait une de ces blondes immondes, toute fine et parfumée à la menthe. Ça lui donnait un air aristocratique des plus détestables, mais son décolleté dans sa chemise grenat était autrement affriolant.
_ Tu sais, à la soirée chez nous, l'autre soir... t'as parlé un peu de Sonia, je sais pas si tu t'en souviens.
_ Oh oui, certainement.
Je ne m'en souvenais pas.
_ Et t'as aussi parlé de cette fille... Ton ex ou je ne sais quoi.
_ C'est pas mon ex. Mais ouais, elle vient bientôt, d'ailleurs.
Elle me jeta une œillade indéchiffrable. Je commençais vraiment à revoir mon jugement sur elle.
_ Quoi ?
_ Ben elle vient dans deux jours.
_ Ici ?
_ Ici, oui !
Je ne pus retenir un petit ricanement, mais je n'aurais peut-être pas dû lui en parler.
_ Il faut que je te dise... Sonia, je la connais. Un peu. On n'est pas proche, mais je l'aime bien. Et je connais son histoire, en gros.
Avant de poursuivre, elle se racla la gorge et remit une mèche de cheveux derrière l'oreille, un geste inquiet.
_ Il y a deux-trois ans, elle a fait une grosse dépression.
_ Je sais.
_ Oui, toi tu sais tout sur tout, t'as un avis tranché sur tout, ça ne me surprend pas. Ne m'interromps pas ! Quand je dis grosse dépression, je veux dire qu'elle a vraiment failli y rester. Ce qu'il y a entre vous ne me regarde pas, soit. Mais comme tu parlais d'elle chez nous... Tu... Autant le balancer tout de suite : je ne t'aime pas, Laurent. Je n'aime pas ton mépris. Le mépris que tu jettes sur tout et tout le monde, spécialement la façon dont tu parles de Sonia. Et aussi la façon ironique dont tu me regardes, encore maintenant. Tu as de la haine en toi, de la haine que tu craches comme de la bile. Tu la craches comme tu respires, et tu te trouves drôle. Le mieux, c'est que je pense que tu caches ton jeu. Que tu es encore pire qu'on le croit. Ne reviens pas chez nous, tu n'y seras pas le bienvenu. Pour Manu... T'es comme une sorte de divertissement pour lui, même s'il ne l'avouera jamais. Mais moi, je ne te sens pas, Laurent. Je ne te sens pas du tout.
Elle tira une taff et regarda ailleurs.
Là, elle m'avait vraiment surpris. Et c'est elle qui venait de me parler de cacher son jeu ?
_ Bon. Je suis content que tu sois franche. Je ne reviendrai plus vous importuner, toi et ton copain.
J'essayais de retrouver mon sentiment de clarté et de toute-puissance. Elle m'avait bien eu, je me sentais d'un coup un peu paumé.
_ Tu sais, je n'ai pas une grosse estime de moi-même et...
_ Oh arrête ! Tu parles ! T'as un ego sur-dimensionné, oui ! Ta noirceur, c'est une justification pour chier sur tout. T'es le centre du monde, mais tout ce que tu sais faire, c'est répandre ta merde. Tu n'apportes que malheurs, j'en suis certaine.
Et là, elle fit mine de rentrer.
_ Attends ! Attends, je te dis.
_ Me touche pas.
_ OK, je ne te touche pas ! Mais attends un peu, d'accord ? Je ne lui veux aucun mal, à Sonia. Je ne veux de mal à personne, t'entends ? Personne. Ni à Sonia, ni à toi, ni à ton Manu. Tu sais, je crois que tu commences à me plaire.
_ Arrête ça ! Mais putain, t'es vraiment...
_ Au début je pensais que t'étais qu'une potiche avec des beaux seins, mais comme tu me parles, là, j'apprécie. Je te jure. Je prends note : je ne serai plus le bienvenu. Compte sur moi, je ne vous dérangerai plus.
_ T'as vraiment un problème, tu sais ? Ça pue à des kilomètres. Moi j'y suis sensible, en tous cas.
_ Oui je suis dingue. Je suis raide dingue d'une fille. Je la fuis et en même temps, j'attends sur elle. Je peux pas m'empêcher de penser à elle, elle est toujours là avec moi, tu comprends ? Ça me rend fou et c'est ce qui me fait vivre. Alors oui, je suis sous pression, en permanence. Mais tu sais, je te disais, je viens d'apprendre qu'elle va venir me voir et ça va déjà vachement mieux.
_ T'as parlé d'elle dans tes délires de ce matin. Je crois même que tu lui parlais. A elle.
_ Mais j'ai pas parlé ! Qu'est-ce que c'est que ce bordel?
Il me semblait qu'elle avait pâli.
_ Alors c'est bien pire que ce que j'avais imaginé... Bien, bien pire. Je crois que tu as besoin de te faire soigner. Laisse-moi, maintenant. Je vais dire au revoir à Loïc et je rentre chez moi.
Je ne comprenais rien à cette histoire de délires matinaux. J'avais fait un bad trip, OK. J'avais dégueulé mes boyaux et perdu connaissance, certes. Mais à aucun moment je n'avais parlé. J'étais bien trop malade pour ça. Ou bien... pendant le trou noir ? Impossible. Non, elle se foutait de moi. J'aurais voulu qu'elle développe, mais elle était déjà partie saluer Loïc.
Elle me laissait là sur le trottoir, avec mes questions à la con.
Elle ressortit vite et passa à côté de moi sans s'arrêter. Je n'eus pas le courage de renchérir.
_ Merci quand-même pour le verre, fit-elle en s'éloignant.
Elle s'était presque retournée...
Il fallait que je digère ce qu'elle m'avait balancé, mais je n'avais aucune envie de trier tout ça. Elle avait chassé ma joie.
Rien de tel qu'une pétasse pour vous casser l'ambiance.
« Allez, mouche ton nez et dis au revoir à la dame », raillerait mon père.
Cela dit, elle avait de sacrés nichons, cette dame. Et un drôle de caractère.


« Les gens s'attendaient à ce que je me calme avec l'âge. Comme si c'était normal, comme s'ils avaient déjà tout vu. Ils te regardent avec cet air condescendant, tu sais, ça me donne envie de les DESCENDRE, mater leur air de surprise sur leurs faces de porcs. Ah-ah. Pas un n'a l'air de penser que l'évolution peut être autre chose que leur putain de fausse sagesse bonhomme résignée. Plus ça va, plus je suis écœuré, plus tout me dégoûte. Quand tu crois que ce n'est pas possible d'aller plus loin, ou plus bas, PAF !, ça te repète à la gueule, les petites saloperies, les bassesses et l'égoïsme-roi.
Je ne crois pas en la famille, je ne crois pas en l'amitié, toujours des rapports de force. Souvent déguisés.
Ça m'use.
Frangin, j'te jure, si je me défonce, c'est pas parce que je veux mourir à petit feu ! C'est pour les éloigner, eux, leurs vies toutes préparées et leurs jugements à l'emporte-pièce. Si sûrs de ne jamais s'être trompés !
Nan, je veux pas mourir. Je vomis la vie, frangin. Je la mange, puis je la dégueule, et je la remange. Je mange mon vomi et je le redégueule, alors désolé de m'abrutir. Parfois, je n'arrive plus à en sentir l'odeur, ça vaut le coup au moins pour ça.
Toi, t'es plus fort que moi. Je suis fier de toi, frangin. J'te jure. T'es plus fort, toi t'as la musique. Rigole pas. Passe-moi une cannette. Bon, faudrait que tu te trouves une nana, une vraie, une bien, pas comme l'autre, là... Mais la musique, tu l'as. T'as l'imagination. Putain, mon gars, L'IMAGINATION. Moi j'en ai jamais vraiment eu. J'suis comme papa. Ça doit être pour ça qu'on n'arrive pas à se détendre, lui comme moi.
J'aimerais tellement avoir un truc, comme toi et ta musique. Mais je n'ai jamais rien trouvé à quoi me raccrocher. Eh-hé, à part la dope !
Putain, cette bière est forte... Buvons à ta PASSION ! Et à mon addiction ! »

