XVIII
_
Ça serait quoi la fin du monde, pour toi ?
_
Ah non, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !
_
Désolé. Mais, t'inquiète, je n'ai aucune vue survivaliste. Ça
m'intéresse juste de façon... hum, philosophique, si tu veux.
Philosophie de comptoir...
_
Tu me rassures. J'en ai marre de tous ces cons qui cachent leurs
minables petites peurs quotidiennes derrière ces terreurs
obscurantistes, ces grands mots, là. La fin du monde ? On sait
tous que ça n'arrivera pas. Et encore, il faut qu'on se mette
d'accord sur ce que ça veut dire : la fin de quoi ? La fin
du capitalisme ? La fin de la race humaine ? La fin de
toute la vie sur terre ? La disparition de la planète ?
Pouf ! Y'en a plus ! Et pourquoi pas l'univers infini qui
se tape un gros bad trip et se mange lui-même tel le serpent qui
gobe sa grosse queue ?
_
Je savais que tu allais finir dans le graveleux.
_
Non, aussi sérieusement que possible, la fin du monde, je vois ça
comment ? Je vais te le dire, mais c'est un secret, hein,
'tention.
_
Chouette, encore un.
_
C'est quand je mourrai.
_
Hein ?
_
Oui, l'apocalypse, c'est ma mort, ma mort est l'apocalypse. Je ne vis
que par mes perceptions. Tu existes parce que je te vois, je te sens,
je peux te toucher. Le monde, c'est mes perceptions, le monde, c'est
ma vie, il n'y a rien d'autre.
_
Ouah. Ce n'est plus de l’égocentrisme, ça, c'est...
_
Nous sommes tous égocentriques, nous sommes tous le centre du monde.
_
Le centre de notre monde.
_
Non, le centre du monde, le monde en entier, même. Si je meurs alors
le monde cesse d'exister, un point c'est tout. C'est très sensé
quand t'y réfléchis.
_
C'est tordu. Tu en parlais juste avant, mais on dirait là aussi que
c'est une forme d'obscurantisme...
_
Je ne trouve pas. Ces peurs de fin des temps sont forcément
nombrilistes. Moi je ne suis pas hypocrite : mon nombril, il est
au milieu de mon ventre.
_
C'est triste, en tous cas.
_
Je ne trouve pas non plus. Je suis l'univers. L'univers n'existe pas
sans rien pour le percevoir et sans rien pour... pour, je sais pas,
se percevoir lui-même ! Tout ce qui m'entoure, c'est ce que je
perçois, ou ce que je pourrais percevoir. Tout est égocentré,
absolument. Je suis parce que je perçois. Et je suis ce que je
perçois. Et ce que je perçois est, parce que je le perçois. Et...
_
C'est bon, c'est bon, j'ai compris. Pareil pour moi, alors : je
suis le monde, ma mort sera la fin de tout.
_
Non c'est moi, je te dis. Ahahahah ! Je ne peux pas me mettre à
ta place, tu n'es qu'une petite somme de perceptions pour moi. Je
suis Dieu.
_
Maëlle, t'es folle.
_
Bof... Quoique t'en dise, j'ai raison. Bon, on reprend au deuxième
couplet, c'est ça ? C'est après ton truc qui fait doing-doing,
tum-tum-tum, c'est ça ?
_
Après ma petite partie de finger picking, ouaip.
_
Je les aime, tes doigts.
_
Dis pas ça. Allez, c'est parti... Un, deux, trois, quatre...
Le
cul sur le sable brun. Je fixe un trait qui devient une silhouette en
brindille. Elle est encore loin. Mais c'est elle. Je l'ai su dès que
je l'ai aperçue. C'est bien elle.
Je
suis épinglé à la plage par le Grand Taxidermiste. Le flip
recommence, la grande roue tout autour tourne à nouveau, le monde
est ce manège désaxé : il le devient quand elle est à
proximité. Sa démarche chaloupe, mains dans les poches, ma
cow-girl, les grands cheveux fous et les jambes interminables dans le
jean moulé.
Le
soleil voilé révèle ton évidence, je suis médusé, le sourire à
la gueule et les mains tremblent, agitent le sable tiède. Ta superbe
se rapproche mais tu es trop lointaine pour que je puisse déchiffrer
ton visage. Des taches de quelques couleurs pâles que tu incarnes
déjà : tu t'habilles de lumière.
Je
me muselais la sensibilité à coups de bouteille, depuis si
longtemps, encore plus ces derniers mois, peut-être bien juste pour
amoindrir le choc de ton absence. Je ne sens plus ma gueule de bois
car tu es là. Ma gueule de bois qui est devenue un état quasi
permanent.
Joie
est un bien petit mot pour décrire ce truc qui éjacule et implose,
ces double torrents à courants contraires et remous ouragans. J'ai
mal de te voir. J'ai mal de te voir là. Et tu es de plus en plus
grande de plus en plus proche de plus en plus réelle.
Un
monde gris et solitaire s'écroule, toi tu t'élèves devant et tu
envahis l'horizon, cette vaste toile de fond rien que pour toi.
Un
chemisier bleu sombre moins deux boutons, un jean délavé serré sur
tes cuisses, tes boots mexicaines et à ton cou, ta fine chaîne
oxydée. Ton visage explose au sommet, putain, tu souris.
Putain,
tu souris, te voilà, t'es là.
_
Salut.
Putain,
ta voix lutine et ton air de rien.
Un
ricanement nerveux s'éteint dans ma gorge.
_
Salut, toi.
J'arrive
pas à me lever, j'ai le cul scotché, mon souffle s'est coupé.
_
T'attends la fin du monde ?
Tu
as repris ta voix normale. Celle qui est indéchiffrable et plus
rauque. Tu dégaines une clope.
_
Où on va ? On reste là ?
_
Viens à côté de moi, m'embrasser, je dis à mi-voix.
_
OK.
Tu
t’accroupis, me fais une bise sur la joue, la chose la plus douce
de ces derniers temps. Et Sonia... Sonia n'est pas là. Et Justine
non plus. Sonia et Justine ne sont plus.
_
J'ai failli attendre.
Et
je ris, bon dieu, je ris.
_
Je sais. Je me suis dit qu'on se le ferait enfin ce trip en Bretagne.
C'est beau ici. L'océan, les landes, l'atmosphère. J'aurais dû
venir plus tôt. Je ne pouvais pas me libérer.
_
Je suis content que tu sois là. Tu as combien de temps à
m'accorder ?
Ma
voix s'étrangle, j'ai peur de sa réponse.
_
Deux jours. Trois. Ou plus. Je ne sais pas. J'ai une semaine devant
moi mais j'ai encore pas mal de choses à faire.
Son
épaule touche la mienne, je voudrais tellement l'embrasser, la
caresser, lécher sa peau. Quelles sont ces choses à faire dont elle
parle ? A-t-elle trouvé quelqu'un ? Un amant passager
comme ça lui arrive parfois ? Encore quelqu'un de plus âgé ?
Un baroudeur buriné et sûr de lui, comme la dernière fois ?
Elle et ses « aventuriers »...
_
T'as l'air en forme, je lui fais.
_
Oui et non, ça dépend des moments. Toi, t'as vraiment une sale
gueule, excuse-moi de te le dire. Tu tises beaucoup ?
_
Plus ou moins comme d'habitude.
_
Tu ressembles de plus en plus à ton frère, fait-elle en un sourire
qui s'adresse aux vagues.
_
Ça faisait longtemps que tu ne m'avais pas parlé de lui.
_
C'était quelqu'un de bien...
_
Il est mort.
_
Alors ne parlons pas, c'est ça ?
J'ai
mal au ventre, d'un coup. Elle démêle ses cheveux, rêveuse. Elle
fume.
