XXVIII
(Justine-2/Manu)
Bien
sûr, les flics avaient fait le rapprochement. Sa bagnole cramée –
et les autres – l'appartement de Sonia explosé, brûlé, soufflé.
C'était
seulement une remarque, ils n'avaient pas émis d'avis sur la
question. Pas devant Justine en tous cas. Sacrés flics.
Elle
avait déjà fait le rapport elle-même, mais qu'ils s'y intéressent
l'inquiétait encore plus. C'était comme une confirmation de ses
craintes, qui en créerait de nouvelles.
Elle
leur avait également parlé de sa conversation téléphonique avec
Sonia, la veille de sa mort : ça avait ressemblé à un appel
au secours, Sonia prétendait avoir entendu du bruit chez elle. Puis
elle s'était rassurée toute seule et avait dit à Justine de
laisser tomber.
Justine
avait alors bien précisé à la police que Laurent était chez eux à
ce moment-là, et pas chez Sonia. Il n'aurait donc rien à voir avec
cette partie-là de l'affaire.
Au
commissariat ils avaient répondu que ça pouvait être des
« éléments à prendre en compte », sans manifester plus
de curiosité que ça. Et qu'ils allaient la rappeler.
De
son côté, elle n'avait rien de plus à en dire. Elle ne pouvait
rien faire de plus. Seulement cogiter, cogiter encore.
Et
Manu, qui avait entre temps entendu l'histoire de l'explosion, lui
lançait des reproches silencieux dès qu'il posait ses yeux sur
elle. Où était-il, d'ailleurs ? Aucune idée. Manifestement,
c'était à son tour de fuir.
Manu
qui lui reprochait tout. L'échec de leur relation, les fameux
adultères ; et puis le dernier en date avec Laurent, et la
compassion, l'aide apportées. La complicité ? Complicité de
quoi ? De meurtre ? Pensait-il sérieusement que Laurent
avait fait sauter la maison de sa copine ? – la précision
« ex- »
affleura ses pensées. Ou peut-être ne faisait-elle que projeter ses
propres angoisses sur le mur froid de ses silences.
Elle
ne comprenait rien à l'attitude de Laurent : « Je
n'ai pas besoin de toi », glacial,
odieux même, au téléphone quand elle lui avait appris la triste
nouvelle. Peut-être une façon comme une autre de réagir à la
brutalité de la mort...
Mais
oui, il avait été odieux. Pour, un peu plus tard, lui renvoyer un
texto laconique : « Oui,
j'ai besoin d'aide. Viens me retrouver chez moi. » Apparemment,
il l'avait envoyé d'un autre téléphone, ce n'était pas son
numéro, mais ça ne pouvait être que lui.
Ainsi
il avait fini par accepter son aide... Alors qu'elle n'était pas
sûre de pouvoir – ou de vouloir – encore la lui apporter. Elle
avait dit ça sans réfléchir, elle s'en voulait : ce n’était
pas son problème. Finalement elle ne le connaissait pas, ce type.
« Je
n'ai pas besoin de toi. » ; « Oui, j'ai besoin
d'aide. »
Qu'avait-elle
pensé ? Qu'elle allait traverser la France à son tour, pour le
rejoindre ? Alors qu'il était déjà parti avec sa voiture,
qu'elle lui avait gracieusement prêtée ?
N'importe
quoi. Vraiment du grand n'importe quoi.
Quelque
chose en elle l'avait poussée, quelque chose de téméraire avait
parlé plus vite, trop vite. Et là, elle se retrouvait presque
obligée d'honorer sa proposition.
Justine
avait peur. Mais Justine voulait savoir, Justine voulait voir de ses
yeux. Elle voulait l'avoir en face quand elle lui demanderait de lui
jurer qu'il n'y est pour rien.
Peuh !
Tu vas vraiment faire ça ? Tu vas oser lui demander ?
C'est horrible !
Tu veux quoi ?
Qu'il réalise que sa copine – ou ex-copine – s'est suicidée à
cause de lui ? Tu crois pas qu'il ne se l'est pas déjà dit
lui-même, qu'il devra vivre avec ça sur les épaules ?
Horrible.
Alors
vas-y, lance-toi dans l'horreur ! A pieds joints ! Dans la
gadoue ! Tu vas t'en prendre plein la gueule, ma p'tite Juju.
Qu'est-ce
qu'elle pouvait bien lui trouver, à ce type ? A ce sale type ?
Ou, au moins, un paumé complet qui ressemblait à ce qu'on raconte
sur les schizophrènes. Elle n'était pas sans savoir que l'on
pouvait regrouper un peu n'importe quoi sous le nom de cette maladie
et qu'on la réduisait souvent à une étiquette bien pratique pour
stigmatiser ce qu'on ne pouvait comprendre. Mais ce type n'était pas
clair.
Elle
avait eu peut-être seulement besoin d'aventure, de s'aérer l'esprit
en se concentrant sur les soucis de quelqu'un d'autre, aussi glauques
soient-ils.
Des
soucis, elle en avait une cargaison : son mariage raté,
l'emprunt colossal pour la grande maison. Son travail auquel elle ne
trouvait plus de sens.
Et
voilà ce que tu fais de tes vacances : tu te fous dans une
merde noire. Rappelle-le. Tu peux être là pour lui, un peu, juste
au téléphone. Et ça suffira.
Alors
elle le rappela. Elle se jura que s'il était toujours aussi con,
elle ne tenterait plus rien pour lui.
Elle
tomba directement sur le répondeur.
Elle
pensa alors à l'autre numéro. Peut-être avait-il un problème de
portable. Plus de batterie, ou plus de forfait, ce qui ne serait
guère étonnant.
Elle
raccrocha, chercha le dernier texto en question et fit « rappeler ».
Là
aussi, elle tomba sur le répondeur. Mais c'était une voix féminine
qui l’accueillit. Ce fut comme une claque.
« Bonjour,
vous êtes sur le répondeur de Maëlle. Si je ne réponds pas, je
pourrai vous écouter. Alors laissez un message après le bidule. A
tout bientôt. »
Elle
raccrocha juste après le bidule.
Du
soutien, de toute évidence, il en avait déjà.
La
jalousie la submergea, vagues chaudes désagréables partout dans le
bide, ressac puissant et sournois. Pas étonnant que la voix lui ait
semblé si désagréable. Faussement joyeuse, ironique et froide,
hautaine.
La
jalousie vous ferait tout interpréter comme malice pure.
Mais
qu'est-ce qu'il t'a fait pour que tu ressentes ça ?
Cette
voix de fille... quelque chose n'allait pas avec cette voix. Comme un
déjà-vu, déjà-entendu. Comme si elle la connaissait.
Si
elle essayait de remettre les évènements dans l'ordre, Laurent lui
avait dit qu'il avait vu Maëlle, la veille, juste avant de partir
avec sa voiture. Mais il n'avait pu rentrer chez lui avec elle, ils
avaient eu une sorte de dispute. Elle était repartie toute seule. Et
là, il lui avait envoyé un texto, un appel au secours, avec son
portable à elle !
Quel
culot ! Ce mec faisait-il vraiment n'importe quoi, sans se
rendre compte de rien, complètement à côté de ses pompes, ou
jouait-il un jeu pervers ? Avec elle, avec Sonia, avec tout le
monde ?
Loïc,
au bar, l'avait bien prévenue. Il lui avait aussi parlé d'une
bagarre avec un type, comme quoi il serait à l'hôpital à cause de
lui.
C'est
trop, c'est trop. N'insiste pas, oublie ce type.
Et
il avait sa voiture ! La lui rendrait-il ? Il avait plutôt
intérêt : on allait sans doute déjouer sa piteuse arnaque à
l'assurance, comprendre qu'il avait mis le feu à son propre véhicule
(elle-même l'avait aisément deviné), alors il serait déjà dans
les emmerdes jusqu'au cou.
Au
mieux, ce type est un connard d'égoïste fini. Au mieux, un
salopard.
Au
pire, un psychopathe en pleine crise.
Est-ce
vraiment le pire ? Et un assassin ? Tu y as déjà pensé...
L'un
n'empêchait pas l'autre. Il aurait pu partir en ouvrant le gaz et...
Arrête !
C'est absurde. Pourquoi aurait-il fait ça ?
Qu'il
aille au diable, elle attendrait qu'il lui ramène sa voiture. Et
ensuite, elle voulait ne plus jamais avoir quoique ce soit à faire
avec ce gars. D'ici là, elle devait se reprendre en main et gérer
la crise de son couple.
Mais
le futur était sombre et incertain. Découragée, elle passa le
reste de l'après-midi à errer sur le net, lisant les commentaires
stupides ajoutés à des articles bâclés et sans substance gavant
des polémiques vaines et imbéciles. La grande maison vide lui
faisait sentir, tout autour d'elle, le poids sournois de son absence
d'âme, de son absence d'amour. Un grand rêve vidé. Vide car fait
réalité, puis relégué au rayon splendeurs déçues de son
inconscient.
Une
voiture arrivait, la tirant de ses rancœurs diffuses. Manu se garait
dans l'allée.
Elle
eut un frisson. Elle avait peur de le croiser. Peur de ses œillades
hérissées de reproches. D'ailleurs, il entra dans le hall en
râlant. Pour changer.
_
Bande de connards ! Mais quelle bande de connards ! Ah ça,
pour te faire chier sur la route et te coller des prunes, pas de
problème, ils sont là !
Justine
restait interdite, assise à la petite table dans le coin de la
cuisine.
_
Ah, t'es là.
Il
avait une mine terrible. Il n'avait presque pas dormi de la nuit et
là, il fulminait, les yeux fous au dessus de poches sombres qui les
renfonçaient au loin, au fond du visage. Un regard noir et fatigué,
brillant d'une énergie mauvaise.
_
Écoute, j'en pouvais plus de savoir ce que je savais. Je suis allé
voir les flics.
Elle
avait déjà compris. Elle n'osait rien dire.
_
Mais ces abrutis, j'te jure, ils m'ont pris pour un con !
« Merci pour vos informations, mais on ne peut en tirer aucune
conclusion pour l'instant », ou une connerie de ce genre !