Les paroles de mon frère me revenaient avec une précision étonnante. Avec ses fameux mots accentués comme s'ils étaient écrits en majuscules... Peut-être que mon esprit brodait autour. La mémoire est une pâte qu'on pétrit sans même le vouloir. J'avais du mal à distinguer mes idées des siennes, au milieu du flux mental qui m'assaillait, debout en terrasse de « Chez Loulou », comme on appelait le bar « La Soif De Sel » entre nous. Et dans le dos de Loïc, qui ne supportait pas ce surnom.
Moi non plus, je n'étais pas parti pour me calmer avec l'âge.
Peut-être qu'avec elle... Mouais, c'était quand-même con de vouloir concilier apaisement et désir. Par exemple, là, j'étais quelque chose comme joyeux qu'elle vienne, mais on ne pouvait pas parler d'apaisement. Je bouillais, j'exultais par moments, mais aussi je me remettais à flipper sans transition.
Et si elle ne venait pas ? Et si elle restait distante et froide ?
Et cette conne de Justine qui ne pouvait pas me sentir. J'avais beau faire, je n'arrivais toujours pas à supporter l'idée qu'on ne m'aime pas. Alors même que je commençais à bien l'aimer, ma pin-up glaciaire.
Complètement con.
Le ciel allait se couvrir : de la mer venaient des nuages grisâtres. Putains de nuages qui me boufferaient mes rayons de soleil.
Il fallait que je change de décor.
Qu'est-ce que pouvait bien faire Sonia ce soir ? Sûr, elle ne retournerait pas dans les bras musclés de Julien.
Je décidai de l'appeler. Elle répondit du tac-au-tac.
_ Ouais, Sonia, c'est Laurent. Dis, tu fais quoi ce soir ?
_ Tu sais, y'a ton nom qui s'affiche quand tu m'appelles. Sinon, ce soir, je fais rien de spécial, pourquoi ?
_ Ça te dirait de venir manger des fruits de mer avec moi ? Au resto du Sillon ?
_ Carrément ! Super ! Ça fait longtemps...
_ J'te préviens, j'ai de l'avance.
_ T'es bourré ?
_ Eh-hé, j'crois bien, ouais.
_ J'aime bien quand t'es bourré. Vingt heures trente, ça te va ?
_ Euh disons vingt heures plutôt, sinon je vais boire encore plus en t'attendant.
_ Vingt heures, ça roule.
_ A toute, alors.
_ J't'embrasse !
Je raccrochai en songeant à ce que Justine m'avait dit sur Sonia. Dépression. Grosse dépression. Dépression, dépression, dépression, c'est fini, ça ! Sonia est loin d'être dépressive. A l'époque, elle était jeune : comme la plupart des gens, elle avait eu droit à son passage à vide, voilà tout.
Cela posé, je ne pensais pas qu'elle serait enchantée d'apprendre qui viendrait me rendre visite après-demain.

Elle n' a pas à le savoir. Ça ne la concerne pas.


 
VI

Sonia riait trop fort, mais elle m'amusait. Elle était toute pimpante, vraiment drôle.
Ses gros seins débordaient de vie secouée, sa grande bouche engloutissait avec appétit et elle buvait plus vite que moi. Faut dire que j'étais déjà sévèrement saoul, alors je la jouais souple, entretenais l'ivresse sans trop en faire.
Et le plateau de fruits de mer était excellent. Bigorneaux, langoustines, tourteaux cuits, huîtres de Cancale, grosses crevettes roses, praires, bulots crus, palourdes, arrosés d'un Muscadet pas dégueulasse.
Un délice pour nous les fiers carnivores-suceurs.
_ Fruits de mer. Fruits de mer. J'adore cette expression. Même si ce sont des bestioles et absolument pas des fruits.
_ On dit bien d'une femme qu'elle est pulpeuse. Ça n'a rien à voir avec un fruit. Tu n'as rien d'un fruit, Sonia, toute pulpeuse sois-tu.
_ Merci. Toi, t'as parfois tout du légume, ahah. En parlant de ça, tu crois que ça se mange le fameux concombre de mer ?
_ Nan, j'crois pas, nan.
_ Moi je pense que si.
_ C'est pas bourré de poison, ces bêtes-là ?
_ Seulement quand on les dérange. Alors ils crachent leur machin toxique. Mais moi je pense que ça ne les dérange pas qu'on les mange. Avec un nom pareil, faut assumer.
Et elle rigola encore, un grand rire de fausse italienne à grande bouche. Malgré l'alcool, elle éveillait mes sens. Ceux du bas, ceux du fond.

Je repense à toi.
J'échangerais tout ce que j'ai vécu avec Sonia pour un autre de tes baisers.

Je tapotai du pied contre l'étui de ma guitare couché à côté.
Sonia me regardait fixement.
_ Bon ben je crois que ça y'est, je vais éclater, dis-je pour faire diversion, mais non sans sincérité.
_ Vas-y, éclate et propulse du mollusque partout à la ronde ! Qu'ils rampent, à la recherche de leurs petites coquilles perdues !
_ T'es vraiment en forme, toi.
_ T'as encore rien vu, chéri.
_ Je fumerais bien une clope.
Nous étions installés en terrasse sur pilotis, la nuit était douce, la marée haute. J’attrapai mon paquet de tabac à rouler.
_ Toi aussi t'as l'air en forme, Laurent.
Elle ne riait pas. Elle n'était pas grave non plus. Seulement rayonnante ?
_ C'est rare de te voir si... détendu. T'as presque pas eu d'absences.
_ D'absences ?
Après ce que m'avait sorti Justine en fin d'après-midi, voilà que Sonia me parlait d'absences...
_ Oh, tu sais bien, je t'ai déjà dit. Quand tes yeux s'éteignent et que tu prends le large sur ton bateau supersonique. Pouf, plus de Laurent. Tu l'as encore fait y'a pas une minute.
J'étais rassuré. Sonia, elle, ne me prenait pas pour un grand cramé de schizo.
_ Je suis bourré.
_ Oui, peut-être... Enfin, oui c'est sûr que t'es bourré, mais... Tu es plein d'entrain, enfin, plus que d'habitude - c'est pas très difficile, cela dit, ahahah ! J'rigole... J'ai été surprise que tu m'invites à sortir ce soir. Agréablement surprise. Très agréablement. Je suis contente d'être avec toi, Laurent. Tu comprends ? Rien que d'être avec toi.
_ Nan je comprends pas comment tu fais !, fis-je en m'esclaffant.
_ T'es con. Je suis sérieuse.
C'était bien ce qui m’inquiétait.
Aurais-je dû lui dire que j'aurais bientôt de la visite ? Je réalisai qu'il faudrait bien qu'on soit hébergé quelque part, je n'allais tout de même pas lui infliger ça : me pointer chez Sonia, avec ELLE !
Je ne suis pas un monstre.
Alors où irions-nous ? A l'hôtel ? Chambre double ou lit double?
_ Ah ne remets pas les voiles, Laurent, reste avec moi. S'il te plaît.
J'allumai ma clope. Elle me matait avec attention, les yeux brillants et un peu fous.
Je posai mon briquet, elle tendit le bras. Sa main sur ma main. Petite caresse tendre. On aurait dit un couple.
Elle est tellement sympa, Sonia. Tellement gentille. Jolie, aussi. Pas conne non plus, loin de là. Un peu naïve parce qu'elle aurait dû comprendre qu'il n'y avait rien à attendre de moi. Soudainement, elle paraissait s'accrocher. Qu'est-ce que j'avais pu faire pour déclencher ça ? Je faisais tout pour ne pas que ça arrive.
_ Bon, je suppose qu'on demande l'addition et on part s'envoyer en l'air chez toi ?
Je n'avais pas vraiment l'intention de la gifler avec mes mots mais c'était sorti tout seul sur un ton sec. Sa bouche charnue se crispa et elle détourna les yeux. Elle répondit avec une voix grave et basse que je ne lui connaissais pas :
_ Ça me dérangerait pas. Mais on peut rester un peu si tu veux.
Merde. Putain. On jouait un drôle de jeu, là. Elle savait très bien que ma proposition était une vilaine saillie ironique, une provocation, presque une moquerie. Je n'avais pas vraiment envie de baiser. On avait déjà baisé le matin, merde ! Et si je trouvais toujours Sonia désirable, dans deux jours tu serais là. Ça changeait la donne. Même si je ne savais pas quelles cartes j'avais en main.
_ C'est vrai, tu voulais pas prendre un dessert ?