_
Je suis venue. On va faire quoi tous les deux ? On dirait les
retrouvailles d'un vieux couple. C'est presque drôle, cette gêne
quasi-constante qu'il y a entre nous. On est tellement proches et
tellement distants à la fois. Je suppose qu'on est juste
maladroits ?
_
C'est vrai, je me suis déjà dit la même chose... Ce qu'on va
faire ? Aucune idée. Je suis content d'être avec toi, c'est
tout.
_
C'est tout ? Vraiment ?
_
Oui. En fait, non, il faudrait que je retourne à la maison. José
est mort. Ils l'enterrent jeudi. A Audincourt.
Elle
tourne la tête pour me dévisager, le plus long regard depuis
qu'elle est arrivée. Un regard lourd, triste, fatigué. Comme elle
est belle. Son air millénaire. Ce sont ses yeux qui la vieillissent
tant. A peine trente ans et pourtant... On dirait qu'elle a contemplé
les siècles s'écouler. Et qu'elle n'a pas vu que de belles choses.
_
Je sais, fait-elle comme si c'était une évidence.
Je
regarde sa bouche, puis je regarde le petit bout de bonnet de
soutien-gorge qui dépasse dans l'échancrure de sa chemise. Noir, le
soutien-gorge. Pâle et tacheté de rousseur, son sein. Son sein...
je me rappelle ses petits mamelons clairs et durs, comme ils vivaient
sous mes doigts. Sous ma langue, contre mes lèvres, dans ma bouche
endolorie par l'alcool.
_
Tu me manques.
Elle
soupire.
_
Laurent, je t'ai déjà dit. J'ai changé. Ce n'est plus moi. Ce qui
s'est passé entre nous, c'était... une erreur. Une erreur de ma
part, tu n'y peux rien. Je me suis comportée comme une vraie garce.
On est bien comme ça, non ? Restons-en là.
_
J'ai soif.
Elle
prend une poignée de sable et la jette devant, un peu dépitée.
_
Justement, j'ai du mal à faire du sur-place, on va boire un canon ?
T'as des bars à me faire découvrir ?
_
J'en connais un, oui.
_
Un seul ? Le contraire m'aurait étonnée. T'es le gars d'un
seul endroit, toi.
_
Oh, j'ai pas mal bougé ces derniers temps...
_
On m'a dit. J'ai cru comprendre que ça ne s'était pas toujours très
bien passé... A Paris, par exemple ?
Oh
je t'en prie, ne me parle pas de ça. Ne partons pas sur ce terrain
glissant, je veux oublier ce qu'il s'est passé à Paris. Je veux
oublier la colère et toutes ces conneries. Le suicide de José... je
n'y peux rien. Ce n'est pas de ma faute.
_
Mmmm... Ton silence en dit long.
_
Non. Mon silence ne dit rien. Allons-y.
_
Attends.
Sa
main sur ma cuisse. Je sens que je vais bander.
Je
bande.
_
Tu peux m'embrasser si tu veux.
Je
rêve ou quoi ?
_
Je... je croyais que...
Elle
approche son visage.
_
On peut s'embrasser quand-même. Si tu veux.
_
Euh, oui, oui, je...
_
Tais-toi.
Je
ferme les yeux, sa bouche sur la mienne. Nos bras s'emmêlent. Son
odeur de peau et de paille. Je porte mes mains sur ses seins, c'est
comme si mes mains n'avaient pas oublié. L'empreinte de tes seins
dans mes mains, c'est comme dans les bouquins, Maëlle.
_
Maëlle...
Elle
s'écarte. Elle sourit.
_
C'était bon, hein ?
_
Oui. Mieux que bon.
_
Mais on doit arrêter là.
_
Pourquoi ?
_
C'est comme ça. On ne va pas risquer de tout foutre à la poubelle,
pour une partie de jambes en l'air. On en a déjà parlé.
_
Juste un dernier baiser...
Elle
rigole, me serre la nuque.
_
Juste un, alors.
Cette
fois je passe mes mains sous sa chemise, sur son ventre chaud, dans
son dos, je cherche les agrafes du soutien-gorge.
Elle
s'écarte à nouveau, plus vivement cette fois. Ça me fait violence,
quelque part au loin.
_
Stop, stop ! Temps mort.
Elle
se lève.
Tes
fesses lascives bougent sous le jean qui te serre, je voudrais revoir
ta chatte et l'embrasser à pleine bouche, je veux goûter encore ton
intérieur, je veux faire ce que je n'ai jamais pu faire, me
propulser en toi, propulser ma semence au plus profond de toi,
Maëlle. Nous ne sommes pas des amis, nous sommes des amants, des
amants abîmés, fous. Nous nous aimons, Maëlle, bordel !
_
Bordel...
_
Je n'aurais pas dû venir. C'est du grand n'importe quoi.
Mon
pénis est douloureux, mais ce n'est rien comparé à l'étau dans
mes entrailles, à la tempête sous mon crâne. Et, encore, je
n'arrive plus à respirer.
_
Tu es venue, pourtant.
_
C'était une erreur. Une autre. Tu n'as pas changé, tu veux toujours
avoir ce que tu ne peux pas avoir.
Et
là tu me plantes ton regard mauvais, gris-bleu, comme si tu voulais
me trancher la gorge. Celui que tu gardes en réserve pour tes plus
noirs moments.
Parfois
tu me fais presque peur.
_
Tu sais que j'ai baisé avec ton frère ? Tu le sais, bien-sûr !
On était ensemble, à un moment. En cachette. Mais tu le sais.
Le
coup bas me coupe les pattes. Si j'avais été debout, je me serais
effondré. Je me sens glisser sur le côté.
Je
tombe.
Je
couvre mon visage de mes mains, mes mains qui tenaient tes seins, il
y a quelques secondes à peine. Tout cela est déjà loin.
La
colère revient. Je vais exploser, je vais me défigurer à coups de
griffes, je vais hurler, je vais pleurer, je vais frapper, battre, je
veux blesser, je veux prendre le flingue dans mon sac et faire un
putain de carton, je veux tuer, je veux disparaître.
Pourquoi
tout retombe toujours dans la merde ?
« Quand
tu crois que ce n'est pas possible d'aller plus loin, ou plus bas,
PAF !, ça te repète à la gueule ». Frangin, frangin,
comme tu as raison. Mais ce que me dit Maëlle, c'est impossible,
non ? Frangin, qu'as-tu fait, qui es tu ? Tu es mort, mon
frère, et moi je suis vivant. Je suis vivant, elle était avec moi,
elle était venue pour moi, t'entends ? Non, tu n'entends rien,
frangin, car tu pourris dans le sol. Le petit cimetière à côté de
la chapelle. La minuscule chapelle qui avait l'air si écrasante dans
le soleil.
Tu
me tournes le dos, tu t'éloignes. J'attrape mon petit sac à dos, je
le fouille et trouve le revolver.
Je
le tends dans ta direction, je te vise. Tu n'es pas très loin, je
pourrais bien t'en coller une.
Alors
tu te retournes presque. Tu balances ton mégot d'un coup d'index. Je
crois que tu souris mais tu n'as jamais été aussi distante.
_
Je savais que tu l'avais gardé. Il n'est pas chargé, bêta, tu dis
avant de t'éloigner encore.
Je
sais bien qu'il n'y a pas de balle dedans. C'est l'intention qui
compte. Tu vois ce dont je suis capable ? Tu vois dans quel état
tu me mets ?
Je
me sens con, comme un gamin qui tendrait l'index pour singer une
arme. Je me sens nul. Impuissant. Ravagé.
Je
repose le lourd revolver sur ma cuisse, colle ma main gauche sur les
yeux, j'ai la tête qui tourne et le bide en vrac.