« Aucune conclusion » ! Ha !, ce type est
complètement barré, la baraque de son ex a sauté juste après
qu'il se soit cassé, mais « on ne peut en tirer aucune
conclusion » ! Bande de blaireaux...
_
Manu, tu... Je l'ai fait aussi.
Il
eut l'air réellement surpris.
_
Quoi ?
_
Oui, je suis allée les voir... Pour en savoir plus et peut-être les
aider, enfin je ne sais pas trop pourquoi...
_
T'as bien fait, lui jeta-t-il comme s'il s'agissait d'une insulte. Ça
finira par leur mettre la puce à l'oreille. Mais tu devrais laisser
tomber tout ça, ça t'a déjà coûté une voiture.
Il
eut un rictus rageur puis, tout en s'éloignant, il baragouina
quelque chose à propos de papiers à signer pour le divorce, comme
si lui-même s'en désintéressait complètement, mais qu'elle devait
prendre ça très au sérieux.
Ça
lui fit un mal de chien.
---------
(Manu-1)
Je
n'ai même plus envie de baiser avec elle. Ça m'ennuie. Elle
m'ennuie. Elle est toute flasque, elle se laisse faire mais elle ne
fait rien. Ça dure depuis longtemps ? Je ne sais plus... à
partir de quand ? Peut-être ça a toujours été comme ça.
Non,
avant, au début, c'était autre chose. Mais quand on s'est marié,
c'était déjà plus ça.
Je
me demande comment elle fait avec les autres, si elle se laisse
bourriner ou si elle s'investit un peu plus.
Je
suis sûr que ça ne doit pas être bien glorieux non plus.
Quelle
idiote... Je n'aurais jamais pensé ça, au début. Mais je crois
qu'elle est tout simplement bête.
Bête
et méchante.
Oh,
elle n'est vraiment mauvaise qu'avec moi. Et ses parents. Les gens
qui devraient être les plus proches d'elle. Mais c'est pas possible
d'être proche d'elle, elle est toujours loin, renfermée sur
elle-même. Son seul réel centre d'intérêt.
Pourtant
elle a eu tout ce qu'elle voulait. Un mari qui essaie de s'occuper
d'elle, de l'argent, cette putain de maison de bourgeois !, un
travail respecté. Et on dirait qu'elle veut tout saborder, tout
saloper. En couchant avec d'autres. En sachant que je sais !
Elle
ne se rend pas compte à quel point il a été difficile de
construire tout ça !
Elle,
elle rêve d'aventure, en restant le cul sur le canapé de sa
beeeeelle maison. Pour rien au monde, pour personne elle ne
quitterait ça. Oh non, elle y est bien trop attachée à son petit
univers matérialiste.
On
est devenu des putains de bobos. On a suivi le schéma et maintenant
on se déteste.
Je
la déteste.
De
l'aventure elle va en avoir avec ce sale connard. C'est que le début.
Déjà, je me demande dans quel état il va lui ramener sa bagnole
chérie hors de prix. S'il la ramène !
Et
tout le monde s'en fout. Il a peut-être tué sa copine, ou elle
s'est suicidée à cause de lui, ce qui revient quasiment au même,
et tout le monde s'en fout. Les flics, Justine – trop conne pour
voir que c'est un sacré salaud.
Mais
elle est tellement bête qu'elle l'a enfoncé un peu plus en leur
parlant de lui aussi. Et elle croyait sûrement bien faire !
Au
moins on aura été deux à en causer, ils vont peut-être se décider
à s'intéresser un peu plus à son cas.
Bon,
cette histoire d'intrus, là, c'est vrai que c'est louche.
Mais
qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?
Me voilà, moi aussi, à m'impliquer dans ces histoires !
Laurent entraîne tout le monde dans son grand bordel Noir. Avec une
majuscule. Folie, sexe et mort, ah putain, ça ferait un bon titre de
série TV merdique. Monsieur destroy, monsieur je parle tout seul,
monsieur je couche à droite à gauche, je suis tellement
irrésistible avec ma panoplie de loser magnifique ! Sombre
merde...
Faut
que j'arrête de penser à tout ça. Faut que j'arrête de penser à
lui. Ça me rend taré. Ça n'allait pas fort avec Justine, mais en
quelques jours c'est devenu dingue. Tout s'est mis en place quand
elle m'a dit qu'elle avait couché avec lui. Les putains de digues
ont cédé. D'un coup. Blam ! J'ai ressenti mes angoisses
prendre corps brusquement, ça a failli me faire dégueuler. J'arrive
pas à relativiser, bordel, relativiser quoi, putain ! Ma vie
part complètement en couilles !
Et
ces cauchemars, pas moyen de dormir et quand j'y arrive, y'a ces
cauchemars atroces. Violents. Ça me retourne complètement et quand
je me réveille, je me dis que c'est pas mieux en vrai. Pire :
mes cauchemars influencent mon raisonnement.
Ça
fait un bout que je rêve de cette fille, mais alors ces derniers
temps, c'est complètement fou. Des rêves qui se suivent, des rêves
qui se ressemblent, un putain de feuilleton dans ma caboche, chaque
fois que je ferme les yeux et m'endors.
Cette
fille superbe qui me répète que tout est moche.
Cette
fille qui me dit que ma vie c'est de la merde.
Cette
fille qui me parle de lui. Qui me parle de Justine. Qui me dit
comment il l'a prise, contre la porte d'entrée de la maison, de
NOTRE maison. Comment elle avait envie de lui, à en mouiller sa
culotte rien qu'à le regarder. Comment ça s'est fait, rapide et
intense, comment elle l'a mordu. Comment il l'a mordue, elle, en
retour. Des vrais chiens en rut !
Faudrait
que je vérifie.
La
fille me montrait ses dents et elle me disait « l'épaule, il
l'a mordue à l'épaule ».
Je
devrais vérifier, ouais, va savoir...
Non
c'était qu'un rêve, c'est pas possible, faut pas que je recommence
à délirer là-dessus. Faut que je me refume un bon gros joint,
voilà, que je me pose avec de la bonne musique.
Surtout
pas de la musique qui me rappelle Justine, non, plutôt un truc que
j'écoutais genre quand j'étais gosse.
Alors
non, pas Pink Floyd, ça marchera pas, trop de souvenirs avec elle,
après... Non, un truc que j'ai pas écouté depuis dix-mille ans...
INXS, tiens! Ouais, j'aimais ça quand j'étais gosse, c'est pas si
mauvais. « Shabooh shoobah », tiens, celui-là, pourquoi
pas... Avec un bon gros joint, ouais ça va le faire. Quand j'étais
gamin, je le trouvais à la fois triste et gai, ce disque. Ça va
marcher.
De
la musique d'avant que tout ne parte en sucette. L'espoir d'une
vie... Aux chiottes, tout est de la merde, tout est pourri, tout
pourrira. L'amour, c'te supercherie. Le désir, quand il fout le
camp, t'as rien pour le rattraper, t'y peux rien, t'es impuissant.
Ahah, impuissant ! Chez l'autre, chez toi-même, y'a rien qui
peut sauver ça. Une fois qu'il est barré ailleurs... ou nul part.
Franchement, moi, ça me dit plus trop, tout ça.
Putain
même ça, elle a réussi à me le bouffer ! Je ne pense même
plus avec ma bite !
C'est
ridicule.
Mais
c'est normal que je me sente ridicule, ça fait des années qu'elle
me méprise. Toujours l'impression d'être moins bien que les autres,
de ne pas être un vrai mec, d'être un petit garçon un peu idiot.
Son « frère », qu'elle me sort parfois, la chienne !
Comme si j'étais son putain de frangin, moi ! Son mec ! Ça
se voit bien qu'elle a pas de frère. Ça doit être pour ça.
Les
meufs ont le pouvoir. Elles l'ont voulu, elles l'ont. Elles peuvent
choisir. Elles peuvent nous jeter. Bordel, c'est encore une meuf qui
me fait chier dans mes propres rêves ! Sacrée belle nana,
ouais, mais elle me fout les glandes. Elle me fait peur. Ce visage...
froid, dur. Elle aussi me méprise.
C'est
de la faute à Justine. Je suis sûr que c'est une connerie
psychologique à la zob. Et ça ressort dans mon sommeil. C'est
sacrément bizarre quand-même, ces cauchemars. J'en avais jamais
fait avant. Pas comme ça. Un putain de feuilleton, ouais !
Le
plus dingue, c'est que ça a commencé peu de temps après avoir
rencontré ce type. Laurent... Dire que je l'aimais bien, au début.
Mais j'ai vite calé comment Justine le matait, ça me faisait chier
à chaque fois qu'il se pointait à une soirée ou qu'on se croisait.
Et lui il était là, genre j'en ai rien à foutre de toi, ma belle.
Tu
parles ! Il lui a mis un coup de queue et basta, il lui taxe sa
caisse. Belle perf', y'a pas à dire.
Quelle
conne.
Merde.
En fait, ce disque est en train de me blesser. Avec le joint c'est
encore pire. Cette musique commerciale me rentre dedans. Allez, stop,
le silence ça sera mieux.
Ouais,
du silence c'est de ça dont j'ai besoin.
Parfois
j'ai envie de la cogner. Souvent, même. Ça me vient, là, lui
éclater la tête un bon coup. Pas la tuer, non, juste... la remettre
à sa place une bonne fois pour toute.
Putain
quelle horreur. C'est pas possible que je sois devenu comme ça. On
dirait mon grand-père. Cet enfoiré, comment il dérouillait ma
mère. Et la mère de ma mère.
Il
paraît que c'est génétique. Peut-être. Enfin ils sont pas sûrs
ces cons. Tu m'étonnes... Mais ouais, peut-être que j'ai ça dans
le sang ?
Comme
dirait la fille de mes rêves. Elle m'en parle de tout ça. De ces
trucs, je me souviens pas bien.
Elle
a l'air triste, aussi. On dirait qu'elle voudrait qu'on la débarrasse
d'un poids, je sais pas... Elle attend quelque chose. Un putain de
fantôme, comme dans ces films à la con, qui veut être enterré
dignement, alors il fait chier tout le monde avec tout un tas de
bordel psychique jusqu'à ce qu'on les mette au fond d'un trou,
proprement, et zou, FIN ! Les scénaristes ramollis du bulbe.