La petite parenthèse tendue se ferma d'elle-même avec le dessert de Sonia, je vous l'donne en mille : une crêpe. Enfin, trois crêpes. Trois. Je me demandais comment elle faisait pour ingurgiter tout ça alors que je buvais mon dessert à moi : un verre de Lagavulin douze ans d'âge, hors de prix. Ils n'en avaient pas, mais je délirais avec elle sur le tarif auquel ils vendraient le verre seize ans d'âge.
_ Seize euros ?
_ Ou bien ils ne le font pas au verre, ça doit être dans la catégorie bouteilles, seize fois le prix caviste. Paf dans ta gueule. Tiens, je crois apercevoir un prix à trois zéros, par là...
_ C'est pas plutôt à seize zéros ?
_ Ces héros, ces héros... Des héros ? Tu veux leur décerner un prix ? Rien d'héroïque à se faire des marges exponentielles sur l'alcool fort. Au contraire, c'est lâche et vil.
_ Lâche et vil, ça sonne comme un titre de dessin animé.
_ Nan, c'est à cause de Boule et à cause de Bil.
_ En tous cas, Lo', ton jeu de mots sur les héros était complètement nul.
_ Oh-ho, jeu de mots sur les zéros qui est...nul ? C'était voulu ?
_ Bien-sûr, j'ai toujours été très forte en maths.
_ J'te crois pas.
_ Tu devrais, l'addition est pour moi.
_ Ah non, Sonia, non !
_ Je me suis déjà arrangée avec le serveur quand tu es parti pisser tout à l'heure, laisse tomber.
_ Tu t'es arrangée avec le serveur, hein ? Ça aussi c'est lâche et vil. Bon, je paie le café ?
_ Je crois pas que tu aies encore beaucoup d'argent, non ? Mais bon, si tu sens que tu as besoin de sauver ton honneur, oui, d'accord.
_ Mon honneur... Mon honneur je l'ai perdu un soir d'été...
_ « ...jamais je n'avais été si bien baisé. ». C'est de la pure vanité que de s'auto-citer, mon cher Lolo.
_ C'est pas de ma faute si je fais des paroles de chansons qui restent dans la tête.
_ Dans TA tête, oui !
_ Et dans la tienne ! Surtout si ça parle de cul, j'ai remarqué. Le cul, de toutes façons, y'a que ça qui marche.
_ Le cul et la violence.
_ Le cul, c'est de la violence.
_ Non. Laurent, c'est de l'amour en barre, ou de la tendresse, du plaisir. Rien à voir avec la violence.
Merde. La discussion avait dérapé de l'inepte éthylique au sérieux intime. Il me fallait une autre diversion.
_ Parce qu'il t'a mis de bons coups de barre d'amour, Julien ? Par exemple, hein...
Elle frappa la table, furieuse.
_ Mais putain de merde, tu vas pas me reparler de ce con-là ! Je me suis déjà expliquée là-dessus, moi-même j'ai pas tout compris, à part que j'avais fait une connerie. Alors tu laisses tomber, tu vas pas me le rappeler tous les quarts d'heure !
Elle se calma aussi brutalement qu'elle s'était énervée. Elle poursuivit avec un air tristounet qui fit presque fondre mon petit cœur tout sec.
_ Tu vas pas me le rappeler, une belle soirée comme ça... Ne parlons plus de lui, il n’existe pas.
_ Désolé, Sonia. Je voulais pas te blesser... tu me connais... je suis un vrai con. Promis, après on en parle plus, mais tu devrais faire gaffe. S'il n'existe pas, la baffe qu'il t'a collée m'avait l'air bien réelle. D'ailleurs t'as un joli bleu, t'avais remarqué ?
Elle secoua la tête de haut en bas comme une gamine qui boude. Elle était encore plus jolie les larmes aux yeux.
Il y eut un silence qui avait quelque chose de réconfortant, pour elle comme pour moi. Puis elle redressa la tête, prit un air coquin et se mit à brailler :
_ Seule la Casserole est réelle ! La Grande Casserole est réelle ! Vive la Grande Casserole ! Elle assène la réalité à grands coups de cul ! A grands coups de cul !
Tout le monde à l'extérieur, et même à l'intérieur du restaurant, devait l'entendre gueuler comme dans des spoken words échevelés de Lydia Lunch repris par Diamanda Galas. Et tous nous entendirent nous esclaffer comme des collégiens débiles.

Grâce à Sonia, pendant quelque temps, je t'ai oubliée.