Un
temps incertain passe car je suis en enfer. Le temps se distend, se
distord, se déchire. Des confettis de secondes, de minutes, qui me
tombent tout autour.
It
feels like being shot in the back by some old friend of mine.
What
if I've lived, what if I've lived just one single day ?
Confettis.
Et
toi Maëlle, je n'ai pas besoin de rouvrir les yeux, tu as disparu.
Je le sais. Tu n'es plus là.
Tu
m'as laissé. Encore, déjà ; tu as disparu.
Et
je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Je hurle à la face du vent,
le sable dans les cheveux, le sel coule des yeux. J'en ai assez. Je
veux vivre je veux crever. A la place, je me mets des baffes et je
vomis.
Je
vomis encore et encore et encore. J'expulse mais toujours ça me
brûle, ça me dévore, putain de délire carnivore. Non, le temps
n'existe plus, un trou de douleur et de folie m'a englouti. Je suis
au fond de l'étang la nuit, dans un sac dans la vase. Dans un sac
avec ma haine, dans un sac avec ton flingue, avec ton si précieux
flingue, Maëlle.
Shoooooooot
in the back !
Quand
enfin j'ouvre les yeux, je suis étendu sur le dos, l'arme posée sur
le ventre. Mes vêtements sont sales et humides.
Je
me rassieds.
Elle
est partie. Je reprends un peu mes esprits. J'ai encore tout gâché.
Je ne sais pas quand je la reverrai. Elle est bien capable d'être
dans sa voiture, sur le chemin du retour. Je ne sais même pas si je
la reverrai un jour.
Je
suis un sinistre con aux mains baladeuses. Je suis une merde. Dans un
sac.
Un
sac à merde.
Sais-tu,
Maëlle, que j'ai peut-être tué quelqu'un ? A coups de
casserole ? Peux-tu imaginer ça ?
Renaud
sous-entend même que j'ai tué José ! Ou précipité sa chute.
L’œil était dans la chute et me regardait.
J'explose
de rire. Je me marre comme une baleine, je gonfle comme un con de
poisson lune géant et je souffle mon rire face à l'océan. Mon rire
me déchire, me latte, m'éclate. Je voudrais que des morceaux de moi
volent dans les airs et qu'on me ramasse à la petite cuillère.
Confettis,
encore. « Cut
the paper, cut the paper, cut it all in small pieces, small pieces of
emptiness. Confettis »
Je
vomis la vie, frangin. Je la mange, puis je la dégueule, et je la
remange.
Arnaud...
Mes
yeux regardent à travers mes vomissures. Frangin, je n'ai pas le
courage de les boire à même la plage. Je les laisse aux bigorneaux.
« Ici on
se botte. On se débecte. Et les mouettes se délectent de nos
anecdotes. J'ééééécume. »
Et je me marre encore, ma radio mentale à fond les ballons.
Cette
garce s'est peut-être bien foutue de moi. Une chose est sûre :
Maëlle est folle à lier. Venir jusqu'ici pour me casser de la
sorte, et repartir aussi sec, oui, elle est complètement folle.
Mais
ça, je l'ai toujours su.
XIX
(SONIA-4)
Je
n'arrive pas à dormir. Peut-être je m'endors par courts instants.
Sans le savoir. J’aimerais vraiment dormir, encore. Mais je l'ai
tellement fait aujourd'hui... Je ne sais même plus ce qu'aujourd'hui
signifie. Quel jour sommes-nous ? J'aimerais pouvoir fuir
encore. La gnôle m'a laissé un sale goût dans la bouche et des
aigreurs d'estomac. Je n'aurais pas dû partager ce verre d'adieu
avec Laurent.
Le
verre des adieux. Amères mais tendres adieux.
Le
souvenir de cette ultime tendresse va me rendre folle.
Mais
quand je pense à autre chose, je revois le chien, tué, répandu sur
la route. Le chien,
j'ai du mal à me dire Kurt,
désormais. Il
faut que j'éloigne l'affect : ce chien, je l'ai connu deux
jours, c'est tout. Et il est mort. Explosé par une bagnole.
C'était
horrible.
Horrible.
Des
images de mort, des images laides : les images du chien blessé,
affreusement blessé, encore tremblant sur la route, le sang et ces
trucs sur le bitume.
Horrible.
Il
faut que je chasse ces images. Les laver, comme j'avais lavé la
route.
J'ai
beaucoup dormi. Trop, sans doute. J'ai beaucoup fui et pourtant, j'ai
l'impression d'avoir vécu trois journées en une seule. Trois
journées perturbantes. Trois absurdes journées.
Et
Laurent, en bas, souffre-t-il aussi d'insomnie ? Ça
m'étonnerait, il doit être saoul comme un cochon.
Lui
et moi, c'est fini. J'arrive pas à y croire. J'aurais dû m'en
douter. J'aurais dû voir venir. D'une certaine façon, je l'ai
toujours su. Et je suppose que c'est mieux comme ça.
Non !
C'est
pas possible... Qu'est-ce que je vais devenir ?
J'ai
déjà connu ça.
Non.
Laurent, c'est pas pareil.
C'est
jamais la même séparation, d'une personne à l'autre, tout se passe
différemment.
Là,
c'est quoi ce sketch qu'il m'a fait ? Il fout le feu à des
bagnoles la veille de son départ et se marre comme un diable !
Il
est givré.
Je
suis désolée, Laurent : tu es givré. Mais je t'aime.
Tu
te trimballes armé du flingue de ta cinglée de... de quoi ?
Copine ? Même pas une ex, ton « amie », là,
Maëlle... Elle doit être bien tarée aussi. La folie, c'est
contagieux, faut croire...
Contagieux
comme le suicide.
C'est
quoi cette idée ? C'est comme si elle ne venait pas de moi.
Faudrait
que je me lève ou je vais devenir chèvre, dans ce lit à me
retourner dans tous les sens, avec le cerveau en roue libre.
Mais
me lever pour faire quoi, pour aller où ? Laurent est en bas,
il dort ou il continue à se bourrer la gueule en pensant à... A
quoi ? A elle, bien-sûr, à Maëlle.
Faut
que ça s'arrête. Une fois qu'il sera parti, pour de bon parti, tout
reprendra comme avant, ma petite vie, ma grande maison vide, mon
boulot harassant, quelques cuites, quelques plans culs pour tromper
la solitude et voilà tout. Est-ce grave ?
Oui,
c'est grave. Je mourrais à petit feu, sans personne. Sans quelqu'un
à aimer. Sans Laurent.
Mon
corps est reposé. Pourtant, quelqu'un en moi veut dormir.
Quelqu'un
en moi veut que je dorme.
C'est
un rêve. Je le sais. Je rêve de quelqu'un qui est endormi, devant
moi.
Qui
suis-je ? Je suis là.
C'est
moi, Sonia, devant moi, elle dort. Je suis Sonia qui dort devant moi.
Elle
s'agite dans son sommeil. Je me vois m'agiter dans mon sommeil.
Il
y a quelqu'un d'autre. Une fille. La fille.
Elle
est collée au plafond. Couchée au dos contre le plafond. Elle
regarde Sonia dormir, en bas, elle me regarde dormir. Je la regarde
me regarder dormir. La fille-miroir du plafond. Il faut que je me
réveille !
La
terreur. Ça me glace. J'ai chaud.
Elle
fume, elle, l'autre. Elle fume et me regarde dormir. Elle fume une
cigarette et j'ai chaud. La fumée descend vers Sonia qui dort.
Tout
ceci est un jeu.
Soudain
elle me regarde, moi. Je la regardais me regarder dormir, mais là
elle me regarde, moi, de l'autre côté. De l'autre côté de quoi ?