Le
mien aussi, de bulbe, il est ramolli ; avec toute cette herbe.
Comme
ma bite.
Si
ça se trouve, Justine me garde parce que je suis son dealer préféré.
Le moins cher du marché. Gratis pour la pépée.
Quel
con je suis. Elle a tout ce qu'il faut. La maison, le mariage
passe-droits, la bonne herbe et le fric de nos situations cumulées.
Et elle va s'amuser ailleurs. Elle se fait lustrer et elle revient me
montrer comment elle brille !
J'aimerais
dormir. Mais j'ai peur des rêves. J'ai peur tout le temps. J'ai même
peur de ce putain de canapé, est-ce que je vais pouvoir le garder
après le divorce ? Ou il va falloir le couper en deux ?
Ah-ha, ça ressemblerait vraiment à rien.
Je
suis tellement négatif que je commence à ressembler à l'autre rat,
là...
Je
suis foutu. Je suis défoncé. J'ai plus envie de rien. Depuis trop
longtemps. J'ai même pas envie de divorcer : en vrai, non.
Mes
seules envies c'est ces pulsions violentes. Je vais pas être soumis
toute ma vie, non ? Je sens bien en moi que ça bouillonne. Je
mérite mieux que ça.
Je
mérite mieux qu'être un nul qui tape sa nana, aussi.
Je
sais pas quoi faire.
Je
sais plus ce que je pense.
---------
(Justine/Manu)
Manu
s'est endormi complètement défoncé dans le canapé.
Justine
se prépare à aller se coucher, seule, après s'être forcée à
manger un plat surgelé sans saveur. Manu avait grogné lorsque le
four micro-ondes avait sonné, mais il continue à dormir.
Ou
alors il fait semblant.
Peut-être
que ça les arrange tous les deux. Ils n'ont pas à se parler, ils
n'ont pas à se disputer. Elle ne l'avait jamais vu aussi tendu. Elle
est certainement allée trop loin. Cette fois c'est fini, elle le
sent, elle le sait.
Elle
aussi aimerait tellement sombrer dans l'oubli du sommeil, mais elle
se doute qu'elle ne le trouvera pas facilement. Elle a hésité à
lui prendre un peu d'herbe, mais dans son état, ça risquerait de
lui faire plus de mal que de bien.
Elle
erre à l'étage, entre la salle de bains et la chambre, la chambre
et la salle de bains, dans le couloir.
C'est
alors qu'elle entend les bruits.
Il
fait chaud.
Il
ouvre les yeux, il essaie de faire le point. Ça tangue. C'est
trouble.
Des
éclats de lumière, des lattes de lumière en l'air foncent sur lui.
Entre
les lattes, du flou.
C'est
comme s'il flottait, bourré. Mais sans corps.
Ou
juste une tête qui flotte, à ras du sol ; il reconnaît la
moquette. Puis un peu plus haut, au dessus du lit.
Ou
peut-être est-ce un canapé.
Ses
yeux clignent en spasmes, les yeux de la tête qui flotte luttent
pour rester ouverts.
Les
éclats de lattes de lumière bougent tout autour, découpant le
flou. Les volets sont fermés mais des rais de lumière agressifs se
baladent dans la pièce.
Dehors
il doit faire jour, sinon d'où viendrait cette lumière ?
Il
faut qu'il ouvre les volets, des gens arrivent dehors, ils doivent
attendre sur lui.
Mais
il n'est pas en état, c'est comme s'il était complètement saoul ;
il flotte. Ses yeux lui font mal, la lumière est douleur.
La
lumière l'attaque.
Et
il entend des bruits d'eau. Sploutch, sploutch.
De
l'eau qui bouge dans une grande bassine. Quelque chose qui bouge dans
de l'eau.
Ou
des bruits de rame ?
Ce
bruit l'inquiète, ce n'est pas normal.
Il
flotte dans une chambre, il a reconnu la moquette au milieu du flou
et des lattes de lumière qui l'attaquent.
Dehors
on attend sur lui et le bruit humide commence à lui faire peur.
La
peur gronde et monte en lui, il ne sent pas son corps, peut-être
est-il une tête qui flotte, peut-être n'est-il pas vraiment là.
Pourtant,
on l'attend et on le cherche. On compte sur lui.
Les
horribles bruits d'eau...
Au
début, Justine pense que Manu s'est réveillé.
Elle
entend des pas. Ils s'arrêtent, ils reprennent.
Puis
elle entend un bruit d'eau. Elle a du mal à croire que Manu se
relèverait pour faire la vaisselle. D'ailleurs, elle doute qu'il
reste beaucoup de vaisselle à faire.
Le
bruit d'eau s'arrête. Le silence revient.
Elle
se dirige de la chambre vers le couloir, les pas reprennent. Elle
s'arrête. Les pas s'arrêtent.
Une
boule chaude malsaine naît dans son ventre.
Elle
refait deux pas et entend, elle les compte sans le vouloir, deux
bruits de pas en bas.
Elle
se dit que c'est impossible : quand elle marche, Manu marche en
bas. Quand elle s'arrête, Manu s'arrête en bas. Elle se demande à
quel jeu stupide il joue. Mais surtout, elle se demande comment il
fait : il ne peut pas la voir. Encore moins l'entendre, elle est
pieds nus sur la moquette.
Elle
recule de trois pas. En bas, légèrement décalés, elle entend
trois bruits de pas.
Ces
bruits de pas sont forts, et résonnent. Ils claquent, comme des
talons... Ou des bottes.
La
boule chaude malsaine se resserre encore dans ses tripes.
Le
bruit d'eau reprend alors qu'elle porte la main à son front.
Sploutch,
sploutch, sploutch.
Tout
à l'heure, la première fois qu'elle l'avait entendu, ce son
désagréable, elle avait porté sa main à son visage. Elle le
comprend, maintenant.
Elle
abaisse la main.
Plus
aucun son ne provient du rez de chaussée.
Alors
Justine approche encore sa main de sa tête. Elle tremble. Et lorsque
sa paume touche sa joue, le bruit d'eau revient.
Elle
est isolée dans le couloir, personne ne peut la voir depuis là-bas.
C'est pas possible. Quelque chose ne va pas.
Justine
ressent une peur qu'elle n'avait jamais ressentie auparavant.
Quelqu'un semble jouer avec elle. C'est insensé, mais elle n'arrive
plus à se convaincre qu'il s'agit de Manu. Et pourtant, elle appelle
à voix haute et tendue :
_
Manu ? C'est toi ?
Elle
regrette aussitôt de l'avoir appelé, la terreur se cristallise au
son de sa propre voix.
Le
pire, c'est que Manu, même s'il l'entendait, ne lui répondrait pas
forcément. Il aime beaucoup ne pas lui répondre, ces derniers
temps.
Il
n'y a pas de réponse. Le silence est revenu. Ses sens aiguisés lui
permettent à peine de deviner le léger ronronnement du
réfrigérateur-congélateur titanesque de la cuisine. Si elle
l'entend vraiment et ne se l'imagine pas purement et simplement, ce
son commun et reconnaissable entre mille. Ce frigo high-tech qui leur
avait coûté un bras et qui était toujours plus qu'à moitié vide.
Peut-être
que tu imagines tous ces bruits, justement ?
Justine
fait un pas. Ça claque un coup en bas. Prête à éclater d'un
méchant rire qui la scierait en deux, elle pose sa main sur sa tête.
Sploutch,
sploutch,
jusqu'à ce qu'elle l'enlève.
Alors
elle se dit qu'il suffirait qu'elle ne se touche plus le visage et
qu'elle ne marche plus. Alors elle n'entendrait plus les bruits d'en
bas. Elle se persuade même de refaire une tentative :
_
Manu ? Qu'est-ce que tu fais ?
Mais
sa phrase, commencée forte, finit presque dans un murmure.
Manu
ne lui répond pas.
Ça
va très vite dans sa tête, elle se souvient de ce qu'avait dit
Sonia : « il y a quelqu'un chez moi ! ». Et en
fait, non, « il n'y a personne ». L'intrus hypothétique,
l'explosion, même la fille bizarre et morbide qui regardait avec
elle les décombres, tout lui revient en mémoire ; les yeux
fous de Manu et parfois cette impression fugace qu'elle allait se
prendre une droite, des bouts de ses cauchemars prémonitoires, « la
maîtresse de maison doit mourir », la voix sur le répondeur
de Maëlle, « si je ne réponds pas, je pourrai vous écouter ».
Tout cela lui revient, elle se le remémore sans contrôle, même
avec une certaine précision. Il y a alors ce petit rire soudain qui
provient, encore, de l'étage inférieur.
Elle
prie pour que ce soit son propre rire, mais non, bien sûr que non.
Elle craque et se lance d'un bon pas terrifié vers l'escalier.
Le
petit rire était celui d'une autre femme. Pas le sien. Mais il
fallait qu'elle aille voir. C'était plus fort qu'elle, quelque chose
de morbide... Et puis, elle était chez elle après tout.
_
Manu ?
Quelqu'un
l'appelle.
Il
sait, c'est elle. La fille, celle qu'il aime. Qu'il a toujours aimé,
qu'il aimera toujours. La fille de ses rêves.
Il
sait qu'il rêve. Ce rêve est génial, mais il lui fout une de ces
trouilles ! Il comprend plein de choses, dans ces moments-là.
Il retrouve une certaine connaissance. Les schémas, ça lui revient,
les schémas ! La connaissance essentielle. Le sens de la vie !
Il
est brisé. La vie est terrible. Le sens, il a les mots, il ne peut
les dire, ni même les penser, mais il connaît les mots et les
schémas qui régissent la vie.
C'est
terrible.
Sploutch,
sploutch, sploutch. Le bruit de l'eau et les coups de latte des
lumières, bordel, il est attendu, il faut qu'il se dépêche !
Il
faut qu'il quitte cette pièce, quelque chose est derrière lui,
derrière sa tête, toujours, quand il la tourne, ça suit le
mouvement ! Caché derrière sa tête !
Ce
rêve est génial ce rêve est horrible, la peur lui fait mal, la
peur rentre dans la chair qu'il n'a plus.
On
le découpe, on l'écrase !