J'avais promis de ne plus évoquer Julien. Mais nous allions bientôt en avoir des nouvelles.
Nous nous promenions dans les rues, aussi enlacés que le permettaient nos démarches sensiblement zigzagantes. Sonia sentait le vin, un léger fumet de sueur douce, délicat, et surtout elle sentait le sexe. J'avais envie d'elle.
Toi, tu me tournais toujours autour, autour de mes pensées confuses d'alcool, mais je ne me sentais plus coupable de rien.
Après tout, toi tu ne te gênais pas pour baiser avec d'autres. Après tout, nous n'étions pas « ensembles », comme tu te plaisais tant à me le rappeler. Alors je pouvais bien avoir envie de Sonia. La seule nana à ma connaissance qui pouvait devenir plus stupide que moi en un tournemain... et rester jolie comme un cœur.
Aussi, j'étais presque ivre mort.
Nous croisions quelques couples qui avaient l'air bien tristes à côté de notre duo de poivrots énergiques. Aussi, quelques groupes de jeunes qui cherchaient à avoir l'air patibulaire pour cacher qu'ils se faisaient chier comme des rats morts.
L'un d'eux me demanda une clope avec brusquerie, je lui répondis que je ne fumais pas avant de tirer une grosse latte sur ma roulée. Il me traita de connard et me dit un de ces trucs salaces sur ma mère, ce qui ne fit que renforcer mon humeur joviale.
Sonia me gronda pour la forme, le jeune homme taciturne s'était déjà retourné guetter un autre truc nase à faire pour provoquer quelque chose. Peu importe quoi. Un truc, avec quelqu'un, juste une petite embrouille inutile pour s’occuper et se donner une contenance devant ses potes.
_ Je suis sûr que c'est un bon petit gars.
_ Je croyais que t'aimais pas la condescendance.
_ Je ne suis pas condescendant. Je l'ai vu dans ses yeux.
_ Parce que tu vois encore quelque chose ?
_ Suffisamment. Je vois que tu es belle comme une déesse, Sonia. Je vois que tu sens bon.
Elle rit en se recollant contre moi, un peu encombrée par ma guitare qu'elle avait tenue à porter.
_ Tu vois que je sens bon, hum ? T'as les sens tout mélangés, mon bon Laurent.
_ Sens ce que tu as fait de moi !
Je l'embrassai dans le cou. Elle m’attrapa au vol de sa main libre et on se roula un patin en pleine rue. Habituellement je déteste ça, s'afficher en public. Là, je n'en avais rien à foutre. Ça faisait du bien. C'était bon.
Pas aussi bon qu'avec toi, mais presque.
On continua notre route dans le silence. Nous avions laissé nos sales blagues là où nous nous étions embrassés.
J'allais briser le charme et lui demander ce qu'elle avait fait de Kurt-LE-Chien pour la soirée quand quelqu'un nous héla avec animosité.
_ Hé ! Hé ! Sonia, c'est bien toi ? Aaaaah mais ouais, c'est elle, c'est bien elle ! Accompagnée, je vois. Comment c'est déjà, machin ?
Un mec baraqué s'approchait de nous, la trentaine bien tassée. Je crus un instant qu'il s'agissait de Julien (décidément, je le voyais partout), mais non. C'était une version un peu plus élancée et plus âgée de Julien.
_ Oh pardon, je me présente : Fred. Le frère de Julien.
Merde, le grand frère du skinhead baffeur. Il avait l'air on ne peut plus énervé. Je lâchai Sonia pour serrer sa main à contre-cœur. Il avait de la poigne. Et du danger dans les yeux. Il était au moins aussi saoul que nous. Il se tourna vers Sonia.
_ Allô ? Julien, ça te dit quelque chose ? Nous, on s'est vus qu'une seule fois, mais je n'oublie jamais un si joli visage. Et je n'oublie jamais les filles qui font du mal à mon frère. Aussi, t'as quelque chose qui m'appartient, Sonia. Mais ça on reparlera plus tard.
Je reçus alors un coup, quelque part dans le torse. J'avais rien vu venir, j'étais déjà au sol sur les genoux, à tenter de reprendre mon souffle. Sonia cria à l'autre bout de la galaxie. J'entendis ma guitare tomber. Un laps de temps incertain emprunt de confusion et de souffrance passa lentement, très lentement, puis je repris suffisamment mes esprits pour me redresser. J'esquivai un autre coup de poing qui m'aurait atteint au visage. J'envoyai mon pied au hasard, il heurta un genou. Heureusement, ce n'était pas celui de Sonia. Le type, Fred, grimaça et se recula un peu. Il n'était pas du même acier que son frangin, il devait s'agir d'un Terminator moins évolué. Faut dire que le genou, ça fait mal.
En me redressant, je me mis à hurler ce qui me passait par la tête, perdu dans une dimension tissée de douleur et d'adrénaline et d'alcool.
_ Toi tu restes où t'es ! J'suis armé, j'te préviens !
L'autre eut un rire hystérique qui me désarçonna. J'avais pourtant parlé avec une voix de guerrier, ou quelque chose approchant.
_ Quoi ? Quoi ?! Tu te trimballes partout avec ta putain de casserole ?
OK, cette histoire avait fait le tour du monde.
Fred ravala son rire. Il n'avait pas l'air de vouloir mener une nouvelle attaque, mais je restais sur mes gardes, les jambes écartées, les mains prêtes à voler. A vrai dire, je chancelais un peu sur les bords.
Là, je réalisai que j'avais oublié mon sac (avec mon flingue) au restaurant. J'étais tellement bourré et insouciant que j'avais réussi à oublier ce foutu sac. Ceci m’inquiéta beaucoup plus que notre bagarre de rue déjà avortée.
Il tendit un index ostentatoire dans ma direction.
_ Mon frère va mal. Il a un hématome dans le crâne. Ça lui compresse son putain de cerveau. Il est dans le coma.
_ Mais...
_ C'est toi, fit-il d'une voix lugubre. Toi et... ta putain de casserole. Si il y reste, je te tue. Je jure que je te tue !
Des badauds s'approchaient, Sonia restait paralysée, les yeux écarquillés.
_ Écoute, fis-je en écartant les mains, il allait bien en partant, je crois pas que...
_ Ta gueule ! Ils m'ont dit que ce genre de truc, ça peut mettre plusieurs jours avant de sa déclarer. Là ça n'a pas traîné, mais c'est toi, c'est bien toi. Il s'est plaint de violentes migraines et il se doutait un peu du truc, alors il est allé à l'hôpital. Et là ils ont voulu l'opérer et... nan mais faut vraiment être cinglé ! Des coups de casserole ! Pourquoi pas des coups d'enclume, bordel ?
Je sentais bien toute la détresse de ce type. Ce mec avait les jetons, ce mec aimait son frère.
Frangin, frangin, si c'était toi, comment réagirais-je ? Ça serait peut-être bien pire, frangin, bien pire. Mais toi tu es mort, frangin. Et ce type craint pour la vie de son petit frère.
Bordel, quelle merde.
Des gens du bar à côté étaient sortis et s'étaient approchés de Fred. Sûrement des amis à lui. Ils le retinrent alors qu'il ne paraissait pas vouloir continuer à se battre et tentèrent de le ramener à l'intérieur.
_ Mais laissez-moi ! Je veux juste dire une dernière chose... Sonia ! Sonia, t'es vraiment un belle salope. Quand je t'ai vue avec Ju', j'ai cru que... J'étais content pour lui, t'avais pas l'air comme toutes les autres. Mais t'es une belle salope, ouais ! Et je viendrai récupérer mon chien, t'entends ? Je vais venir le chercher ! Et t'as pas intérêt à me faire chier sinon je vous tuerai tous les deux, compris ? Je vous tuerai tous les deux !
Le gars pleurait. Ses amis gueulèrent et l’attrapèrent plus vigoureusement, réussissant à le traîner en arrière.
_ Et toi ! Toi ! Rappelle-toi ! S'il meurt...
_ Ouais, tu me tues, j'ai compris, dis-je tout bas.
Le groupe disparut dans les entrailles du bar. Les badauds restèrent quelques instants à nous regarder comme des pestiférés, Sonia et moi. Puis ils se dispersèrent.
Sauf un. C'était le jeune homme qui m'avait insulté. Bizarrement, je lui adressai un signe de tête.
_ Hey, tu fais moins le bouffon, là, hein ?, dit-il.
Puis il eut un sourire énigmatique et s'éloigna d'une démarche chaloupée.
Bien vu, p'tit gars, tu l'as eue ta revanche.
Sonia était sous le choc.
_ Qu'est-ce qu'il foutait là ? Qu'est-ce qu'il foutait là ?
_ Je suppose qu'il devait fumer une clope dehors et qu'il nous a vus. Tout con. Le charme des petites villes.
_ Il m'a reconnue. On ne s'est vu qu'une seule fois. En boîte. Et il m'a reconnue.
_ Ça, y'a pas de doute, non. Et Julien a dû tout lui raconter. Le chien, moi, la casserole...
Un seul regard me fit savoir que la casserole ne la faisait plus rire. Moi non plus, d'ailleurs.
J'avais un nœud brûlant fiché dans le sternum. Je ne me sentais plus si saoul.
_ Un hématome cérébral, quelle merde... Quelle merde...
Je pris les mains de Sonia et tentai de la ramener à moi.
_ So' ? Sonia ? J'ai oublié mon sac au restau, faut qu'on y retourne.
_ Hein ?
_ Je sais, rien à voir. Mais je viens de m'en rendre compte.
_ De quoi ?
_ Mon sac, j'te dis. Je l'ai oublié au restau. Viens, on y retourne.
Elle sembla percuter, elle récupéra ma guitare et me suivit, alors que je pressais déjà le pas. Je l'entendis marmonner :
_ Quelle merde... C'était une si belle soirée. Quelle merde. On était bien. Et voilà...

J'avais de la chance. Le restaurant était fermé mais les employés étaient encore là, à faire le ménage. Quand je toquai à la porte, on me reconnût tout de suite et j'eus même droit à un sourire. Ils avaient remarqué mon sac et me l'avait mis de côté. Ils me dirent que je l'avais oublié sous notre table.
Quel con.
Je vérifiai à tâtons. Mon flingue était toujours là, enroulé dans un pull. Les munitions aussi. Tout allait bien.
J'allais repartir d'un bon pas. Marcher. Marcher, rentrer, me foutre au pieu et regarder le plafond en essayant de ne pas penser.
Sonia me retint par le bras.
_ Laurent... promets-moi, on ne repasse pas par le même chemin, hein ?
Elle semblait avoir retrouvé toute sa tête, mais certainement pas sa gaieté.
_ Non, non... enfin, tu connais mieux le coin que moi.
_ Si seulement j'étais venue en voiture...
_ Ben c'est pas le cas, tu voulais boire. Alors on marche.
J'étais déjà reparti. Je m'arrêtai comme un con.
_ On passe par où, alors ?
_ Suis-moi.
Alors je suivis Sonia qui se taisait.