Je suis dans le lit et je suis ailleurs, spectatrice. De tous les
points de vue, elle est là, à nous regarder.
La
fumée descend sur le lit.
Alors
elle parle. Elle crie. Elle hurle :
_
Je ne joue pas ! Samaëlle te promets que tu vas brûler !
Tu vas brûler, Sonia ! Tu vas brûler, salope !
La
fille hurle sa haine. La haine. La terreur.
Son
hurlement dans le crâne j'ai de la fumée dans les yeux. Tout ce que
je vois c'est une cigarette qui tombe. Plan rapproché, zoom,
calembour. La cigarette vole dans le vide tourne tourne s'écrase
dans les draps. S'écrase sur moi. Ma cage thoracique s'ouvre pour
l’accueillir. Le lit se couvre de sang et le lit brûle je me vois
hurler ma douleur ma haine à moi sans bouger.
Le
lit en sang brûle, je brûle et je me regarde brûler dans le sang
et dans les flammes. Dans les flammes elle est là elle aussi. Je
m'ouvre à elle et je brûle.
Elle
me brûle.
Je
me réveille encore. J'ai fait un cauchemar. Je le sens dans mes
tripes. Une douleur dans la poitrine. Encore un peu de douleur de
rêve. Certains disent qu'on ne peut pas avoir mal, en rêve. Ils se
trompent.
Je
me rappelle seulement que je brûlais... dans du sang ? Je ne
veux pas me souvenir. Je ne veux plus avoir mal.
J'avais
chaud, c'est pour ça. J'écarte les draps qui me recouvraient.
Je
suis réveillée. Quelle horreur...
Il
y avait quelque chose au plafond. Je ne veux pas vérifier.
Maintenant je suis éveillée. C'est la réalité. Les rêves...
juste des jeux de mots, des espoirs perdus et des calembours. Je
crois avoir lu ça quelque part. Je ne me rappelle plus.
C'est
le matin. J'entends des bruits, les bruits de Laurent. Il est encore
là. Il se prépare à partir. Laurent s'en va. C'est pire que tout.
C'est la réalité. Laurent s'en va.
J'aimerais
encore dormir. J'avais cru ne pas pouvoir, mais j'avais réussi.
Dormir
encore. Sombrer, disparaître dans l'oubli. Doux sommeil, viens,
viens, que je plonge en toi... Je veux disparaître.
Dormir,
encore. Et peu importent mes rêves odieux et stupides, je les
préfère à cette vie.
Laurent
s'en va. Je l'entends.
Moi
aussi je veux partir.
Cette
fille derrière la vitre est magnifique.
Autour
de moi, c'est familier. J'ai déjà vu cette maison. Je suis déjà
venue ici. C'est ma maison et ce n'est pas la mienne.
Un
chien jappe, quelque part.
Je
suis chez moi et je suis ailleurs. Familière, étrangère.
La
fille derrière la vitre est magnifique. Elle me sourit, elle
m'effraie. Les mains jointes, elle lance ses bras à travers le
verre, qui tombe au sol. Un chien couine au loin. Ses avant-bras
dépecés s'ouvrent, des grandes pièces de chair se découpent et
pendent, dégorgent le sang. Elle sourit toujours.
_
Tu ne ressens donc rien ?, je lui fais.
Je
n'aurais pas dû lui parler. Non, il ne fallait pas. Elle regarde ses
bras ouverts béants, puis elle me regarde, moi, encore.
_
Ça pique, elle dit.
Elle
tend ses mains, il n'y a pas de sang sur ses mains. Elle m'attrape
par le menton. Ailleurs, un chien gronde.
_
Ça ne te rappelle rien ?
Qu'est-ce
qu'elle me veut ? Il faut qu'elle me lâche, je ne veux pas
qu'elle me touche. Il ne fallait pas lui parler.
Elle
me tient par le menton et elle me caresse les joues.
_
C'est ce que tu t'amusais à faire, Sonia. Seulement, tu ne pouvais
pas aller aussi loin.
_
Je n'aurais pas dû te parler. Maintenant tu es vraie.
_
Oui, je suis vraiment là. On t'appelle à la cuisine.
Quelque
part, le chien gronde à nouveau, puis couine, hurle de douleur, de
plus en plus et de plus en plus fort.
Plus
rien. Je suis à la cuisine.
Les
brûleurs de la gazinière sont tous grands ouverts, les feux
brûlent. Ça fait un drôle de bruit. J'ai une sensation terrible :
déjà-vu. Déjà vécu. Je m'approche des feux. C'est plus fort que
moi. Je pose mes mains dans les feux et ils s'éteignent. Ça fait
mal, mais pas tant que ça. J'éteins les feux avec mes paumes. Un à
un, je les éteins. Ça brûle, mais pas tant que ça. Le gaz
continue à sortir. Ça fait un drôle de bruit.
_
T'es une fille courageuse, elle me dit.
Elle
est avec moi ? Je ne la vois pas, mais je la sens. Je crois que
peut-être... Peut-être elle est en moi.
_
T'es une brave fille. Tu sais, le gaz continue de sortir. Tu sens ?
Ça pue. Il y a de l'eau à l'étang.
C'est
vrai, ça pue. Je ne peux plus respirer. Je panique mais je ne peux
plus bouger. Je ne peux pas m'enfuir. J'arrive seulement à lever mes
bras, les mains jointes. Mes bras sont ouverts, ils saignent. Mes
mains sont propres. Je les tourne devant moi, je regarde dans mes
paumes. Elles sont propres. Il faut que j'aille à l'étang chercher
de l'eau.
_
Sonia, t'es une brave fille, mais le gaz continue de sortir. On se
connaît, tu sais ?
_
Je sais. Je n'aurais pas dû t'ouvrir.
Ne
pas lui parler !
_
C'est trop tard. Hé, t'as du feu ?
Alors
je vois la plus belle chose du monde. De mes mains sort une lueur
bleue, des flammes de rêve. Propres. Transparentes, légères,
tellement brillantes. La plus belle chose que j'aie jamais vue.
Je
suis en train de me dire que je devrais avoir mal, je suis en train
de me brûler ! Je me brûle moi-même !
Elle
est toujours là avec moi. Et quelqu'un d'autre nous regarde.
Je
suis en train de brûler ! Je me dis que je ne peux pas mourir,
je réalise que je rêve.
Pourtant
une douleur totale m'envahit, m'avale.
Et
le monde tout autour s'enflamme et explose.
Elle
est avec moi dans les flammes.
Et
je sais que quelqu'un d'autre nous regarde.
XX
Je
me retrouvais à demi mort sur la plage. Mes sacs et ma guitare comme
baluchons, de la gerbe dans le sable à côté de moi. Déjà vu.
On
prendrait ça en photo, ça me ferait une belle icône de merde à
contempler : un beau résumé de ma vie. Un cliché d'une pureté
étincelante révélant la Vérité.
J'étais
mal barré.
Et
Maëlle qui était déjà repartie. J'avais failli réussir à
l'amener à la Soif De Sel, chez Loïc, lui montrer que mon « fantôme
favori » était bien là avec moi ; fait de chair et de
sang, de grandes jambes, de petits seins mutins, avec une longue
chevelure blonde.
Mais
j'avais tout foiré. Je le savais pourtant, qu'avec Maëlle il
fallait prendre ses précautions. Car elle n'hésitait pas à
trancher brutalement. La brutalité de Maëlle... tout un poème.
Je
me retrouvais dans le vide avec mes envies. De meurtre, de mort.
Certainement pas de poésie.
Je
rangeai mon arme. J'étais ridicule.
Je
ne savais pas comment j'allais rentrer chez moi.
Le
train ? Je haïssais le train. Intensément et depuis toujours.