Justine
arrive au bas de l'escalier, prête à fuir ou à se battre. A chaque
pas, elle avait entendu résonner les talons en bas. Le couloir du
rez de chaussée est noir, elle appuie sur l'interrupteur :
personne ici. Elle tourne la tête vers le salon, un énorme
pressentiment d'horreur dans les tripes. Elle distingue Manu,
toujours étendu sur le canapé. Elle l'entend qui geint faiblement,
elle ne cherche pas à comprendre, elle hurle :
_
Manu ! Manu !
Et
Manu hurle à son tour :
_
Aaaaaaaaaaah !
Justine
accourt près de lui, elle a allumé le plafonnier en passant, il
semblerait qu'ils soient seuls dans cette pièce également.
Manu
la regarde avec ses yeux de cinglés.
_
Manu, y'a quelqu'un qui se fout de nous ! Ici, chez nous !
Il
faudrait qu'elle se calme car elle aussi doit avoir l'air folle à
lier.
Elle
se prend un coup sur le côté de la tête, entend un gros bruit de
baquet déversé et réalise que Manu vient de la frapper.
Pour
l'instant, elle n'a pas mal.
Les
éclairs sont devenus de plus en plus incontrôlables !
Ils
lui foncent dessus et se plantent en lui ! Ils le piquent, ils
le fouettent, ils le fourrent ! Ils le plantent, des longues
lattes de lumière froide se plantent dans son corps qu'il ne peut
voir, mais il le sent !
La
douleur lui rappelle son corps, celui qu'il avait avant de devenir
une tête qui flotte, suivie par une ombre !
Alors
il hurle et il se débat sans pouvoir bouger et il veut crever et il
veut tuer. On l'écrase, on le plante !
Justine
perd l'équilibre, elle renverse la lampe halogène, qui fracasse le
cadre de la peinture à la femme noire allaitant un enfant au regard
de faon. Sonnée, elle s'emmêle dans ses propres pieds alors que
Manu hurle quelque chose en la frappant à nouveau. Au ventre, cette
fois. Elle n'entend plus guère les bruits de talons, ou de bottes,
qui pourtant dansent le flamenco en un boucan d'enfer.
Justine
s'écroule sur les genoux, la douleur se répand alors de l'estomac
aux intestins, des intestins à l'utérus et au vagin, et elle vomit
du vide sur un cri assourdi.
Elle
réussit à se détourner du coup de pied qui lui aurait encore
fracassé le visage, mais seulement parce que Manu gesticule de façon
désordonnée, comme un automate possédé, ou un épileptique en
crise absurdement vertical.
La
souffrance au ventre ne paraît pas vouloir passer et les secondes
durent, terribles, dans cette douleur. Elle ne sait toujours pas que
le sang coule sur le côté droit de sa face.
Fracasser !
Je vais te fracasser comme un chien dangereux qui aurait mordu trop
de gens !
Quel
est ce schéma, là ? Hein, on va me dire c'est quoi ce schéma ?
Je
savais le sens de la vie, je l'ai perdu ! C'était horrible,
mais je veux comprendre à nouveau !
Je
veux savoir !
Je
vais tuer ces bouts de lumière !
Elle
réussit à ramper et à s'éloigner de Manu qui gueule quelque chose
à propos d'éteindre la lumière, tout en continuant à gigoter
comme un poulet étêté.
Il
m'a frappé. Manu m'a frappé. Plusieurs fois.
Elle
ne comprend pas ce qu'il se passe, mais elle se doute que Manu est
dans une espèce de transe et qu'il ne se contrôle pas. Pendant tous
ces courts instants concassés de douleurs, elle n'a jamais cessé
d'avoir peur. Peur d'un intrus dans la maison, et maintenant peur de
Manu, complètement fou, violent, dangereux.
Justine
sait qu'elle doit sortir d'ici.
Elle
réussit à faire reculer la douleur pour se remettre debout. Tout
est totalement absurde, elle entend quelqu'un d'autre rire, pendant
que Manu continue de hurler des inepties insensées.
Quelque
part dans la maison, tout près, une femme rit de la scène.
On
se fout de nous ! On joue avec nous !
Elle
se jette sur les clefs de la voiture de Manu et court vers la sortie
tout en scrutant les recoins de la maison, sans voir personne. Elle
refait même brièvement marche arrière pour aller à la cuisine,
attraper son portable resté sur le plan de travail. Pas spécialement
rassurée de trouver la cuisine déserte, elle se précipite à
nouveau vers la porte d'entrée.
Des
coups de talons rythmiques, des cris et des rires remplissent la
maison, mais ce n'est pas jour de fête chez les Barrachas.
Justine
manque de peu de s'envoyer la lourde porte en pleine face et ses
pieds nus dérapent dans le gravier du chemin.
Au
moment de grimper dans la voiture, elle aperçoit quelqu'un dans
l'embrasure de la porte de leur maison. Ce n'est pas son cinglé de
mari, mais une femme ; blonde, plutôt jeune, en jeans et boots
mexicaines. Même à cette distance, elle les voit, après les avoir
entendues claquer, ces foutues bottes. Elle reconnaît la fille des
décombres : celle qui l'avait dégoûtée par tant de
complaisance morbide devant le désastre de l'accident de Sonia,
celle qui lui avait fait peur, mais aussi celle qui avait réveillé
en elle un brusque désir totalement incongru et inexplicable.
Sur
l'instant, elle ne prend pas la peine de s'étonner de la trouver là
– et une fois de plus grotesquement désirable dans ces
circonstances infernales – trop occupée à exécuter une marche
arrière brutale, et de partir le plus vite possible loin de ce
cauchemar.
Le
cauchemar en question avait paru, au goût de Justine, beaucoup trop
ravi de tout ce délire, pour rester une seconde de plus à
proximité.
Elle
frôla l'accident à deux reprises. Une fois avec une voiture en sens
inverse, l'autre avec un terre-plein. Elle n'appela la police
qu'après avoir roulé plusieurs kilomètres, sans suivre aucune
logique ou itinéraire, garée sous un lampadaire devant une
pharmacie.
Ce
fut seulement à ce moment-là que les douleurs choisirent de se
faire pleinement sentir. Douleurs de différentes natures,
accompagnées d'une prise de conscience violente.
Car
c'est au cœur de ce raz-de-marée sensitif et émotionnel que des
pièces du puzzle se mirent en place, créant un motif flou mais
précis : la fille des rêves, la fille du répondeur, la folle
dans leur maison, la copine de Laurent, c'était cette foutue Maëlle.
Aussi insensé que cela parut, la peur grandissante après les chocs
charria avec elle cette idée entêtante comme un refrain pernicieux.
Maëlle,
Maëlle, Maëlle.
XXIX
Funérailles
aquatiques.
J'avais
dit adieu à Maëlle pour la deuxième fois, dans l'eau de l'étang.
Son corps était léger. J'avais également jeté le flingue au beau
milieu de la flotte, à sa place, là où il aurait dû être. Là où
Maëlle m'avait demandé de le balancer, il y a longtemps.
J'allais
mieux.
J'étais
retourné chez mes parents, redevenus enfin eux-mêmes, ou presque,
mon père se retrouvant dans son rôle de râleur. Surtout qu'il me
parlait de ce coup de fil qu'ils avaient reçu aujourd'hui, la police
avait retrouvé ma voiture incendiée. Il m'avait demandé ce que
j'avais fabriqué. « Pas de chance, Pa', elle était au mauvais
endroit au mauvais moment, c'est pour ça que j'ai empruntée cette
bagnole à une copine pour rentrer ».
Après
quelques échanges pratiques sur ce qui devrait être ensuite fait –
rappeler les flics qui voulaient des précisions sur plusieurs points
(ça inquiétait mon paternel mais je réussis à enterrer ses
questions dans le vague), contacter l'assurance, racheter un autre
véhicule, avec quel argent ?, « faudrait peut-être que
tu te remettes à bosser, depuis le temps », etc – je
m'isolai au salon avec maman. Je lui fis un câlin de bon fils et
elle se laissa aller.
_
Cet enterrement me perturbe, j'ai vécu de drôles de journées.
C'est peut-être les médicaments, je sais pas. Je nage dans le flou,
je me souviens pas bien... C'est bizarre, non ? Mon chéri, j'ai
rêvé que Maëlle était vivante mais... mais ce n'était pas un
beau rêve, c'était pas bien. Non, pas bien. Ça ressemblait un peu
à ces films tordus que tu regardes, là...
_
C'est fini, maman, c'est fini. Maëlle est morte, je crois que j'ai
fait mon deuil. Il reste encore José à enterrer. Ça ne va pas être
facile. Ça nous rappelle tous des souvenirs... Et José était
quelqu'un de bien.
_
C'était ton ami. Je le sais.
J'avais
envie de disparaître mais il fallait que j'assume, que j'encaisse le
coup. Tout allait finir par rentrer dans l'ordre et j'arriverais bien
un jour à me pardonner. Je n'étais pas entièrement responsable.
J'avais été dépassé par les évènements, dépassé par ma
propre... magie. Ma malédiction. Mon appel inconscient (préférais-je
me dire) à des choses impossibles avait porté ses fruits amers et
pourris.
Je
ne parlai pas de Sonia à maman. Même quand elle me demanda si mon
exil avait finalement servi à quelque chose. Je lui répondis que
c'était surtout le retour qui m'avait aidé.
Le
retour m'avait emmené au fin fond du piège mais j'avais fini par
m'en extirper. Et extirper tous ceux – ceux qui restaient, du moins
– que j'avais entraînés sans le vouloir.
Sans
le vouloir ?
Je
ne savais pas que ça irait aussi loin. Je ne contrôlais pas tout.
C'était comme si mon monde intérieur avait pris une vie propre,
indépendante. Des concepts et des désirs qui se faisaient fantômes,
des fantômes qui prenaient corps, des corps morts qui prenaient
vie...
En
tous cas ma mère avait retrouvé une certaine gaieté, et je sentais
que nous allions traverser l'épreuve du lendemain ensemble, pour
célébrer la vie et la mort de José.
Bras
dessus, bras dessous, contempler le fond du trou.
Nous
avions soupé en échangeant peu de mots, mais au moins c'était un
repas normal sans intervention satanique dans le schlemmertopf.