_ Nom de dieu, je savais pas qu'on allait passer par Marseille !
_ On est bientôt arrivé. Tu reconnais pas le quartier ?
_ Ah. Si, si.
_ Dis-moi Laurent, c'était quoi ce délire de « attention, je suis armé, attention, attention ! »
Quel con.
_ Oh rien, c'est sorti tout seul. Du bluff.
Elle s'arrêta, je faillis heurter ses fesses.
_ Y'a quoi dans ce sac ?
_ Des conneries. Un pull.
Elle eut un air rêveur.
_ Tu sais, j'avais déjà remarqué que tu faisais très attention à ce sac. Enfin, sauf ce soir. Tu devais être trop bourré.
_ C'est sûr... D'ailleurs, je suis tout vaseux, là. On y va ?
Elle soupira.
_ Fais-moi confiance, Laurent. Pourquoi tu ne me fais pas confiance ?
_ J'ai pas confiance en grand monde.
_ Tu peux avoir confiance en moi. Laurent, je t'aime.
Putain. Quelle soirée...
_ Euh... Je t'aime bien aussi ! Mais...
_ Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? C'est elle, hein ? Ça a un rapport avec elle ?
Non mais pour qui elle se prend ?
_ Hé ! On n'est pas marié, hein, c'est bon ! Oh et puis merde !
J'ouvris le sac. Elle ne verrait rien d'autre que ce que je voulais qu'elle voit.
_ Incroyable ! Un pull et deux-trois conneries !
Elle me prit par surprise. Elle lança son bras à l'intérieur et trifouilla malgré mes protestations. Elle m'avait bien eu.
J'imaginai qu'elle allait me faire une crise. Qu'elle allait m'engueuler. Me foutre à la porte en bonne et due forme, me laisser seul dehors. Me dénoncer à la police, hurler au meurtre, me lapider accompagnée de toute la population...
Non.
_ OK.
Rien de tout cela.
_ Quoi, OK ?
_ C'est bon. Allons-y. Excuse-moi. Je sais pas ce qui m'a pris.
Non, pas de dispute. Pas de « c'est quoi ce putain de flingue ? ». Juste « OK ». « C'est bon ». « Excuse-moi »
Et avant, « je t'aime ».
Je ne comprenais décidément rien aux femmes.
C'était impossible qu'elle n'ait pas senti le gros revolver. Ça lui faisait ni chaud ni froid ou quoi ?
En tout cas, fouiller dans mes affaires comme ça, elle ne manquait pas d'air...
_ Je suis crevée.
Elle se tourna vers moi, les yeux brillants de larmes.
_ Merci, Laurent.
_ Merci à toi : pour le restau.
_ Non, non. Enfin, je veux dire, c'était avec plaisir... Merci pour la soirée. Avant que ça ne dérape, c'était... c'était vraiment super. Alors merci. Tu m'embrasses ?
Bien sûr que j'allais l'embrasser. Mais ce ne serait pas pareil. Je repensais à toi, je ne me sentais plus vraiment bourré et j'avais surtout envie d'être seul.
Demain, encore une journée sans toi.
Quand Sonia retira sa langue, j'espérai, non sans rire intérieurement, que le frère de Julien ne me tuerait pas avant de te revoir.
_ A quoi tu penses ?
_ Qu'est-ce que t'as fait de Kurt ?
_ Il est à la maison. Je l'ai sorti dans le jardin plusieurs fois. Je suis sûre qu'il n'y aura pas de problème en rentrant.
_ Je m'en fous qu'il ait pissé partout, tant qu'il nous bouffe pas tout crus.
_ Tu sais Lolo, je ne le rendrai pas.
_ Tu ferais mieux. Au moins Fred ne te tuera pas, toi.
Et je rigolai comme un connard.
_ Putain, ça craint. Quelle merde...
_ T'as fait ce qu'il fallait faire. Julien m'a agressée. Et ce soir, j'ai bien cru que t'allais y passer, mais... non, t'as assuré. Kurt sera fier de toi.
_ C'est vrai que question fierté, il en connaît un rayon, Kurt. Il est surtout fier de lui-même.
_ Entre lui et toi, il ne peut rien m'arriver.
_ Entre le loup et l'agneau.
_ Un agneau armé d'une casserole ?
Elle n'évoquait toujours pas le flingue...
_ Putain, ne me parle plus de ça. Je ne pourrai plus jamais regarder une casserole en face.
Malgré nos petites plaisanteries-soupapes, le malaise demeurait.
Et il resta bien ancré, même lorsque nous nous couchâmes nus sous la couette. Sonia ne chercha que les câlins et s'endormit vite. Ou elle faisait semblant.
Moi je regardai le plafond dans le noir, en essayant de ne pas penser. Sans réel succès. Dans le lit, je n'étais pas de mon côté. A gauche alors que d'habitude c'est le côté droit. Le chien s'était couché vers moi, cette fois. Et les pensées affluaient comme des putains de zombies, à deux à l'heure, mais inexorables. Cela dit, elles n'avaient pas vraiment prise sur moi, comme si les pensées-zombies mordaient une épaisse carapace et pas ma chair.
J'avais peut-être tué quelqu'un et tout ce que j'avais en tête, c'était que j'allais bientôt te revoir.
Mon père se pendrait de me savoir aussi peu responsable, ma mère se flagellerait et deviendrait folle, si elle savait le peu de culpabilité que je ressentais.
Les derniers évènements me contrariaient vaguement, au loin, mais je m'en sentais comme dissocié. J'étais engourdi, et je devenais petit à petit, oui, agréablement engourdi. « I've become comfortably numb ».
Les menaces de Fred me semblaient désormais enfantines, dérisoires. J’espérais quand-même qu'il avait mal au genou, car mon torse me signifiait qu'il n'aimait guère se payer des troncs d'arbre à pleine vitesse. Je supposais que je devais me réjouir qu'il ait raté le plexus solaire.
Et Julien, s'il mourrait ? Et la police ? Je n'y avais même pas pensé, à la police... Avait-il porté plainte ? Son frère le ferait-il ? Tribunal, procès et prison ? Légitime défense ?
Plutôt crever qu'aller en taule.
Mon esprit effleura l'idée que depuis Paris, j'attirais la violence comme la charogne attire les mouches. Ça allait trop loin.

Un vrai merdier, tout ça. Mais rien à foutre. Non. On s'enfuira. Toi et moi. Et si tu ne veux pas venir avec moi, je te tuerai.

Je commençais à avoir des idées complètement débiles, le sommeil s'approchait, je sentais ma conscience s'étioler.
Parfait. Morphée, accueille le pécheur. Il ne ressent aucune culpabilité.

Dans la chambre, Kurt dort au sol à mes côtés. En fait, c'est moi qui suis entre le loup et l'agneau.
Et si Sonia est l'agneau, Satan sait que je suis le serpent.


 
VII (SONIA-2)

Un vrai cauchemar.
Le beau rêve a tourné au cauchemar. Pfuit !, claquement de doigts, le beau tableau se déchire.
Mais foutez-nous la paix !
On n' a pas demandé ce qui s'est passé. C'est vous qui êtes arrivés avec votre violence et votre bêtise !

Laurent allait mieux, il allait bien. Bon, au restaurant, c'était parfois tendu. Mais c'est Laurent, faut pas trop en demander, il est comme ça : tendu.
Comme il était beau en colère ! Je n'aime pas les gens qui se battent. Mais quand-même...

Non, c'est affreux. Julien, dans le coma.

Et je faisais pas la maline quand ils se sont bagarrés. Fred avait l'air vraiment bouleversé. Il croyait à ce qu'il disait.
Normal que Laurent soit devenu vraiment bizarre après ça. Mais franchement, c'est quoi cette histoire avec son sac ? J'ai rien compris, y'avait rien dans ce foutu sac, rien qu'un pull, un slip et une paire de chaussettes, genre...
J'ai d'abord pensé à une arme. Ce qu'il a sorti quand on est tombé sur Fred, ça m'a mis la puce à l'oreille. Des fois il sort de ces trucs... Mais après je me suis dit que ça avait un rapport avec... elle.
Je ne sais pas pourquoi j'ai été intrusive comme ça. Il a le droit d'avoir ses secrets. C'est son sac, ça ne se fait pas de fouiller comme ça. Ça m'est venu d'instinct. A cause d'elle. Il fallait que je sache.
J'ai juste prouvé que j'étais une vraie mégère, et j'ai trouvé quoi ? Quelques stupides vêtements et rien d'autre.

Non, il y doit y avoir autre chose. Quelque chose que je ne pouvais pas trouver comme ça. Il trimballe ce sac partout. Une lettre ? Un journal intime ? Un cadeau qu'elle lui a fait ?

Faut que j'arrête ça. Tout de suite. Dès que je pense à elle, je deviens débile et je pourrais faire n'importe quoi.
Putain, je n'ai jamais vu cette fille, je ne la connais pas, et elle réussit à me pourrir la vie...

Dormir, respirer avec le ventre.
Je préfèrerais un autre câlin de Laurent.
Mais il dort ou il fait semblant. Si ça se trouve il a les yeux grands ouverts et il pense à...

Arrête ça !
Respire tranquillement. Arrête de penser. Pense juste à respirer calmement, gonfle le ventre, dégonfle le ventre.

Gonfle le ventre.
Dégonfle le ventre.
Gonfle le ventre.
Et dors.


Ils sont arrivés avec leurs mines de fête, du carton-pâte, rien de sorcier. Avec des nez rouges, ils font la roue, ils s’incrustent, « on va juste s’amuser ».
Ils nous ont dit de ne pas s’inquiéter. Ils ont dit, « on va juste s’amuser ». Ils riaient et nous bousculaient, mais dans leurs yeux, des folies dansaient.
Tous n’ont pas vu la menace.
Ils ont tissé des toiles dans tous les passages.
Ils ont refermé les portes.
Ils nous ont emprisonnés.
Ils nous ont regroupés.
Les clowns nous assiègent.

Au loin, les livres brûlent.
Les clowns nous assiègent.

« Nous vous voulons aucun mal »
Disaient-ils.
« Tout ceci n’est qu’un jeu »
« Bientôt vous serez libres »

Puis, les tests et le théâtre du cruel. Les combats de couples comme des combats de chiens, combats de coqs. Une arme pour deux : l'un tuera l'autre, mais qui passera à l'acte ?
Dans le gymnase, les grands pics électriques secouent les corps immobiles. Ceinturés aux gradins pour la torture.
Ils regardent ce qui ressort. Ils explorent la douleur. Ils cherchent à l’intérieur. Ils cherchent à comprendre.