De toute façon, ça serait une de ces galères, avec toutes ces
affaires...
Je
n'allais quand-même pas demander à Sonia. Je n'allais pas lui faire
cet affront.
Sonia...
Ce matin, je n'avais pu lui parler. Nous avions déjà fait nos
adieux la veille au soir. J'avais rassemblé mes affaires en la
laissant dormir. Quand j'étais entré dans sa chambre, elle était
roulée en boule sur son lit, le dos tourné. Elle n'avait pas bougé
et j'avais réussi à ne pas trop la regarder. Ça resterait la
dernière image que je garderais d'elle : son dos, sa position
presque fœtale. Le repli, l'aliénation, la prostration, le rejet.
Et
Maëlle qui avait filé sur une saillie de méchanceté gratuite,
absurde.
J'avais
repris le contrôle, à peu près. J'étais encore sous le choc. Mais
c'était comme si je m'y étais attendu, à ce choc. Une part de
moi-même n'avait jamais pu croire à un renouveau positif.
Rien
ne peut pousser sur ce terrain, Laurent, tu le sais bien. Tu rêves
Laurent. Tu es prisonnier d'un rêve. Et qui rêve de toi, Laurent ?
Qui
rêve de toi ? Un rêve dans un rêve dans un rêve dans un rêve
dans...
Pourquoi
t'es revenue ? Hein, pourquoi ? Juste pour me faire
espérer, puis me briser ? Salope sadique, je te hais. Oh oui,
je te hais. Mais je vais te retrouver. Je ne sais pas ce que je vais
faire, mais tu n'auras pas le dernier mot. Oh non, salope de
sorcière, t'auras pas le dernier mot.
« Il
n'est pas chargé, bêta. ».
T'aurais
préféré que j't'en colle une dans le dos, hein ? Tu m'aurais
trouvé plus crédible ? C'est peut-être ce que tu veux, après
tout ? Suicide par Laurent interposé ? Comme certains font
en sorte de se faire descendre par les flics.
Je
parle à moi-même et je te parle à toi. Je te parle quand tu n'es
pas là. Tu n'es jamais là. J'ai parfois l'impression que tu n'as
jamais existé, Maëlle. Et je suis fou de colère.
C'est
bon, la colère. Ça garde en vie.
Je
me demandais si la venue de Maëlle avait quelque chose à voir avec
le suicide de José quand un double triii-triii m'indiqua que je
venais de recevoir un texto. J'extirpai mon portable du sac à
flingue. Je rentre
chez moi. Peut-être on se verra à l'enterrement. Mais faut arrêter
là.
Cette
fille est ravagée. Elle était bel et bien repartie, direct. A peine
arrivée, elle traversait la France dans l'autre sens. Mais qui
connaissait Maëlle n'en serait pas spécialement surpris. C'était
une spécialiste de l'explosion. Et si celui-ci était magistral, ce
n'était pas son premier coup de boule surprise.
Je
rangeai le téléphone à sa place et caressai le revolver au
passage.
« J'ai
baisé avec Fred, tu le sais ». Du délire. Mon frère n'aurait
jamais fait ça. Hé, il était bien trop drogué, à l'époque. Mais
peut-être que justement... Ça devait ressembler à rien. Je ne
préférais pas trop imaginer, mon masochisme avait ses limites.
Il
fallait vraiment que je trouve une solution pour rentrer. Et à ce
sujet, une idée me titillait : Justine avait sa propre voiture.
Tout comme son pauvre mari cornu. Justine était folle de moi, j'en
étais sûr. Enfin, pas complètement, mais bon... Peut-être
pourrais-je la convaincre de me prêter sa caisse. Quelques jours
seulement, et je revenais ici la lui rapporter...
Car
non, je ne pouvais raisonnablement pas compter sur Sonia. Sonia,
c'était fini. Jamais je ne la reverrais.
Jamais
je ne la reverrais. Ça sonnait funèbre dans ma caboche. Mais
peut-être était-ce seulement une résonance de cet enterrement à
venir ? Pas seulement. J'étais complètement perturbé.
Dérangé. Je sentais que la mort de José se frayait un chemin
retors en moi. Que je commençais à assimiler le poison de cette
prise de conscience lente, progressive ; sournoise, oui.
Et
Maëlle qui crachait du feu sur les vapeurs toxiques.
Démoniaque,
la pépée. Démoniaque.
Retourner
à Montbéliard et Audincourt. Aller à la putain d'église. Au
putain de cimetière. Étais-je en état d'affronter la mort de José,
ses proches, ma propre famille déglinguée, mon père ! Mon
père aux reproches amers, incrustés dans le regard qu'il posait
avec mépris sur ma pauvre gueule. Ma mère, formidablement belle
dans son absence médicamenteuse. Et les amis. Renaud. Et tant
d'autres. Tant d'autres, à qui je tournais petit à petit le dos,
perdu dans ma chute, dans la destruction appliquée de toutes mes
espérances, dans la mise en scène de mon petit désastre personnel.
Vous m'aimez, je tacherai de vous détester... et le mettrai en
musique. Vise l'artiste !
En
pensant à ça, je m'étais redressé, je faisais des marques de pas
aléatoires dans le sable humide. Je tordais mes pieds, je faisais
des enjambées grotesques, j'étais le golem né du limon acide de la
vie de merde.
Il
fallait que je trouve une bagnole et que j'aille affronter tout ça.
J'allais pas me laisser emmerder par des souvenirs de gens
contrariés. Je voulais assister aux funérailles de José. C'était
pas trop mon truc, surtout depuis le frangin, mais là il le fallait.
Rentrer à la maison, enterrer mon pote. Quoique la notion d'amitié
signifiât encore pour moi.
Justine.
Justine, bordel ! Comme j'étais parti de cette même putain de
plage, la veille, pour la baiser, il fallait que je retourne chez
elle, la convaincre de me filer sa bagnole.
Ça
n'allait pas être simple. Et s'il fallait passer par là, je la
menacerais de tout raconter à son cocu de mari. Ahah, quel salaud
j'étais. Mais ouais, rien à foutre, j'allais me pencher et me
servir. Point barre. Après tout, ça avait plutôt pas mal marché,
la dernière fois.
Je
fixai mon gros sac avec mes fringues et autres sur mon dos, le sac à
flingue passé autour de l'épaule gauche, du même côté je
traînais au sol mon regroupement de linge sale, et de la main
droite, je tenais fermement l'étui de ma guitare. Chargé comme une
mule.
Mulet,
tu vas avancer.
Mulet,
tu vas avancer. Et j'avançais ! Les poids me tiraillaient à
gauche, à droite, pesant sur ma colonne ; dans ma tête des
câbles tendus écartelaient mes pensées mais je gardais un point
fixe en focus : te courir après, Maëlle, te coller au cul,
planqué dans ton sillage, droit vers chez moi.
J'étais
capable, tout comme toi, de traverser la France et revenir te péter
au nez. Boum. Après ce rendez-vous raté sur la plage – j'accusais
mes restes d'âme romantique pour ce choix surfait – j'allais sur
notre terrain. Peut-être même je t'inviterai, pour une dernière
salve autodestructrice, à venir me retrouver à l'étang, où
j'étais censé me débarrasser de ton revolver-suicide. Un western
de merde en Franche-Comté : je t'en collerais une dans la tête,
ou peut-être dans la mienne ; ou les deux, dans le seul ordre
possible. Et plouf dans l'eau saumâtre, la boucle est bouclée. Ma
vie était une spirale absurde qui ne finissait jamais dans le trou
noir, mais qui renaissait à son point de départ, un labyrinthe
truqué centré autour du vide.
Ouais,
drôle d'impression de tourner en boucle : je retournais chez
Justine lui demander la face noire de la lune.