Après
un café trop léger j'allai dans l'ancienne chambre d'Arnaud, qui
avait un peu changé.
Ce
n'était plus tout à fait sa chambre et ce n'était pas exactement
une chambre d'amis. C'était un truc inconfortable entre les deux, où
personne ne pourrait trouver un sain sommeil réparateur, hanté par
les restes de la présence de mon frère. Alors qu'il était parti de
la maison assez tôt, ne supportant plus les disputes et les
reproches de mon père.
L'étui
rigide de sa guitare était appuyé contre une commode que je ne
connaissais pas, un achat récent qui rajoutait encore une touche
impersonnelle à ce no man's land.
Alors
je l’attrapai. Il y avait un peu de poussière sur la caisse qui
avait coûté presque aussi cher que la guitare, et j'allai
m'installer dans ma chambre. Au moins celle-là n'avait pas changé,
surtout parce que, régulièrement, je revenais vivre quelques temps
ici.
Ma
mère m'avait plusieurs fois demandé si je ne voulais pas la
reprendre, cette guitare, et jouer dessus, la faire vivre. Je crois
que ça lui aurait fait très plaisir. Mais je n'avais pas pu. Pas
jusqu'aujourd'hui.
C'était
une guitare acoustique cordes métal qu'on pouvait brancher, un
modèle bon marché d'une marque sud-coréenne ou chinoise qui
sonnait tout juste correctement, mais qui s'était laissée habiter
par un peu de l'esprit d'Arnaud. Du moins, c'est ce qu'on aime se
raconter. Il n'en avait pas beaucoup joué, c'était moi l'enculé
d'artiste dans la famille, mais son coup de main droite était bon et
il n'avait pas son pareil pour improviser des trucs jolis en open
tuning. Quand il n'était pas trop défoncé.
Elle
était en état, fausse mais dans une espèce d'accord ouvert de ré.
Je tirai un peu sur les cordes, priant pour qu'il n'y en ait pas une
pour me claquer entre les doigts, ajustai l'accordage et descendis
volontairement une corde pour apporter ma touche personnelle à
l'open, le rendant mineur. J'avais décidé de tenter de jouer mon
morceau sans passer par l'accord standard. Petit coup de chapeau
bonus, Arnaud.
Mon
bras me gênait, endolori jusqu'à l'épaule par le recul de l'arme.
Ce ne fut pas facile mais au bout d'une heure j'avais une petite
structure qui ressemblait à une chanson. Je commençai alors à
coller des lignes de voix et du texte. Tout finit par se mettre en
place en une autre petite heure.
Ça
me faisait un bien fou. Ça m'apaisait.
[...]
Est-ce
que les parents me regardent
Montrer
mon ventre blanc au soleil
Et
le faire brûler lentement.
[...]
Champs
de pierres, jardin du suicide
Je
me tenais au bout d'un monde.
Secondes
suspendues.
[...]
Nous
avions laissé nos guitares derrière
Le
piano à la cave rassemble la poussière.
Nous
avions laissé nos guitares derrière
Le
piano à la cave rassemble la poussière.
[…]
Je
soufflai un coup en réarrangeant l'ordre du texte griffonné sur un
carnet et m'allumai une clope. Puis je me lançai dans le morceau
complet.
Ce
fut le meilleur concert de ma vie. Le plus bref, aussi.
Je
jouai avec tous les amis perdus, sans me lamenter sur leur sort, ou
sur le mien. Ils ne mourraient jamais entièrement, pas tant qu'il y
aurait quelqu'un pour penser à eux. Et toutes ces conneries comme
parades pour se voiler la face.
[...]
Quelques
mots perdus dans les jardins de la faim, nous partons.
Nous
partons trouver ce sol séché, cette terre empoisonnée, il n'y a
pas à se retourner.
Nous
avons joué les dernières notes se terminant dans un feedback.
Je
fis le cri final en silence, hurlant dans ma tronche sans que ne
sorte un seul son. Je m'étranglai pourtant sur la fin dans le rien
et j'entendis le feedback fantôme me relayer, inondant mon monde
sans que personne d'autre ne le perçoive.
La
chanson était terminée. Je pouvais l'oublier.
Je
posai la guitare à côté de moi sur le lit et arrachai la page du
carnet. J'en fis une boule et la jetai dans ma corbeille.
Alors
je sus que je pouvais dormir.
Nous
sommes à la maison. Tout le monde est là. Maëlle, Arnaud, Sonia,
José. Mes parents vont de l'un à l'autre et les serrent dans leurs
bras.
Tout
est à sa place.
Arnaud
et Maëlle s'embrassent.
_
C'était juste une petite aventure, on n'a jamais voulu te faire de
mal, Laurent.
Je
sais. Je n'ai pas mal. Je suis content de vous voir.
Il
y a de l'herbe sur le plancher, Sonia est là. Je t'aime, elle me
dit. Je sais. Je n'ai pas mal. Je suis content de te voir, Sonia.
Il
y a des invités, des gens que je ne connais pas mais ils ont l'air
gentils, ils ne font que passer, ils marchent dans l'herbe sur le
plancher ils boivent dans des verres bleus.
José
cherche Marie, il ne la trouve pas. Il demande aux invités où elle
pourrait être. Il sourit. Les invités lui sourient aussi, ils ne
répondent pas. José continue à chercher Marie avec son sourire, il
va dans le jardin et cherche dans le puits.
C'est
par là qu'on va à l'étang.
Nous
sommes à l'étang, sous le porche de la cabane. A table, nous
mangeons des choses que je n'arrive pas à voir. C'est très bon.
Maëlle
n'est plus là, elle est partie avec Arnaud. Peut-être pour faire
l'amour dans la forêt, mais je n'ai pas mal. Et je ne sais pas. Je
m'en fous.
Sur
la table le revolver est posé. Personne ne l'a pris, personne ne va
le voler. Tout est à sa place.
_
José, tu connais cette chanson ?
On
entend une musique, tout le monde écoute. Il y a trois notes qui
tournent dans tous les sens. Ça vient des arbres derrière la
cabane. Peut-être Maëlle et... Je m'en fous. C'est une belle
chanson dit José.
On
entend des chiens aboyer. Ce n'est pas dans la chanson.
J'ai
peur des chiens. Ils sont loin, ils aboient pour moi.
Non
je n'ai pas peur des chiens, si ils viennent jusqu'ici, je les
taperai, je les écraserai, j'enfoncerai mes bras dans leurs ventres,
je vais les défoncer.
Les
chiens reviennent quand les morts reviennent.
Qui
a dit ça ? Je ne sais pas. Je m'en fous. Je me dis que je
devrais faire attention, quelque chose ne va pas.
Ce
n'est pas fini.
Mais
je suis bien ici, je ne veux pas que ça arrive. Ça n'arrivera pas.
_
Je voulais t'aider.
C'est
Sonia, mais c'est Justine. C'est Sonia en face de moi, assise de
l'autre côté de la table mais c'est Justine qui parle. C'est pareil
c'est les mêmes.
Je
n'ai plus faim dit Justine dit Sonia.
C'est
pas grave.
Je
suis saoul, je marche partout, je tourne en rond, je longe la berge,
je suis dans la forêt, je suis dans la ville, de grands immeubles
ont poussé autour. Je vole et je ne contrôle rien. Quelqu'un me
fait voler.
Ce
n'est pas terminé quelque chose ne va pas Maëlle n'est pas rentrée.
Les chiens aboient. Ils me cherchent dans la ville. Il faut que je
retrouve l'étang. L'étang est là entre deux blocs. L'eau est
pleine de remous. Les invités sont tous partis il y a des verres
bleus dans l'herbe dans la ville le vent les fait bouger. Les tables
sont renversées.
L'eau
est pleine de remous.
Je
n'ai pas peur.
Ma
mère me réveille. Elle me parle gentiment en ouvrant la fenêtre.
_
Comment tu fais pour dormir avec toute cette lumière ? Tu
aurais dû fermer les volets.
J'ai
fait un beau rêve. Non, pas un beau rêve, à la fin c'était
désagréable, mais je ne me souviens déjà plus très bien. Je
cherchais quelqu'un ou quelque chose. C'était une fête, tout le
monde était là.
Ma
mère me dit que j'ai largement le temps de manger et de prendre une
douche avant d'aller à l'église.
Elle
me dit que les gendarmes ont encore appelé. Merde, encore les flics,
ça commence à être chaud. Je la regarde avec inquiétude mais elle
ajoute qu'ils ont l'air de bien gérer mon affaire, « pour une
fois qu'ils servent à quelque chose », mais qu'il faudra que
je les rappelle.
Je
ne lui dis pas que je ne compte absolument pas le faire. Je ne lui
dis pas qu'ils ne veulent pas m'aider, mais plutôt m'interroger, et
peut-être même m'inculper, ou je ne sais plus quels termes
menaçants...
Je
penserai à ça plus tard.
Tout
ça n'a pas d'importance.
Si
ma mère a remarqué la guitare d'Arnaud sur le lit, elle n'en a rien
laissé paraître.
Au
petit déjeuner, je mange une banane, avec un verre de jus d'agrumes
et un bout de brioche. J'ai une faim de loup. Je vais bien. Presque
bien. Je suis fourbu, comme contusionné de partout, à l'intérieur,
à l'extérieur. J'ai mal à l'épaule. J'ai fait des choses
horribles, elles se font sentir. Mais je vais presque bien. Je vais
mieux. Et ce ne sont pas les messages de Justine, encore, elle a
appelé pendant la nuit, qui vont réussir à me perturber.
Elle
est presque délirante. Elle dit que Manu l'a frappée. Quelle
surprise !, leur couple complètement foiré, ça ne pouvait que
finir par arriver. Elle dit aussi que je dois encore la rappeler le
plus vite possible. Encore. Putain de spirales. Elle me demande si ma
« copine » est bien rentrée en Franche-Comté. Elle me
dit qu'elle l'a vue. Elle me dit que cette fille doit être folle.
Elle me dit qu'elle pense qu'elle était chez elle, hier soir.
Bien-sûr
qu'elle l'a vue !
Elle
a dû la rencontrer, sur un plan ou un autre. Maëlle, je l'ai
emmenée partout où je suis allé. J'ai contaminé tout le monde.