« Nous vous voulons aucun mal »
Disaient-ils.
« Tout ceci n’est qu’un jeu. »
« Bientôt vous serez libres »

Un jour viendra où ils nous trancheront la gorge.


Le réveil en sursaut. C'est encore la nuit. Laurent dort à côté, je le sens, ou alors il fait semblant.
Un drôle de bruit à ma droite, au delà de Laurent. Ce bruit me fout les jetons.
Je mets le temps à réaliser qu'il s'agit de Kurt.
Kurt qui gronde.
Il y a comme un édredon titanesque qui m'écrase, mais je me redresse un peu, tente de jeter un œil par-dessus le corps inerte de Laurent. Rien. Je ne vois pas le chien. Il doit bien être là, pourtant. Oui, c'est ça, il doit être du côté de Laurent. Pourquoi je ne le vois pas ? S'il gronde, c'est qu'il est éveillé. Et s'il gronde, c'est qu'il garde. Qu'il garde, qu'il prévient, qu'il est en position d'attaque. Ou de défense.
Ou sinon, le chien fait un cauchemar de chien.
Là ! Je sens plus que je ne vois, une ombre immobile, au pied du lit. Je dormais et quelque chose s'est assis au bout du lit. Une silhouette.
Ce que je sens dans mes tripes, intenable : tout vient en flashs, Julien, Fred, l'un ou l'autre, venu nous faire du mal !
Pourquoi alors je n'arrive pas à bouger ? Pourquoi, moi, je n'arrive pas à gronder ? Position d'attaque. Position de défense. Non : rien. J'écarquille juste les yeux un peu plus encore et, dans la pénombre, je vois que la silhouette porte les cheveux longs. Je sens, plus que je ne vois, que la forme est une femme. Une femme aux cheveux longs, assise au bout de mon lit. Au bout de notre lit. La silhouette de femme ne semble pas me regarder. La silhouette de femme est tournée vers lui. Elle regarde Laurent dormir ou faire semblant.
Et là je comprends : c'est elle.
Elle dont il tait tellement le nom.
C'est elle, dans ma chambre, avec nous. Sur le lit à regarder, immobile, Laurent dormir ou faire semblant.
Je devrais hurler, je devrais gronder, je devrais frapper, je ramène encore plus mes jambes sous moi. Je sens confusément que j'expose ainsi mon anus mais je ne fais rien de plus, je reste bloquée.
C'est elle. Comment a-t-elle fait ?
Elle. Cette espèce de sorcière qui lui bouffe le foie.
Alors je la nomme. Une fois, une seule fois, Laurent avait consenti à me dire son nom. Alors je l'appelle. C'est tout ce que je peux faire. Dire son nom.
_ Maëlle ?
J'attends puis je comprends qu'il n'y a plus rien. Elle n'est plus là.
Il n'y a que moi comme une conne, à prendre des ombres pour des personnes, des vessies pour des lanternes.
Kurt a arrêté de gronder. A-t-il jamais grondé ? Depuis quand exactement suis-je réveillée ?
J'allume la petite lampe. La lumière est douce, Laurent continue à dormir du sommeil du poivrot. Il ne faisait pas semblant.
Mais elle n'est pas là, il n'y a jamais eu personne.
Personne.
Quelle conne.
Je me demande si je vais pouvoir retrouver le sommeil. J'étends mes jambes avec la chair de poule, mais elles ne touchent rien d'autre que le bout du lit. Je reste sur le dos. Et d'un coup je me redresse.
Personne. Il n'y a jamais eu personne.
J'en ai vu de belles, aujourd'hui. Quelle journée...
J'appelle Kurt tout bas. Très vite, il vient à côté de moi, à pattes de velours, je sens son museau humide sous ma main. Ce chien est tellement gentil, c'est un vrai cadeau.
Il veille sur moi. Il veille sur nous.
Et tout ce qu'il a grondé, c'est un mauvais rêve.

Elle était là, dans mon rêve. Et aussi il y avait la chanson de Laurent. Une histoire qui était aussi une chanson qui n'était pas chantée. Car la chanson était... le monde.
Comment s'appelle-t-elle, cette chanson ? Dans le rêve, elle était en français. Mais la sienne, la vraie, c'est de l'anglais.
Ah oui, voilà : « We won't do you no harm ».
Ça fait : « We... won't do you... no... harm... so they say »
« All... of this is just a game »
« Tomorrow... you're gonna be free »
« So they say. »
Oui, je crois que c'est ça.


Une histoire qui est une chanson qui est le monde. Sonia se rendort avec cet air morbide dans la tête, hantée par un morceau qu'elle est presque la seule à avoir entendu.
Peut-on être hanté par des vivants ?
Hanté par les souvenirs, hanté par une chanson, oui. Hanté par soi-même, aussi, quand devant la glace on ne se reconnaît plus. Quand le passé nous chavire et nous montre ce que nous sommes devenus. Ce que nous sommes.
Quand tout ce qu'il y a eu avant aujourd'hui-maintenant n'est qu'un rêve. Du flou, plein de flou aux entournures alors que l'on nage dans la vase du présent. Comme si on ne tirait leçon de rien, comme si tout ce que l'on apprenait, c'était apprendre à oublier.
Mais être hanté par quelqu'un ? Ce n'est que nous-mêmes : nos souvenirs ?
Notre culpabilité ?


Sonia se rendort avec ce fantôme de chanson dans le crâne, une silhouette assise au pied du lit. La silhouette est assise du côté de Sonia, mais elle est tournée vers Laurent.
Elle, elle regarde Laurent.
Elle s'imprègne de lui. Du visage exsangue dans la pénombre. De la barbe qui a poussé par plaques irrégulières, comme celle d'un adolescent. De la poitrine sèche qui monte et descend au gré de sa respiration difficile de gros fumeur, gros buveur. Il est totalement... vulnérable.
La silhouette s'imprègne de l'instant dont personne n'a conscience : jamais Laurent ne se souviendra avoir dormi ainsi. On ne vit pas vraiment son sommeil et on ne peut s'en souvenir. Comme la mort.
Comparé à la mort, le sommeil a cette différence : déjà, on peut se réveiller. Aussi, on peut rêver. Les morts ne rêvent pas, non ?
La silhouette porte une main à la fine chaîne autour de son cou. Le pouce tâte les minuscules maillons, elle le fait glisser lentement, la pulpe contre les petits crans qui égrainent un temps parallèle. Il en sort un son ténu, minuscule, que personne ne pourrait entendre, mais qui fait couiner le chien dans son sommeil de chien.
Car lui aussi dort. Mais il n'est pas tranquille. Tout son monde a changé. Les odeurs, les lieux, les gens. Les ombres ne sont pas les mêmes, les sons non plus. Il en entend qu'il ne peut pas sentir. Des sons et des ombres de gens qui ne sont pas là.
Alors il se réveille encore.
Tout est calme.
Pas complètement rassuré, il se lève, fait le tour du lit et va renifler sa nouvelle maîtresse. Comme il a peur de la déranger, il bâille et se recouche sur le flanc.
Le soleil n'est pas levé, la maison est silencieuse.
Sa nouvelle maîtresse dort.
Il a fait son devoir. Tout à l'heure, il l'a réveillée. Et il lui a dit que quelque chose n'allait pas.


 
VIII (PARIS-1)