Mais
avant tout, je décidai de passer chez Loïc, à la Soif de Sel.
J'avais une ardoise à effacer et quelques derniers mots à lui
balancer.
Mais
j'en chiais comme un russe, ainsi chargé.
Hier
seulement, j'étais si léger, à courir à poil sur la plage pour
aller baiser, et là je me retrouvais avec tous ces bagages, à me
traîner vers un barman qui était passé du sympathique ancien
compréhensif au vieux con condescendant.
Tous
ces foutus bagages !
Allez,
au large !
Je
jetai mon sac de linge sale. Premier lâcher de lest.
Pas
beaucoup plus léger, le Laurent. Mais ça faisait du bien. Pas
autant que cramer ma bagnole, mais c'était toujours ça. Et je
n'avais plus grand chose à brûler. Un sac de linge sale, comme
sacrifice, c'était pas très vaudou. Et même brûler des voitures,
ça tapait plus dans la catégorie petite racaille...
Rien
à foutre : I-Man,
voodoo child, magic boy and bogeyman !
L'idée
de morceau tranquillement diabolique me revenait en tête, je ne
l'avais pas perdue. Dès que j'aurais un peu de temps, il fallait
vraiment que je me remette sur ma musique. Ces derniers mois, j'avais
déconné, il y avait du laisser-aller, rayon créativité. En y
réfléchissant bien, ça faisait vraiment un sacré bout de temps
que je n'avais pas sérieusement travaillé. Un bout que je n'avais
rien fait sérieusement. Je me laissais aller, ouais, complètement.
Ce voyage avait été une perte. Pire : je n'avais rien appris.
Je m'étais trouvé une petite amie temporaire, que je n'aimais pas.
J'avais réussi à me faire aimer d'elle, mais ça n'avait pas flatté
mon ego bien longtemps. J'avais visité quelques amis, je m'étais
senti aliéné, voire humilié. Ils m'avaient raconté la vie :
quoi faire, comment, quand. Sous couvert d'évolution, ils reniaient
ce qui avait été leurs propres valeurs.
Valeurs ?
Mais quelles valeurs ? A taper dans ton nihilisme de
supermarché, tu vas me dire quelles sont tes valeurs, à part la
perte, l'échec, l'ennui et le dégoût ?
La
perte, l'échec, l'ennui et le dégoût ? Rajoute la haine,
fis-je à ma voix intérieure.
Rajoute
la haine. Quand on hait avec vérité, on ne peut pas être médiocre.
J'avais un moteur. Solide. Chauffé blanc, jusqu'au froid intenable.
Ahah. Chauffé jusqu'au froid, ça avait fait le tour du compteur,
manière de dire... « It's
hot and it's cold... At the same time ! »,
comme le
haranguait si bien ce bon
Jon
Spencer.
Je
me retournai, regardai le sac de linge vautré négligemment sur le
sable, un peu plus loin derrière. Ça ne suffisait pas. Non. Je
revins sur mes pas, laissai tomber un peu trop lourdement mon étui à
guitare et le reste de mes affaires et attrapai le foutu sac poubelle
abandonné. Il pesait un âne mort. Je sus alors exactement quoi
faire. Je déchirai le plastique avec autant de délectation que de
brutalité, puis enfournai mes deux mains dans la plaie béante. Je
lui tirai les entrailles et les jetai aux quatre vents en grognant
comme une bête infâme.
Ça
faisait du bien.
Il
y avait un peu de vent, mais même les plus légers n'allèrent pas
bien loin. J'aurais voulu qu'ils s'envolent et se barrent comme ce
stupide poisson dans ce con de film, là, avec la chanson ahurie de
Iggy Pop. Comment c'était déjà ?
Pourquoi
je pensais à ça ? Rien à voir.
Rien
à cogner.
Je
déchiquetai en petits bouts le sac plastique vide, petits bouts que
j'étirais jusqu'à la rupture.
Je
contemplai le spectacle. J'étais au beau milieu d'un cercle de
slips, t-shirts et autres chaussettes et pulls sales. Des détritus
de tissus comme des bouts de tripes. Bien maigre massacre d'un
carnassier petite frappe.
Et
il me restait ce peu commode sac à dos. Linge propre. Trousse de
toilette : je me rappelai soudainement son existence. Je
l'extirpai de la poche principale en rebalançant encore un peu de
linge aux alentours. Je fis glisser la fermeture éclair avec
délicatesse et sorti deux-trois trucs comme un chirurgien trie ses
scalpels. Et hop !, la brosse à dents, en l'air ! Ha !,
comme elle file ! La boîte de cotons-tige, hop les confettis !
Certains me retombèrent sur la tête, j'éclatai de rire comme un
gosse à Noël. Je finis de l'évider en tournant sur moi-même et en
secouant tout le bordel. Je jetai ensuite tout le reste du sac. Même
mon couteau suisse, ça ferait au moins un heureux quand quelqu'un
repasserait par ici.
Je
remarquai d'ailleurs que je n'étais pas tout à fait seul. Un couple
de vieux m'observait au loin, près du parking qui longeait la plage.
_
Allez à l'essentiel, leur hurlais-je. Plus de bite, plus de
couteau !
Je
ne garderais que mon sac à flingue et ma guitare.
C'était
bon de se sentir léger. Presque aussi bon que de nager à poil dans
l'océan.
J'allai
ensuite en ville, droit sur un distributeur de biftons, un à
l’emblème de ma banque. Je regardai le solde de mon compte :
un peu plus de cent euros en positif. Je retirai les cent sacs, que
je pliai dans une poche et, sur une impulsion, déposai mon
portefeuille avec tous mes papiers dans une poubelle, gardant
seulement la carte de paiement. Je faillis sortir mon portable pour
l'écraser sous ma semelle mais je me retins au dernier moment. Toute
cette destruction n'avait aucun sens. La chose que je détestais le
plus était justement ce damné portable, et je n'arrivais pas à
m'en séparer.
Je
fuis à grandes enjambées pour ne pas être tenté de récupérer ce
que je venais de jeter.
Puis
je me pointai à la Soif De Sel, décidé à régler mon ardoise.
Manque
de bol, c'était fermé.
Aux
chiottes l'ardoise ! Je partirais aujourd'hui, coûte que coûte.
Il
me fallait absolument la bagnole de Justine. Je ne savais pas comment
voler une voiture. C'était plus facile de les faire brûler que de
les voler.
Alors
direction les Barrachas.
_
Salut Manu.
Il
ne me répondit pas tout de suite. Je me demandai s'il savait.
Peut-être savait-il et voulait justement que je me pose la question.
Son visage était fermé, voire méfiant.
_
Salut, répondit-il froidement.
Je
posai ma gratte contre le mur extérieur. Il ne m'avait pas proposé
de rentrer.
_
Tu vas où comme ça ?
_
Je pars. Je rentre chez moi. Mais justement, j'aurais un service à
vous demander.
Ses
sourcils se dressèrent interrogatifs. Ironique ?
_
Ah oui ?
_
Oui. Justine est là ?
Il
savait. Rien qu'à voir ce regard sombre et aigu, il savait. Elle
avait dû lui dire. Leur couple ne devait pas en être à sa première
épreuve. L'époux Manu était cornu, et pas qu'un peu.
_
Elle est là. Pourquoi, tu veux la voir ? Tu veux lui dire au
revoir... Le « service », c'est me demander si t'as le
droit, en fait, c'est ça ? Si t'as le droit de me demander ça
sans que je ne me mette en colère ? T'es culotté, toi.
Inconscient, peut-être même. Irresponsable, ça c'est sûr. C'est
le mot.
Il
soupira. Une vieille tristesse s'affichait sur sa face crispée.