Mais tout ça va s'arrêter. Va en paix, Justine, tout s'est arrêté.
Et non, tu n'as pas pu la voir hier soir. Hier soir, elle était déjà
morte, encore. Pour de bon.
Mes
fantômes laissent des putains de traces et font de la casse,
là-dedans. Personne n'arrive vraiment à y croire, mais
fatalement... Ça finit par fabriquer des clients pour l'HP.
Es-tu
certain que tout est terminé ?
Non.
Non, je ne suis certain de rien. Tant que je ne serai pas allé à ce
foutu enterrement, rien ne sera vraiment terminé. Mais on est sur la
bonne voie. Celle de la guérison. De la salope de rédemption.
Pourquoi pas ?
Tiens
le coup, Justine. Bientôt, vous dormirez tous du sommeil du juste.
Soyez un peu patients, faut que je range tout ce bordel, que je
finisse cette damnée histoire complètement baisée de la gueule.
Je
suis beau. Du moins, j'ai de l'allure, quand-même. Je me regarde
dans la glace de l'armoire de mes parents. J'ai un beau costard, un
peu trop large, mais c'est toujours comme ça quand t'es complet
dégingandé, grand et maigre, et que t'as pas les moyens du
sur-mesure : impossible de chopper des trucs qui te vont
vraiment. Mais j'ai une certaine allure. Pantalon noir contre chemise
crème, c'est bon, on va pas trop amocher la palette des noirs et
abuser du deuil. Ça suffit comme ça. Il me reste juste à mettre
ces lunettes de soleil tellement idiotes, tellement rock'n'roll ;
celles d'Arnaud. Ça lui servait bien quand il était raide, ça
cachait un peu la misère. Moi j'ai pas envie de me montrer. J'ai
juste envie d'être là et enterrer ma merde tranquille. Pas besoin
qu'on lise mes yeux, merci.
Je
suis un cliché de musicos déglingué qui se pointe à l'enterrement
d'un pote. Sauf que, non, j'ai pas la gueule de bois, pas cette fois.
Et je n'irai surtout pas verser une lampée de sky dans sa tombe
avant de m'en coller une rasade, non, vraiment, c'est bon. Les
lunettes de soleil, c'est déjà beaucoup. Et toutes ces merdes dans
mon crâne, tous ces squelettes dans mes placards, ils ont bien trop
secoué leurs os en public.
Ça
suffit.
Des
voitures étaient garées partout. Au moins trois rues débordaient
de véhicules hétéroclites, glissés sur l'herbe au bord de la
route et dépassant largement sur le bitume, amenant la circulation à
la lenteur. En ce jour de deuil, chacun furetait doucement derrière
son volant, n'osant pas râler ou forcer le passage. Dignité et
politesse de façade. A peine éloignés de la silhouette menaçante
de l'église, qu'ils retourneraient à leurs injures, coups de
klaxons et déboîtements soudains sans clignotant. Des animaux
dominants et agressifs dans leurs carrioles de métal et de plastoc.
J'avais
bien fait de venir à pied.
Du
coup, j'étais seul, mes parents ayant jugé mieux de parcourir moins
de deux kilomètres dans une sûreté relative et un confort tout
aussi discutable. Et une bagnole de plus. Au feu, les caisses !
Raté
pour les funérailles tous ensembles à se serrer les putains de
coudes. J'aurais aimé vouloir, j'aurais aimé pouvoir, je ne pouvais
pas. J’allais pas subitement me transformer en fils modèle.
Il
faisait chaud, bien chaud. Par moments, ça cognait et piquait, mais
un air encore un peu frais rendait la ballade agréable. Ce souffle
sur la peau ne faisait pas trop sentir la brûlure du soleil. Petite
traîtrise des éléments : quelques minutes sous ce cagnard
suffirait à rosir ou brunir même les cuirs les plus épais. Ha !
Parole d'artisan, papa.
Alors
comme ça j'étais un tueur, suant doucement dans son costume noir et
blanc... crème. Crème, la chemise. Je tenais ma veste de costard
par la main, jetée sur mon épaule gauche.
Quelques
têtes familières, derrière leur pare-brise ou s'extirpant
difficilement de leurs laides carrioles, me faisaient parfois hocher
la mienne.
Je
n'avais pas envie de parler.
Ça
allait être difficile. Tous ces gens pas revus depuis des lustres...
Je me demandais si Renaud allait me péter la gueule, m'insulter
publiquement ou seulement m'ignorer. Non, il n'aurait jamais les
couilles de venir me brancher, pas avec ces lunettes noires sur ma
tronche et mon air détaché. Eh-hé.
Le
ciel bleu violent et cette incroyable lumière d'été m'auraient
presque fait entendre des cigales imaginaires. Tu
devrais avoir appris à te méfier de ton imagination. Si tu te mets
à les entendre pour de bon, tu vas encore flipper. OK,
même sans elles, c'était pas le sud, mais c'était tout comme.
L'herbe n'était verte plus que par plaques et il y avait tout de
même ces cons de criquets.
L'église
quasi romane sur sa colline triomphait à la cime du village, gros
majeur tendu au-dessus de nos gueules nous rappelant qu'on va tous
mourir.
La
mort n'est qu'une mutation. Et ça peut se négocier. Mais j'en avais
payé le prix. D'autres étaient morts à leur tour et d'autres
encore n'étaient pas passés loin, tout ça juste pour nourrir mon
égoïsme et la fantaisie absurde de spectres encombrants.
Mes
godasses d'hiver, mes seules pompes potables, me faisaient des pieds
énormes en écrase-merde. Tant mieux : le besoin de botter des
culs montait. J'aurais été plus rassuré avec mon flingue sur moi,
me disait la petite partie tueur de masse qui squattait
ponctuellement mon esprit, mais c'en était fini du flingue. Plouf, à
la baille.
L'enfoiré
de curé, les proches lointains comme des galaxies, qui revenaient
jouer à la famille unie. Rien qu'à les regarder, reculé derrière
mes lunettes miroirs, je savais déjà.
J'avais
déjà connu ça. Deux beaux exemples dans ma courte vie d'adulte.
Deux fois rapprochées. Maëlle était partie moins de trois mois
après Arnaud. Et là c'était José. Allais-je pouvoir retourner en
Bretagne assister à l'enterrement de ce qui restait de Sonia ?
Pas possible. Rencontrer maintenant sa famille, ne serait-ce qu'en
l'apercevant de loin depuis un recoin sombre, me ferait trop de mal.
Sonia était morte à cause de moi. Et même, je l'avais tuée. Une
partie de moi avait fait le vide, pris le contrôle, lancée dans un
processus de destruction de tous ceux que j'aimais, au moins un peu.
Et
je l'avais aimée, il fallait le reconnaître. Un peu.
Quel
idiot. Maître-chanteur de moi-même, j'avais foncé dans mes propres
pièges, ne voulant pas comprendre que ce que je cherchais, c'était
mon suicide. La transmutation de la mort, l'ultime changement.
Il
allait falloir que je m’accommode de la vie, et vite.
Enterrer
les morts, exorciser les fantômes, enfermer les monstres.
Le
déjà-vu funéraire s'accentuait et je réalisai que quelque chose,
à nouveau, ne tournait pas rond. Non, les cigales imaginaires ne
s'étaient pas mises à crisser pour de vrai, mais ça tournait à la
superposition de passé et de présent. Je relevais la tête vers
l'église lorsque celle-ci se changea en chapelle. Carrément. La
putain de chapelle baignée de soleil, celle dans le sud, où on
avait enterré mon frère.
La
normalité refoutait le camp et pourtant je réussis à serrer la
main d'oncle Paul (l'oncle de José, chez qui on mangeait parfois des
grillades, l'été) et souris tristement à tata Josiane. Merci les
lunettes. Je délirai un instant, imaginant que si je les enlevais,
je verrais le présent, normal, et que si je les remettais, je me
verrais projeté il y a quelques années, à la mort d'Arnaud.
Mais
en fait, je nageais entre deux. Chassé-croisé.
Surtout,
je revis quelques potes de lycée et aussi un bout de ma famille côté
pied-noir, qui étaient là dans cette scène passée, mais qui
n'avaient aucune raison d'être présents aujourd'hui.
Des
ombres, des pantins. Des faux, des doubles ?
Tout
se mélangeait, le putain de chaos, encore.
La
panique me gagna, je croyais avoir réglé pas mal de choses avec la
seconde mort de Maëlle. A croire que je m'étais planté. A croire
que je me trompais encore moi-même. A croire que j'étais encore
plus retors et pervers que je ne le pensais.
Enfoiré
de tordu, quand vas-tu t'arrêter ?! Faut-il te piquer comme un
chien mauvais ?
L'ex
de Renaud m'aperçut juste à l'instant où je jetais les yeux sur
elle. Bizarrement, je l'avais reconnue tout de suite. Comment
s’appelait-elle, déjà ? Judith ? Édith ? Alice ?
Édith, peut-être. Aucune envie de causer avec elle. Ça tombait
mal, elle s'approchait de moi, je ne pouvais décemment pas
l'ignorer. Mais où était passée ma décence, ces derniers mois ?
_
Laurent !, s'exclamait-elle !
Je
soupirai longuement.
Elle
avait pas l'air bien, la nénette. Je lui sortis mon sourire
asymétrique et ne murmurai qu'un salut qui pourrait passer pour de
la peine contenue. Quel était son nom, à cette grosse blonde ?
_
Ah, Laurent, je suis contente de te voir.
On
se connaissait à peine. Elle s'était toujours royalement foutue de
ma personne et ça m'allait très bien jusqu'à maintenant.
Elle
me fit la bise – le contact me débecta et elle faillit m'arracher
mes lunettes dans sa maladresse – puis continua sur sa lancée :
_
Bonjour. Enfin, si on peut dire bonjour en pareilles... Euh. Écoute,
j'ai un message pour toi : Renaud n'a pas pu venir. Il est
malade, je n'ai pas très bien compris, il doit être tout
retourné... Bon, il m'a dit de te dire...
D'aller
me faire foutre, pensai-je avec une certaine logique.
_
Enfin, il m'a dit qu'il était désolé. Je suis un peu au courant de
ce qui s'est passé à Paris...