_ Il a fait du bon boulot.
_ Ouais. Mais ma mutuelle ne me remboursera pas tout.
_ C'est le problème avec les dents... Ça coûte une misère. Mais on dirait des vraies. T'as encore mal ?
_ Non. Juste des sensations bizarres...
_ Sinon, comment ça va ?
_ Quand j'y repense, je me sens mal. J'ai des frissons, la nausée. J'ai pas encore digéré tout ça.
_ C'est pas de ta faute, tu sais. Il a disjoncté.
_ J'avais jamais vu quelqu'un aussi... furieux.
_ C'était une sacrée crise, c'est sûr. Impressionnant, les tarés, hein ?
_ Non, c'est pas ça... Je crois pas qu'il ait pété un câble.
_ T'appelles pas ça péter un câble !? Écoute, n'en parlons plus si ça te met dans cet état.
_ Fais pas ton condescendant. Non, il faut que j'en parle. Il le faut. Depuis que... Depuis que c'est arrivé, je te jure, tout va de travers. Je vais pas bien, Renaud. Je dors peu. Je dors mal. Je fais des cauchemars. Ça perturbe Marie aussi.
_ Faut dire, il y a de quoi. Tu t'es fait agresser, José. Et pas qu'un peu. Et pas par un inconnu, par un pote, bordel, un pote ! Moi-même, j'en reviens toujours pas...
_ On n'aurait pas dû le provoquer.
_ Oh, arrête ! Ne lui cherche pas des excuses. Il fallait bien que quelqu'un essaie de lui ouvrir les yeux !
_ Je l'ai vue, tu sais. Je l'ai revue.
_ Hein ? Qui ça ? Laurent ?
_ Non. Elle.
_ Tu te fous de moi ! Attends, t'es sérieux ? Merde, t'es sérieux ! Enfin, tu l'as dit toi-même, t'es perturbé, José. T'es complètement traumatisé, tiens ! Mais ne rentre pas dans son jeu, c'est exactement ce qu'il voudrait. Bon sang, toi, toi tu l'as bien bousculé. Et tu lui as collé le nez dans la merde de la réalité. Tu as bien fait ! Ça ne lui a pas plu. Ça ne lui a pas plu du tout et... il a pété un câble. Mais tu devais le faire.
_ Je ne sais pas...
_ D'accord, d'accord, il a vécu des sales trucs. Mais tout le monde vit ce genre de choses, à un moment ou à un autre. Il n'arrive pas à s'en remettre, je crois que c'est évident. A mon avis, il est bon pour l'H.P.. Je sais pas ce qu'il fait en ce moment, mais c'est là où il devrait être. Il a besoin d'être soigné.
_ Renaud, tu ne m'as pas écouté. Tu fais ta grande gueule, ça ne m'aide pas. Je te dis que je l'ai vue. Ici, à Paris. Il y a quelques jours. C'était elle. Il faut que tu me croies.