_
J'ai un service à lui demander, à elle. Mais je n'ai pas besoin de
ton autorisation... Ou de ta bénédiction.
Je
ne voulais pas le chercher, mais ça sortait tout seul. Je n'avais
aucune envie de ménager qui que ce soit.
_
Je pourrais gueuler jusqu'à ce qu'elle sorte, ajoutai-je même.
_
Je porterai plainte pour tapage diurne. L'adultère, c'est interdit,
tu le sais ?
_
Non, je savais pas. On n'est plus au moyen-âge. C'est pas très
moral, mais je ne crois pas que je pourrais finir en taule pour ça.
_
T'as la tête de quelqu'un qui va mal finir, pourtant. On te l'a pas
déjà dit ?
_
Si. C'est intéressant... Bon, tu me laisses parler à ta femme ou je
crie ?
_
Crier ? Crier !? Mais c'est moi qui devrait hurler de te
voir là, chez moi, avec tes exigences et ton arrogance. C'est moi
qui devrait hurler de te voir là, alors que t'as foutu la merde, tu
reviens me provoquer !
Il
criait. Mais il fut interrompu dans sa tirade par l'arrivée de sa
femme. Elle avait dû l'entendre depuis l'intérieur.
Elle
était cernée, pâle – son teint tirait même vers le jaune. Elle
me fusilla de la prunelle.
_
Laurent... Qu'est-ce que tu veux ?
_
Je ne voulais pas agresser Manu, je voulais juste... te demander un
service. On peut causer les deux, cinq minutes ?
Son
langage corporel hurlait « non, non on ne peut pas ! »,
mais elle se tourna vers Manu. Il baissa la tête. Elle pouvait tout
lui demander. Tout. Elle avait le dessus. Elle avait toujours eu le
dessus. Elle était belle, Justine, en femelle dominante, même avec
cet air maladif. Elle était forte, pas fragile. Elle était claire
comme de l'eau de roche au milieu du bourbier.
Puis
Manu partit dans les entrailles obscures de leur foyer conjugal. Elle
referma la porte d'entrée derrière lui, elle nous isolait dehors.
Visiblement je n'entrerais pas chez eux en présence de son homme.
J'admirais cette restriction respectueuse. Délicatesse subtile mais
affirmée, aussi réfléchie qu'animale. Ceci est notre territoire.
Quelque soit l'état de notre « nous », ici c'est chez
nous, nous vivons là les deux, je ne te ferai pas entrer cette fois.
Pas tant que Manu sera là.
Je
me dis alors que, probablement, elle ne me ferait plus jamais entrer.
Elle avait pris ce qu'elle avait envie de prendre chez moi, pas sûr
qu'elle ait envie d'y goûter encore. J'imaginais que j'avais servi
quelque plan obscur de sa sexualité de femme contrariée... Elle
n'avait plus qu'à me jeter ; ou tout simplement à m'ignorer.
Elle n'avait plus qu'à m'oublier.
Si
mon ego en serait un peu froissé, j'allais m'en remettre. J'avais
déjà connu pire.
_
Justine, j'ai un problème.
_
Ah bon ? Toi aussi ? Qu'est-ce que tu fous là, bon sang?
Un
rictus méchant l'enlaidit.
_
Je dois retourner chez moi.
_
Ça serait peut-être mieux.
_
Je... Maëlle, la fille dont je te parlais, est déjà repartie, on a
eu un genre de dispute.
_
Décidément...
Silence.
Elle ne précisa pas sa pensée.
_
Bref. J'ai eu une mauvaise nouvelle, entre temps, je dois rentrer de
toutes manières... Un enterrement...
_
Oh ? Pas quelqu'un de proche, j'espère ?
_
Si. Quand-même... Un vieux pote.
_
Ah. Et tu ne peux plus rentrer avec ta belle.
Elle
m'agaçait, mais c'était de bonne guerre.
_
Non. Et puis, je n'ai plus de voiture. Des jeunes en ont brûlé
quelques-unes dans la nuit, la mienne en faisait partie.
_
Ces jeunes... C'est vraiment pas de chance.
Avait-elle
compris ?
_
Minute…, reprit-elle. Si je suis bien ta logique, et j'ai peur de
la suivre, tu es venu me demander de faire le taxi pour toi ? Ou
quoi ?
_
Non, non ! Enfin, pas exactement. Je suis venu te demander si tu
pouvais me prêter ta voiture. Ou la louer, hein, je te donnerai une
compensation. Je peux même t'avancer l'argent, je...
_
Attends, attends, tu veux ma voiture, c'est ça que tu me dis ?!
_
Oui. Il faut que je rentre chez moi.
_
Avec MA bagnole ! Alors ça, je ne m'y attendais vraiment pas.
T'as peur de rien, toi.
_
Je ne peux pas faire autrement, je...
_
Et Sonia ? Elle peut pas ?
On
aurait dit que je l'avais fâchée. Elle semblait fulminer. A
l'intérieur. Elle se contenait.
_
Non, je ne peux pas lui demander ça. On se sépare, en fait.
C'était
la première fois que j'utilisais un terme tiré du lexique de la
relation de couple pour évoquer mes rapports avec Sonia. Et c'était
pour évoquer la rupture. Je ne nous envisageais comme couple qu'au
moment de la séparation. Du Laurent tout chié.
_
Et à moi ? A moi, tu peux demander ? Tu me connais à
peine, on a... commis une erreur et tu te crois autorisé à
emprunter ma voiture ?
Tout
le monde me causait « autorisation », « droit »...
Mais putain, oui, j'avais le droit de demander deux-trois choses aux
gens qui croisaient ma route, bordel ! Aussi, qu'on me rappelle
sans cesse que j'étais une erreur n'était pas pour me calmer.
_
C'est non, Laurent. Non. Tu connais ce mot ? Tu n'as pas dû
l'entendre suffisamment quand t'étais gosse. Non. Démerde-toi.
_
Mais Justine, je suis dans la mouise, là. Je te la ramènerai, en
bon état, c'est promis ! Et puis, on est assuré, non ?
_
Je ne veux pas, j'te dis. Déjà, on s'est engueulé avec Manu. A
cause de toi. Encore.
_
A cause de moi ? Ou à cause de toi ? T'as oublié ce qu'il
s'est passé, on l'a fait à deux, non ? Debout, contre la porte
d'entrée, t'as déjà oublié ?
_
Et ça te donne le droit de me demander ma caisse ?
Là,
je vis rouge.
_
Le droit ? Mais foutez-moi la paix avec vos autorisations, vos
droits et vos devoirs ! Je demande juste un service, putain !
Je suis prêt à payer ! Et, tu sais quoi, tu veux pas me la
prêter, ta bagnole ? T'as peur, t'as pas confiance ? Eh
bien, viens avec moi ! Tu pourras la surveiller comme ça, et me
surveiller moi au passage ! En plus, je t'aime bien, Justine, tu
sais ? Alors viens avec moi. Viens.
Je
m'étais adouci progressivement, allant presque jusqu'à l'implorer.
Ça avait fait son petit effet, sa colère à elle semblait avoir
fondue.
_
Je crois que les responsabilités sont un ensemble de notions très
floues pour toi, Laurent. Et pourquoi donc viendrais-je avec toi,
hein ?
_
Parce que je te le demande. Parce que peut-être tu en as envie.
_
Peut-être... Peut-être j'aimerais fuir. Avec Manu, ça ne va pas.
Tu n'es pas la cause de tout cela, ça remonte à loin. Tu sais,
c'était mon premier mec, Manu. On s'est connu quand j'avais dix-sept
ans. Je n'avais eu personne avant lui. Peut-être c'est ça l'erreur
originelle.
_
Ça ne me concerne pas, tu l'as dit toi-même. Alors, t'es d'accord ?