Ah
oui ! Et que savait-elle exactement ? Qu'ils n'avaient pas,
José et Renaud, voulu croire aux morts arpentant la terre ? Que
Maëlle était toujours là, avec moi ?
_
Enfin, je savais déjà, avant, que vous vous étiez disputés. Il
m'a dit qu'il te pardonnait, enfin, qu'il s'excusait. Il avait l'air
vraiment très concerné, il voulait vraiment que tu le saches.
Du
coin de l’œil, je constatai que mes parents étaient arrivés. Ils
étaient vêtus comme au bon vieux temps de l'enterrement d’Arnaud.
Ou peut-être était-ce celui de Maëlle ?
La
nausée montait.
Une
inflexion particulièrement crispante dans la voix de Edith-Judith me
fit refaire le point sur son visage joufflu constellé de points
noirs et blancs, là, sur le front. Je lisais sur sa face qu'elle ne
savait pas grand-chose mais que tout cela lui collait la curiosité
dans le rouge. D'ailleurs elle reprit, en baissant d'un ton, avec une
mimique comique et détestable de conspiratrice :
_
Tu t'es battu avec José et Renaud t'en voulait beaucoup, tu sais.
_
Ouais je sais, fis-je sec et froid.
J'étais
à deux doigts de lui hurler dessus. Genre : « ouais, je
lui ai défoncé sa gueule et si tu restes une seconde de plus devant
moi, t'auras la même, grognasse de merde ! ». Au moins,
une chose était sûre avec elle : j'étais bien dans le présent
et pas du tout en train de me coltiner de la réalité parallèle à
la con.
Son
air offusqué bien tangible me rasséréna un peu.
_
Je ne fais que transmettre un message.
Justement,
non.
_
Message reçu, Edith.
Air
offusqué fois dix.
_
Lise, tu veux dire !
_
Oh. Oui, bien-sûr, Lise. Désolé, je suis pas trop dans mon
assiette.
Elle
reprit son air d'agent secret, comme si rien ne s'était passé.
Comme si elle ne sentait pas que j'étais à deux doigts de l'envoyer
paître. Ou de la castagner.
_
Et moi donc... Et Renaud ! Tu l'aurais entendu ! Pour qu'il
ne soit pas là aujourd'hui, ça doit être grave. Il était
incohérent, au téléphone... Tu sais, on a gardé contact, après
tout ce qu'on a vécu les deux, on reste... proches.
Je
faisais semblant de l'écouter, alors que j'observais un de mes
lointains cousins d'Algérie procéder à un épanchement tellement
déjà-vu dans les bras de mon père. Je me fis le même genre de
remarque qu'à l'époque : enculé, mon père ne s'est pas barré
de l'autre côté de la méditerranée chez les francaouis pour que
tu viennes pleurer, et le prendre dans tes bras crasseux, cousin
machintruc de la famille à qui on ne parle plus.
Le
paternel eut le même genre de comportement coincé, vaguement
touché, confus.
Envoie-le
se faire mettre, papa, je suis sûr que c'est un de ceux qui disaient
de la merde sur toi. Je croyais que t'étais un dur. Je croyais que
tu regrettais rien.
Lise
semblait vouloir s'accrocher à moi, perdue qu'elle était, toute
seule au milieu de ces plans de passé et de présent qui
s'entrechoquaient, sans qu'elle ait conscience du jeu de miroirs.
Elle me racontait un truc sur sa surprise de voir beaucoup d'arabes
dans la famille de José, quand je la coupai pour m'en débarrasser :
_
Plutôt Pieds-Noirs, pas vraiment Arabes, malheureusement. Bon, si tu
veux bien m'excuser, j'ai justement d'autres gens à saluer. A plus
tard, hein.
Je
n'eus pas la fantaisie de lui expliquer qu'il s'agissait en fait des
gens de ma famille, occupés malgré eux à recréer ici une scène
du passé. Il aurait fallu ensuite que je m'étende et rectifie :
ce ne sont pas vraiment eux, ce sont leurs doubles, mais ce sont des
gens tout de même. Enfin, je crois.
_
Attends, Laurent, attends, j'allais oublier !
Je
me retournai, sans plus cacher mon irritation.
_
Il a dit encore... qu'il savait, pour Maëlle.
Alors
Renaud aussi. Lui aussi. Une chance pour lui, il n'était peut-être
pas encore trépassé, si mon timing lui avait été favorable. José
n'avait pas eu la même chance. Je pouvais toujours chercher une
logique dans cette pluie de morts.
Maëlle,
Maëlle, qu'as-tu fait ? Comment ai-je pu penser que tu serais
capable de faire ça ? C'est pas possible. Comment ai-je pu en
arriver là ?
Lise
mourrait d'envie de savoir. Peu importe quoi, juste en apprendre un
peu plus sur ces paroles si mystérieuses de son ex si chéri.
_
OK, noté. Merci Lise. Et au fait, Renaud ne t'aime plus, tu sais. Il
ne t'a jamais aimé, d'ailleurs. Sache-le une bonne fois pour toute.
Alors va, vis ta vie. On n'en a pas toujours qu'une, mais dans le
doute... Profite et va voir ailleurs.
J'avais
pas pu m'en empêcher. J'avais trop senti mes poings me démanger,
fallait qu'elle se prenne un truc.
Alors
grosse truie, ça t'excite le mystère de la suicidée, hein ?!
Elle
ajouta quelque chose mais je ne l'entendais plus : un orgue
résonna d'un coup, parodie de marche funèbre qui ne serait jamais
acceptée dans une église, quelle qu'elle soit – à part peut-être
l’Église de Satan – et je sus, je sus dans ma chair, à travers
mes tympans malmenés, que la folie était de retour. Qu'elle n'était
jamais partie, et qu'elle allait gagner.
J'avais
été le seul à sursauter. Tout était normal pour mes chers
doubles. Lise était-elle un double ?, me fis-je pas très
concerné. Serais-je allé jusqu'à en créer une deuxième ?
Une ne suffisait pas ?
J'eus
également une pensée pour Justine, réalisant qu'elle était en
danger, elle aussi : Manu ne l'avait-il pas déjà frappée ?
Je
me décidai à pénétrer dans l'église-chapelle comme si je montais
dans la foutue barque sur le Styx. J'évitai les gens du passé et du
présent, même ceux, si crédibles, qui me faisaient signe, je les
plantai là, dehors.
Le
putain de spectacle allait commencer.
Ai-je
vraiment voulu tout ça ?
Fallait
croire que oui.
A
l'entrée, je glissai sur ma gauche, les jambes molles et froides. Je
mis ma veste, saisi de frissons, et attrapai mon paquet de tabac dans
la poche intérieure. Je me roulai une clope en tremblant comme un
tox, sachant que le fait absurde de fumer dans l'église
n'affecterait presque en rien le déroulement du grand bordel.
Mon
briquet s'alluma à la première tentative. Je fermai les yeux en
tirant une bouffée. L'orgue sonnait toujours hirsute dans mes
oreilles. Quand je rouvris les yeux, rien n'avait changé et tout
avait changé. J'étais à la fois en train de fumer ma clope dans
l'église inutilement assombrie par mes verres, et j'étais aussi sur
le parking de la chapelle du sud, dehors. De vagues connaissances
près de moi me lancèrent tout de même un regard plein de
reproches.
Le
vertige s'accentua. Comment faisais-je pour voir double ?
Triple ?
Tu
vas pas pouvoir le supporter.
Je
suis presque le même scénar'... Lise à part. Je fais exactement ce
qu'il ne faut pas faire, je fais exactement ce que je suis censé
faire, je fais exactement ce que je faisais. C'est la même putain de
chemise crème, c'est le même putain de costume !
T'en
as qu'un, abruti.
Certes.
Les
larmes coulaient derrière mes putains de lunettes. Mon père vint me
voir, ils avaient fini par rentrer dans l'église-chapelle-parking.
Il me consola, ou il essaya de me consoler, comme il l'avait fait il
y a quelques années. Exactement les mêmes paroles maladroites, le
même geste de la main sur mon bras, putain !
Mais
là, j'avais des lunettes, il ne me verrait pas pleurer.
_
C'est bon, Pa', te fatigue pas.
Je
changeais le texte, ne serait-ce que pour me persuader que j'avais
encore un contrôle minime sur la situation. J'aurais dû dire « j'y
arriverai pas, papa ».
Mais
les paroles fatidiques sortirent ensuite de ma gorge, contre ma
volonté :
_
J'y arriverai pas, papa.
C'était
ridicule.
J'étais
devenu double.
Je
me suis fait double de moi-même.
C'est
pas bien grave, cette église est bourrée à craquer de
doppelgängers. Tu devrais pas trop dénoter.
Je
marchai comme un poivrot jusque dans l'allée, il fallait que je
guette, c'était plus fort que moi, il fallait que je voie. Je me
concentrais jusqu'à en suer sur la seule réalité de l'église.
Mais
quelle réalité...
Au
bout de l'allée, vers l'autel, se tenaient quatre cercueils. Quatre.
La blague ne s'arrêta pas là : ils se dressèrent comme tirés
par des cordes invisibles, ouverts et à la verticale. Je voyais
clairement les corps blafards de José, Maëlle, Arnaud et... Sonia.
Veinard,
t'auras pas à te magner le cul jusque en Bretagne pour faire la
fête, Sonia est là, livrée gratos et même remontée de toutes
pièces. Plutôt en bon état, la pépée, pour quelqu'un qui a
explosé !
L'orgue
arrêta sa parodie. J'entendis des chiens aboyer, dehors. Des gens
entraient encore, certains pestaient même contre ma fumée, en
murmurant : un drôle de type, manifestement sous l'emprise de
quelque chose de fort, fumait au beau milieu de l'église et ces cons
murmuraient leurs reproches outrés. Rien sur les cercueils ouverts
et verticaux, rien sur l'orgue barbare de Satan une seconde plus tôt.
Je
m'entendis faire un petit bruit.
Et
alors je me vis, moi, là-bas, sur la putain de scène de l'église,
à côté du prêtre, devant les quatre cercueils de mes amis morts.
Je ne m'étais pas attendu à ça. A tout, mais pas à ça.
J'étais
à la droite du prêtre, avec ma foutue guitare, celle qui avait
coulé au fond de l'étang pas plus tard qu'hier. Et je jouais !