 
IX

J'avais fait des rêves vaguement réalistes. J'étais allé sur ta tombe. Tu étais morte et je tenais dans mes mains une sculpture cassée, puis un vase. Et ces bibelots, c'était toi. Typique du domaine du rêve, tout ça, mais les sentiments, eux ils étaient réalistes. Réels. Je m'étais réveillé avec ce truc terrible dans le bide : tu étais morte.
Ça m'arrangeait que Sonia dorme encore, je me suis levé, je suis allé dans la cuisine faire du café.
Je me suis roulé une clope et j'ai chassé ces conneries de ma tête, et de mes tripes.
En les remplaçant par mes soucis tout à fait réels. Réalistes.
Fred ou son frère avaient-ils porté plainte ?
Julien allait-il mourir ?
La cafetière italienne finit par chanter, le café était prêt.
Mon torse était un bloc de douleurs diffuses, mon dos était comme toujours plus ou moins en compote et j'avais un sérieux mal de ventre bièreux, il était gonflé, dur, et ma tête tournait. Fumer aggraverait peut-être la chose, mais je fumais pour fumer. C'est ça qui est génial là-dedans, c'est parfaitement inutile et superflu. Là j'aurais pu, j'aurais dû m'en passer, mais non, il fallait que je fume.
Juste pour que je me dise que je fume. Envers et contre tout.
La plupart des gens ne pourrait pas comprendre. Les non-fumeurs, en tout cas.
Le café était fort, je cherchai quelque chose à grignoter pour colmater l'estomac, ne pas l'agresser sans le tapis de quelque nourriture.
Je fouillai dans le frigo, rien d'intéressant. Je me retournai et sursautai : Kurt était dans l'embrasure de la porte, immobile. Il me fixait de ses yeux bleus illisibles.
_ Bon dieu, t'es un vrai ninja, Kurt.
Je pris une chaise et m'assis à la table de sorte de l'avoir en face de moi.
_ Tu ne saurais pas où Sonia cache ses biscottes ?
Des pas traînants se firent alors entendre. Sonia était debout, je n'avais rien remarqué.
_ Y'en a plus des biscottes. Bonjour.
_ Salut, toi.
Elle entra, vêtue d'un caleçon anti-sexe et d'un long t-shirt à la gloire des Stooges. Elle se pencha sur moi et me fit un court baiser.
_ C'est quand la dernière fois que t'as pris une douche, Lo' ?
_ Je ne sais plus.
_ Tu devrais en prendre une.
Sonia souriait. Pas très réveillée, pas en super forme mais elle se forçait à sourire.
_ Quelle soirée...
_ Ouais.
_ Et quelle nuit...
_ Ah bon ? M'en rappelle plus, on a fait quelque chose ?
Je rigolai pour lui faire comprendre que je plaisantais.
_ J'ai eu de ces cauchemars...
_ Ah, toi aussi ?
_ Ouais. Tu sais, quand tu rêves que tu te réveilles mais tu es toujours dans le cauchemar, tu vois le genre ?
_ Complètement. Ça peut te faire le coup plusieurs fois de suite, d'ailleurs.
_ Là ça me l'a fait qu'une fois, je crois, mais ça a suffi à me foutre les pétoches comme jamais.
_ Raconte ! Je suis friand de rêves...
_ C'est pas intéressant à raconter, faut le vivre.
_ Allez !
Elle s'assit, Kurt s'approcha d'elle, elle le câlina.
_ J'ai rêvé qu'on dormait dans la chambre et que je me réveillais pour trouver quelqu'un assis au bord du lit.
Elle se tut, tout en continuant à caresser le chien.
_ C'est tout ?
_ Ouais, c'est tout. Si ça t'arrivait en vrai, tu te ferais dessus... C'était une fille, la personne assise au bout du lit. On ne voyait pas bien, mais ça ne faisait pas de doute. Elle t'observait, toi.
A cet instant elle me jeta un regard qui me fit croire pendant quelques secondes qu'elle savait. Qu'elle savait que tu viendrais me voir demain.
_ Ah bon. Bizarre, ouais... Moi j'ai rêvé que quelqu'un que j'aime était mort.
_ Donc c'était pas Julien.
_ Ah putain, je l'aime pas lui, mais il a pas intérêt à crever. Bordel...
Sonia se servit en café. Kurt se coucha à ses pieds. Je ne le sentais pas ce chien. C'était comme s'il la protégeait. Comme si j'avais pas intérêt à y toucher, à la petite. Comme s'il savait que j'allais lui faire du mal. La veille, il était venu dormir vers moi, certainement pour me surveiller. Putain de mâle dominant. Bientôt il me virerait du lit.
_ Qu'est-ce qu'on va faire, Lo' ?
_ Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Attendre. Et faut que tu lui rendes son chien.
Elle grimaça, se passa une main sur le visage, tira sur sa lipe, me jeta un regard noir.
_ C'est trop tard. Il m'a adoptée, fit-elle avec sa voix à la Nick Cave.
_ Conneries ! Dès que Fred se pointera ici, il va courir lui faire la fête !
_ Je suis sûre que non. Je suis sûre que ce type ne le traite pas bien.
_ Il est maître-chien, tu te rappelles ? Il connaît son affaire. D'ailleurs, comment il a été dressé ce chien ? C'est un garde du corps ?
_ Je suis sûre qu'il est totalement libre, ce chien. Oui, c'est le seul toutou doté de libre arbitre.
_ Mais bien-sûr... J'ai l'impression qu'il compte les points entre toi et moi et qu'il ne me porte pas dans son cœur.
_ Compter les points ? Qu'est-ce que tu racontes !Tu l'ignores. Donc il t'ignore. Vas-y, appelle-le. Appelle-le et caresse-le, tu verras. Devenez copains. Il faut que tu donnes pour qu'il te donne. Au moins pour faire connaissance.
_ J'ai pas envie de donner.
_ T'as tellement de choses à donner, Laurent. Tu ne le sais pas. Mais moi je sais.
Et elle me prit la main, encore, avec ce regard d'amoureuse qu'elle s'était trouvé depuis peu.
_ Va dire ça à mon père. Ou à mes potes de Paris.
C'était sorti tout seul. Qu'est-ce qui me prenait de lui en reparler ?
Elle pressa ma main, ses yeux plantés dans les miens.
_ Mais qu'est-ce qu'il s'est passé à Paris ? On peut aborder le sujet, quand-même ?
_ C'est pas intéressant.
_ J'aimerais savoir.
_ C'est confus. Et embarrassant.
_ Raconte toujours.
Bon sang, comme ma tête tournait !
_ Déjà, j'étais saoul la plupart du temps. Ils n'ont pas dû super apprécier ça, d'ailleurs. Tu vois le genre : rond comme une patate, toujours à dire de la merde, à m'amuser avec des sarcasmes sur tout et n'importe quoi. A un moment, ils ont dû s'énerver et me parler d'elle. Je n'ai pas aimé ce qu'ils me disaient.
_ C'est donc elle. Elle, encore. Maëlle.
Je retirai ma main.
_ Oh c'est bon, hein, on n'est pas marié !
_ Tu vois, dès qu'on parle d'elle, tu te braques. C'est ce qui s'est passé avec tes copains ? Tu t'es braqué.
_ Ils ont dit des conneries. J'ai frappé un pote.
_ Quoi ?!? Tu t'es bagarré avec un de tes potes ?
_ On s'est pas bagarré, je l'ai frappé. Fort. Il m'avait bien fait chier. Il me donnait des leçons, ce con. José...
Des sensations immondes me remontaient à la gueule, des flashs. José le visage rougeaud, sa voix criarde qui me hurlait dessus « Mais oublie-la ! Oublie-la ! Arrête-ça ! ». Je revois une bouteille de whisky dans ma main. Non, je ne l'avais pas frappé avec une bouteille, non ! Pourquoi est-ce que tout était si flou ? Juste quelques flashs... Renaud qui me disait « T'as un vrai problème, toi ! », en tenant José par la nuque, José qui était étendu avec le visage en sang. José qui n'était plus là, qui ne hurlait plus, José inconscient, étendu au sol, comme mort.
Sauf qu'il n'était pas mort. Non. Juste une altercation, et non, je n'avais pas utilisé la bouteille pour le frapper, ce n'était pas possible. Je n'aurais jamais fait ça.
Je n'avais aucune envie de ressasser toutes ces saloperies. Sonia avait une drôle d'influence sur moi ces derniers jours. Elle me perturbait.
Elle commençait à devenir un problème.
_ Laurent ?
_ Quoi ?
_ Te fâche pas... Mais tu ne veux pas me dire ce qui s'est vraiment passé ?
Je me levai avec animosité. Kurt aussi et il avait pas l'air content.
_ Putain, y'a ton chien de garde qui a failli me sauter dessus !
_ Mais non, t'as bondi, comme ça d'un coup ! Moi aussi j'ai sursauté !
J'étais pas rassuré pour autant.
_ Bref. Je t'en ai bien assez dit, non ? Qu'est-ce que tu veux que je te raconte de plus ? Que je me suis comporté comme une vraie merde et que mes amis m'ont foutu dehors ? Ils avaient certainement de bonnes raisons de le faire. Je suis pas un mec fréquentable, Sonia, je crois te l'avoir déjà dit. D'ailleurs... Je crois qu'on doit mettre les choses à plat. On n'est pas ensemble, Sonia. Je suis pas ton mec, je suis pas ton petit ami. Je suis pas ton ami. Je suis un mec de passage que tu héberges. On s'amuse un peu les deux et bientôt je ne serai plus là. Je serai reparti. T'entends ? Bientôt, je me casse !
Putain, Sonia pleurait. Putain Sonia pleurait mais elle me regardait toujours avec défi. Il fallait que j'en rajoute une couche. Oui il fallait que je plante le décor comme il était vraiment.
D'un coup je sentais la sauvagerie m'envahir, il fallait que je lui crache dessus, que je lui fasse mal. Il fallait mettre un terme à tout ça.
_ Je suis comme ça, Sonia. Je vais, je viens et, toujours, toujours, je repars. Je prends ce qui m'intéresse, je prends ce que je veux, tu entends ? Je prends ce que je veux et je me casse. Je ne crois en rien et je n'aime personne.
_ Ha ! Tu n'aimes personne, tu dis ? Tu veux vraiment t'en convaincre ? Alors peut-être qu'avec moi, c'est ça... tu ne m'aimes pas. Mais elle ? Elle, tu l'aimes, non ? Ou c'est ce que tu crois. Tu l'aimes quand elle n'est pas là. Tu l'aimes à distance. Tu l'aimes dans ta tête. Mais non, tu ne l'aimes pas. Tu aimes quelqu'un que tu t'es inventé. Un putain d'idéal. Et pour toi-même, c'est pareil : tu n'es pas celui que tu penses être. Moi je crois que tu es bien mieux que ça. Qu'est ce qu'il y a, tu as peur ? Je te fais peur ? Je suis trop pressante, c'est ça ? On peut en discuter, tu sais ? On peut quand-même parler ? J'aimerais que tu restes. Franchement, reste là. J'ai mon boulot. Tu peux rester ici à jouer de la guitare pendant que...
Je n'entendis pas la fin de sa grande tirade car j'étais déjà parti.
En caleçon, pieds nus, j'étais dans le jardin. Mais je continuai ma route. J'entendais Sonia m'appeler. Le chien aboyait.
Je sortis de la cour et me retrouvai sur le trottoir à moitié à poil. Je sentais vaguement le bitume me racler la plante des pieds. Mais je m'en moquais : même, j'accélérai le pas.
La fureur m'envahissait, « cette pouffiasse vient d'échapper à la raclée de sa vie, oui, la raclée de sa vie », je me disais. Je voyais rouge.
D'ailleurs, je voyais bizarrement. Au-delà du rouge métaphorique, il y avait comme des ombres sur mon champ de vision. Des ombres qui bougeaient, qui dansaient, qui volaient.
Et des images mentales de violence explosaient dans mon crâne, je me voyais frapper dans le pylône, là, juste à côté, je me voyais en train d'étrangler Sonia. Je revoyais José le front ensanglanté.
Pourquoi m'avait-elle fait parler de tout ça ?
C'était de sa faute si tout partait en couilles, ce matin. Je n'avais rien demandé.
_ Laurent !
Elle m'avait suivi. Je me retournai. Elle était là-bas, elle aussi en caleçon anti-sexe, avec son grand T-Shirt Stooges, à m'appeler !
Alors je commençai à courir.
C'était bon.
Les ombres disparaissaient au fur et à mesure que je courrais. C'était bon de sentir les muscles des jambes propulser la force. C'était bon de savoir que j'allais vite, très vite ! Et qu'elle ne pourrait pas me rattraper.
J'avais presque envie de rire. J'allais mieux, d'un coup. Je n'avais plus mal à la poitrine, je n'avais plus mal au ventre, je n'avais plus mal au dos. Je n'avais plus mal nulle part.
Je courrais comme un dément à moitié à poil et je me sentais bien.
Je courrais vers la plage, la mer, l'océan. Je traversai la route en évitant de peu l'accident avec une voiture qui me klaxonna férocement, je tendis mon majeur bien haut en espérant que le conducteur l'ait vu, je sautai le muret d'un parking, j'accélérai encore et me retrouvai peu après sur la plage de cailloux, mes pieds insensibles à ce qui pouvait les blesser.
Et là devant moi, le vaste océan et ses rouleaux.
Je continuai à courir comme un dératé, me foutant royalement que je marche sur des oursins, des charbons ardents ou des lames et des tronçonneuses qui me découperaient en fines lanières, j'entrai dans l'eau, continuai à courir et enfin me jetai dans la mer en prenant une profonde inspiration.
Pénétrer dans l'eau, s'y laisser couler, s'y laisser porter, sentir cette force incroyable, à la suite de ma course folle, m'apporta l'apaisement.
Je pouvais bien crever, je pouvais couler, m'évanouir, me noyer, tout irait bien. La Mère océane était là et m’accueillait dans son utérus à ciel ouvert.
Quand je remontai la tête hors de l'eau, ma vision trouble me montra le ciel gris.
J'étais sur le dos, je faisais la planche, gentiment malmené par les vagues. Je réalisai que j'avais perdu mon caleçon : j'étais totalement nu, mes couilles ballotaient et je n'en avais rien à foutre. C'était superbe.

Je nage. Je veux me transformer en dauphin, en baleine, en cachalot. En murène ou en putain de serpent d'eau, ou en concombre de mer, tant que je reste dans l'élément-eau...
Montrer mon ventre blanc au soleil et le faire brûler lentement.
Ah merde, y'a pas de soleil.
Je ris comme un con, battant des pieds, les bras en croix.
Je repense à l'étang. Je préfère le sel de cette eau. Je repense à l'étang. Je repense à toi. Demain. Demain tu seras là. Il est temps qu'il se passe quelque chose. Il est bientôt temps de bouger. A nouveau, bouger. Il est bientôt temps de changer, à nouveau. Muer. Muter.
Partout où je vais, la merde me colle aux basques. Il est temps que je me lave.
Alors je me lave dans la mer. Et je nage. Je nage au-delà des bouées. Par intermittence, entre les vagues, j’aperçois un bateau, bien loin de moi.
_ Toi aussi je t'emmerde !, je gueule.
Ma voix, je l'entends assourdie par l'eau dans mes oreilles. On ne dirait pas la mienne.



...à suivre dans le numéro trois désormais disponible.