Je
n'avais aucune intention de la laisser me raconter sa vie et dévier
de la discussion.
_
Tu ne lâches rien, toi. Je t'ai dit non. Non je ne t'accompagnerai
pas dans ton périple funéraire et non je ne te prêterai pas ma
voiture. T'as qu'à prendre le train. Je peux t'amener à la gare si
tu veux, par contre.
_
J'aime pas le train. Ça coûte beaucoup trop cher pour ce que c'est.
On devrait me payer pour je reprenne le train. Cher. Non,
sérieusement, je te file de la thune, combien tu veux ? Je peux
te faire une avance. Une petite, allez, cent euros. D'avance.
Je
pouvais me le permettre, j'avais gardé ma carte bancaire et j'avais
un petit découvert autorisé. Ça financerait l'essence et les
péages. Et après ? Il n'y avait pas d'après. Du moins, mes
projets n’allaient pas plus loin que le chemin vers la maison et
l'enterrement de José.
_
Ce n'est pas une histoire d'argent, Laurent...
_
Une histoire de confiance, alors ? Fais-moi confiance. Je te la
rendrai, ta voiture. Si t'es inquiète, t'as toujours mon numéro de
portable !
Elle
sourit. Incroyable, elle souriait !
_
Oui, je l'ai gardé, ton numéro. Mais tu veux que je fasse confiance
à l'escogriffe à poil du jardin ?
Je
lui souris à mon tour.
_
Avoue que c'était cocasse.
_
Je crois que l'humour de la situation était parfaitement
involontaire.
_
Et alors ?
_
Alors je pense que t'es un peu zinzin.
_
Ahahah, « zinzin », cette expression, je l'adore !
C'est un mot sympathique. Rigolo.
_
A mourir de rire. Tu pars combien de temps ?
_
Trois, quatre jours, je pense.
_
Avec le retour ?
_
Oui, en gros.
_
En gros ?
_
Moins d'une semaine.
_
Moins d'une semaine ! Et je fais quoi pendant ce temps là,
moi ?
_
Vous avez deux voitures, pourquoi tu crois que je te demande !
_
Y'a personne d'autre, hein ? Tu ne t'es pas fait beaucoup d'amis
ici.
_
Je mets le temps. Je fais pas ami-ami facilement.
_
C'est le moins qu'on puisse dire. Allez, c'est d'accord. Garde ton
avance. Qu'est-ce que je suis en train de faire, moi...
_
Une bonne action. Tu ne regretteras pas.
_
Ne me fais pas regretter, c'est un conseil d'ami.
_
Amis ?
_
Pour l'instant. Tu fais bien l'amour.
_
C'est pas moi, c'est nous. Ça se fait à deux.
_
Je vais te chercher les clefs. Manu va hurler mais je fais bien ce
que je veux de ma voiture. Tu me la ramènes en état et avec le
plein.
_
En état, le plein.
_
Tu pars quand ?
_
Tout de suite.
_
Ça c'est du départ précipité. Bouge pas de là, je reviens.
Quand
elle rouvrit la porte d'entrée pour aller chercher les clefs, je vis
Manu dans le hall. Je me demandai s'il avait écouté à la porte. Il
évita mon regard mais je sentais bien la haine qui se dégageait de
lui. La haine et quelque chose d'autre. Quelque chose de froid et
acide, malsain. Je réalisai qu'il avait peur de moi. Très bien. Ce
n'était pas fréquent, ça, alors j'en profitais, je savourais. Être
craint, ça avait toujours fait partie de mes fantasmes. Le respect,
rien à foutre, mais la crainte, ça c'était bon. Oh oui, on te
foutait une paix royale.
Ça
devait être pour ça qu'il ne m'avait pas encore pété la gueule.
Il
tenta une caresse furtive quand Justine revint, elle l'évita d'un
coup de rein félin presque invisible. La douleur s'afficha pourtant
en technicolor sur le visage de son jules. Et tiens dans tes
couilles, mon pauvre petit Manu. Les femmes sont ainsi. Tu les
déçois, elles te les coupent. Petit à petit, en prenant leur
temps, elles feront de toi une sous-merde castrée, frustrée,
humiliée. Je connais ça, crois-moi.
Il
faut qu'on arrête de se voir comme des amants, Laurent.
Oh
ta gueule Maëlle, mais ta gueule !
_
Comment va Sonia ?, me fit-elle en refermant derrière elle.
_
Oh... Je suis parti, elle dormait encore, je crois. Ou alors elle
faisait semblant.
_
Pas d'adieu, hein, le cowboy repart au matin dans le lointain.
_
Les adieux, c'était hier soir.
_
Je ne veux pas connaître les détails, merci.
Parler
d'une autre femme à une femme, ça marche bien pour se faire jeter.
De bonne guerre toujours... Car ouais, c'est la guerre. Et les
prisonniers ne sont pas nécessairement bien traités.
_
Voilà les clefs. Ça fait bip quand ça s'ouvre, ça fait bip-bip
quand ça se referme. C'est un diesel, alors il faut faire
préchauffer un p'tit coup au démarrage. Sinon, tout marche bien et
tout marchera bien toujours quand tu me la ramèneras. Elle est
propre, aussi. Et non fumeur.
_
Mais tu fumes.
_
Pas dans ma voiture.
_
Ah bon. Merde.
Dehors
devant leur jardin. Je regardais le petit bosquet derrière lequel
j'avais dissimulé ma nudité improbable. Hier, c'était hier. Ça me
paraissait déjà si loin. Tant de choses avaient changé. Mes
espoirs, explosés. José, mort. Sonia, du passé. La Bretagne... du
passé aussi. Et j'en étais bien content. Bretagne de merde, au
revoir. Enfin, il me faudrait bien ramener la voiture de Justine. Et
comment repartirais-je alors ? Aucune idée, je n'y avais même
pas pensé. D'ailleurs, Justine me brancha là-dessus alors que je
m'étais déjà installé derrière le volant.
_
Tu reviens dans moins d'une semaine, hein... Et tu vas faire quoi,
alors ? Tu vas rester un peu ? Qui va t'héberger ?
_
Aucune idée. J'improviserai.
_
T'auras plus qu'à louer une caisse ou te remettre au train.
_
J'imagine, oui.
_
T'aurais pu en louer une pour partir d'ici, au fait.
_
Non, je suis trop pressé.
_
C'est pas si compliqué.
_
Si tu le dis. Mais bon, je préfère emprunter la tienne. Et puis,
comme ça, je suis sûr qu'on se reverra.
Quel
hypocrite j'étais !
_
Y'a intérêt. Bon voyage... Et courage pour l'enterrement.
_
Merci. Merci pour tout Justine.
_
Remerciements acceptés. A cause de toi, je vais devoir m'engueuler
une énième fois avec Manu.
_
Justine... Ce qu'on a fait les deux. Comme je disais...
_
Oui, on l'a fait à deux.
_
Tu penses vraiment que c'était une erreur ?
Elle
eut un drôle de sourire, regarda au loin avant de replanter ses yeux
dans les miens, intenses mais illisibles.
_
Oui, je le pense toujours. Mais c'était une agréable erreur. Très
agréable. Je ne sais pas ce qui s'est passé de si spécial, mais...
Les phéromones ou j'sais pas... Enfin, fais attention à toi.
_
Toi-même. Salut Justine.
Et
je claquai la porte, fis donc préchauffer le moteur et partis tout
tranquillement sur le chemin du retour. Le chemin qui me ramènerait
à la maison. Vers toi, Maëlle. Pour te revoir et te tuer. Ou plus
simplement pour te dire adieu. Je n'en avais aucune idée.
Et
vers toi, José, pour t'enterrer.