Je jouais un vieux Blues louisianais, et même, je me mis à chanter.
Je
savais pas que tu pouvais chanter aussi juste, Lolo.
Je
reconnus cette chanson plaintive. C'était celle que j'avais dit
vouloir qu'on chante à mon enterrement, un soir où j'étais bourré
comme un coin, à Paris avec José et Renaud. C'était avant que je
ne pète la gueule au Jo'...
Les
enfants de chœur m'accompagnaient en secouant des sortes de gobelets
remplis de petite ferraille. Ça sonnait un peu comme si on secouait
des chaînes.
Le
prêtre commença à psalmodier des trucs par-dessus :
« Ils
n'ont pas choisi leur mort. Dieu le leur rendra. »
Quelles
conneries !
Et
il continuait, ce demeuré :
« Ils
ont souffert mais désormais leur souffrance est reine car ils ont
rejoint le Royaume de Dieu ».
Et
moi, mon autre moi qui chantait et grattait sa guitare derrière ce
bordel !
T'as
pas pu te retenir, hein ? Fallait que ça tape dans le
grandiloquent. Enculé de mégalo !
Des
gens entre les bancs reprenaient des bouts de phrases et faisaient de
drôles de canons. J'en vis même quelques-uns taper doucement dans
leurs mains.
Le
prêtre s'enflamma : « l'enculé d'artiste mangera son
pain Rouge Sang ! »
Comment
ne pas se sentir visé ? J'en étais presque flatté, au beau
milieu de ce délire.
En
parlant de viser, je sentis soudainement un poids se faire rassurant
dans ma ceinture. Le flingue refaisait son apparition. Il n'était
plus dans l'étang. Il n'y était pas resté bien longtemps.
Étais-je
menacé ? Pourquoi revenait-il ?
Je
fis quelques pas dans l'allée, je me rapprochais de la scène.
Là-bas, plus loin, je continuais à gratter ma guitare et à chanter
comme jamais je n'avais chanté.
« He-Man !
Voodoo child ! And boogeyman ! »
Oui,
c'est moi ! Là, j'étais carrément flatté, ouais.
Je
fis bravo, retrouvai un semblant d'équilibre et continuai d'avancer.
Autant être magnanime et finir en beauté, allez : Gospel !
Tout
le monde chantait désormais, tout le monde appelait le boogeyman.
Et l'enfant vaudou s'avançait vers sa foutue destinée, un flingue
imaginaire et réel coincé dans la ceinture.
Je
m'avance vers la scène. Je suis tout devant. Je profite du
spectacle.
J'entends,
dehors, les chiens aboyer et hurler à la mort comme des loups. Les
chiens se rapprochent.
C'est
les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé !
La
terreur tente de se frayer un passage au travers de ma transe, la
terreur tente de me faire réagir, de me faire fuir. Personne n'a
l'air de me remarquer, pourtant. Tout le monde s'en fout de moi,
personne ne m'arrête, que je sois près de l'autel à jouer du Blues
ou je que je sois là à profiter du spectacle la clope au bec.
« Boogeyman !
Boogeyman ! »,
qu'ils chantent tous ensemble.
Le
prêtre : « Personne ne le pleurera, car il n'a pleuré
personne. Amen ! » !
« Amen !
Boogeyman ! Amen ! Boogeyman ! »
Mon
double à la guitare s'arrête de jouer et tend un doigt dans ma
direction :
_
Boogeyman !
Alors
c'est plus fort que moi, une forme d'humour dans la tornade ou je ne
sais quoi : je dégaine mon flingue et me vise moi-même ;
avec une certaine nonchalance, je dois le reconnaître.
Cette
fois, j'entends enfin des exclamations étouffées et même un
couillu qui ose gueuler « ce dingue a un flingue, putain ! ».
Mais
sur scène, tous semblent regarder à travers moi, alors un
pressentiment me fait me retourner. Et je ne comprends pas ce que je
vois.
Lise,
avec des chiens accrochés à elle, hurle à la mort en rentrant
comme un ouragan dans l'église. Les gens se mettent à hurler à
leur tour. Tout paraît plus vrai, soudainement, et je ne pige
toujours pas pourquoi une meute de chiens s'est invitée à
l'enterrement.
Et
au festin ! Regarde comme ils la bouffent !
C'est
les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé !
Ouais,
Lise se fait dévorer vivante.
T'as
pas pu te retenir, fallait que ça saigne, fallait que ça crie !
Fallait que ça parte complètement en couilles !
Ces
putains de cabots. Ils sont là pour moi. Ils bouffent Lise parce que
je ne peux pas la blairer, parce qu'elle est réceptacle de ma
colère, mais ils sont là pour moi.
C'est
les chiens des flics, les flics t'ont retrouvé, Justine a parlé ?
Regarde
celui-là, à côté, il ne la bouffe pas, lui. Tu le reconnais
pas ? Le husky, là ?
Kurt !
Kurt le chien ! Lui aussi est censé être mort !
Du
délire total.
Il
faut que je fasse quelque chose. J'ai un flingue, y'a des chiens
méchants.
Alors
j'appuie sur la gâchette, une tête humaine explose : c'est
con, je visais les cabots. Un double de moins. Ha ! Je continue
à tirer, je rate un coup, puis je touche enfin un chien, puis c'est
une femme qui s'écroule. Je rajoute du chaos au chaos. Le vortex du
chaos, hé ! Tiens, encore une fois je vise la meute et je tue
quelqu'un. Quelqu'un ? Quelque chose. Une représentation, une
somme de perceptions et voilà tout !
Un
grand type, costaud, en chemise de nuit (chemise
d'hôpital
me souffle la voix dans mon crâne) passe la porte, imperturbable,
passe entre les chiens, passe entre mes balles, alors que tous,
totalement et violemment sortis de leur étrange torpeur de figurants
forcés à l'hébétude, se précipitent dehors, fuyant le carnage.
J’aperçois même le veston de mon père disparaître avec d'autres
vers l'extérieur.
T'as
raté tes parents, c'était fait exprès ?
Le
grand type, lui, s'arrête à quelques mètres de moi. Il se tient
dans l'allée comme un cliché de croque-mitaine de film d'horreur.
De merde.
_
BOOGEYMAN !
Alors
je lui tire dessus. Il ne se passe rien.
Lise
est tombée. Elle a arrêté de crier. Le silence s'est fait dans
l'église et j'entends mieux les chiens gronder et déchirer la
chair. Je les entends manger. Et j'entends mes acouphènes.
Le
doigt tendu de mon double et les regards qui restent sur la scène
(ceux-là n'ont
peur de rien, ils ont la foi)
ne font plus aucun doute, ce n'est pas moi qu'ils appelaient. C'est
lui, là, le grand type bizarre. Le boogeyman, c'est lui. Lui qui a
apporté les chiens.
Et
là je reconnais Julien.
J'ai
envie de rire mais pas lui, on dirait.
Je
pige que ses pieds nus sont affreusement blessés, en sang, en
charpie. On dirait qu'on voit les os. Et son regard, braqué sur moi,
est vide, horriblement vide.
Un
putain de zombie !
Le
truc en robe de nuit d'hôpital se met à râler :
_
Tuééé... te tuer !
Les
portes de l'église se referment dans un grand fracas et les chiens
couverts de tripaille foncent vers moi. Le colosse Julien lui aussi
se remet en marche. Là je comprends que je dois me barrer d'ici,
vite.
Je
bondis en avant, monte les quelques marches vers l'autel, j'ai juste
le temps de voir la belle Maëlle bouger dans son cercueil, et je
file par une porte latérale donnant sur une petite antichambre, où
sont entassées les quelques affaires du curé et de ses petits
servants. Je renverse des trucs.
Les
chiens sont après moi. Les chiens sont lâchés, bordel ! Et
Julien veut me tuer !
J'ai
perdu mon flingue.
La
terreur avait fini par se frayer un chemin.
Je
courrais comme un dément, paniqué, enfin terrorisé.
J'avais
appelé ma fin. Quelque chose, en tout cas, avait appelé ma fin. Et
ma fin se pointait en robe de nuit et en meute de chiens tous crocs
dehors.
Fait
comme un rat, j'étais fait comme un rat.
J'ouvris
la petite porte sur le côté de l'église et me jetai dehors...
Pour
tomber dans de la flotte. Dans beaucoup de flotte.
Je
bus la tasse, et il est possible que quelque chose de nauséabond
s'échappa de mon anus. Je réussis à nager par réflexe. J'avais
également perdu mes lunettes de soleil, mais dehors c'était le
crépuscule. Il était pas midi et c'était le crépuscule.
Je
barbotais à toute vitesse dans l'étang. Dans l'étang qui n'avait
rien à faire là, l'étang qui était à plusieurs kilomètres
d'ici.
Et
les chiens continuaient d'aboyer, de grogner et de hurler.
C'était
elle. C'était de sa faute.
Elle
n'était pas morte. Maëlle était très, très en colère.
Peut-être
ne mourrait-elle jamais.
Je
l'avais vue bouger dans son cercueil.
Allons
Laurent, tu sais très bien comment elle pourrait vraiment mourir. Tu
sais très bien comment terminer tout ça.
Je
ne veux pas.
_
JE NE VEUX PAS MOURIR !, je hurle.
Enfin,
je sens à nouveau le sol sous mes pieds. Je ne suis plus dans
l'étang ; mais je cours, trempé, sur le chemin qui y mène.
Les chiens sont toujours après moi, pas très loin, derrière. Je
sais.
Je
ne veux pas mourir. Mais je cours encore à ma perte. Je ne dois pas
aller là-bas, il ne faut pas !
J'arrive
dans les grandes herbes avant la cabane. J'entends grogner derrière,
j'accélère.
Il
ne faut pas courir avec les chiens, toujours ils te rattrapent !
Mais
c'est Julien qui m'a rattrapé. Il m'attend là-bas sur le perron de
la cabane, avec Maëlle, nue comme un ver. La première Maëlle
d'hier, celle qui baise et parle comme un robot. Comme
la pierre.
Immobiles,
ils m'attendent. Et moi je cours droit sur eux. Droit sur elle.
Belle, nue. Féroce, dans le crépuscule de midi.