Les Jardins De La Faim (chapitres X à XV)

X

Je suis à l'étang. Je nage. Je nage autour de la petite île au milieu de l'étang. Derrière moi, ma grande maison. C'est là que j'habite. C'est là que je vis.
Je sais que je suis recherché. Le monde entier est après moi. J'ai tué tant de gens. Tous ces bourgeois. Ils l'avaient mérité.
Ils ne me trouveront pas ici. C'est là que je me repose. C'est là que je vis. Seul. Reculé. Loin de tous.
Loin de mes victimes. Loin de mes proies.
Je suis à l'étang, derrière chez moi. Je nage, je fais l'alligator. C'est ce que je suis : un prédateur. Un sang froid. Un reptile. Un grand saurien.
Je nage à côté de l'île. Puissant, serein. J'ai tué tellement de gens. Tous ces bourgeois. Ils l'avaient bien mérité.
Soudain, j'entends des sirènes. Je me retourne sur l'eau, au dos : autour de chez moi, des voitures se garent, les freins bloqués, hurlants. Des gyrophares. Ils me cherchent. Ils m'ont finalement retrouvé. La police est là, ils encerclent la maison mais moi je reste dans l'étang, à nager, sur le dos, à faire l'alligator à l'envers.
Finalement, ils ont retrouvé mon terrier, ils viennent me chercher.
Chez moi ! Ils osent !
Vous osez ?
Je les entends crier.
Je plonge la tête dans l'eau brune et m'approche de l'ile. Ils ne me verront pas. Je creuse la terre de l'île, je m'enfonce dans sa berge, je m'enfonce dans la terre.
Ils ne me trouveront pas.
Je reprends la boue dans mes mains. Je l'étends sur moi, je me recouvre.
Je me cache. Je m'enterre.

Rechercher mon caleçon ? J'avais abandonné l'idée. J'étais debout sur la plage comme un con, la main devant les parties. Mais putain, comme je me sentais bien.
Combien de temps étais-je resté dans l'eau ? Un bon moment : ma peau était fripée et le sel me brûlait.
Mon torse était toujours douloureux et c'était bleu là où Fred avait frappé. En courant comme un dératé, je m'étais fait quelques petites plaies sous les pieds et j'avais mal à la main droite, sans savoir pourquoi. Mais putain comme je me sentais bien.
Comme un con qui se sent bien, à poil sur la plage.
Je commençai à marcher. Il y avait des gens là-bas, plus loin, certains me verraient. Et alors ?
Alors j'enlevai ma main de devant mes parties. Pourquoi ma bite et mes couilles seraient-elles plus honteuses, pourquoi ma queue et mon sac seraient-ils plus choquants que mes miches, par exemple ? Que mes oreilles ou mes aisselles ? De toutes manières, je ne pouvais rien y changer, j'étais à poil.
Et maintenant, où pouvais-je bien aller ? Que pouvais-je bien faire ?
J'avais envie de baiser. Je pensais à Justine. J'avais envie de baiser avec elle. C'était une évidence qui s'imposait à moi, sans logique. Les pulsions ne connaissent pas la logique. J'avais tellement envie de baiser Justine que je craignais que le profil de popol devienne outrageux. Mais non, popol, je le contrôlais encore à peu près.

Je suis sûr qu'elle a envie de moi. C'est pour ça qu'elle a prétendu qu'elle ne m'aimait pas. Je mets en danger son couple, sa petite vie pépère.
Et je me taperais bien Justine avant que tu ne viennes demain changer ma vie. Avant qu'on ne parte tous les deux. Je suis libre. Jusqu'à demain.

Elle n'habitait pas très loin d'ici, je n'aurais pas à brutaliser la sensibilité de trop de gens, ceux que je croiserais en chemin.
Par contre, celle de Justine, c'était possible...
Plus je marchais plus je me disais que mon idée était stupide. Mais en fait, ce n'était pas une idée : un désir ; brûlant. Mes sens m'imposaient leur dictature et je décidais de leur laisser les commandes, pour une fois.
Je riais sans émettre un son, en pensant à l'absurdité de tout ça. Justine, la copine des esquimaux, qui m'avait dit la veille que je ne serais plus le bienvenu... Eh bien j'allais chez elle, sans être invité, complètement nu. Avec la ferme intention de la baiser.
Aussi, avec la conviction qu'elle serait là et, encore mieux, qu'elle m'ouvrirait la porte sans problème. Qu'elle m'ouvrirait toutes les portes.
Sur la route à côté qui longeait la plage, un automobiliste ralentit et me gueula quelque chose vaguement inaudible à propos du fait que j'étais à poil. Merci connard, j'étais pas au courant.
Ça me rappelait la fois où j'étais passé voir mon frangin à l'improviste. La porte d'entrée du petit appart (il le partageait à l'occasion avec quelques autres junkies) était entrouverte, je l'avais passée en frappant. Le frangin n'avait pas eu l'air très surpris de me voir, ni très surpris ni très gêné, surtout, justement, qu'il était à poil. Pas très propres, les poils. Il avait réussi à se tenir debout, un peu voûté, et il avait fini par me parler de tous un tas de trucs zarbys. Il m'avait parlé de cacao. Comme quoi le cacao de son enfance était plus sucré ou plus goûteux. Ses yeux roulaient et montraient leur ventre blanc. On aurait dit des petits poissons dodus coincés dans sa tête. Plus très frais, les poissons. Voire, morts.
Le cacao de mon enfance, j'aurais pas su dire s'il était plus sucré. J'en avais pas grand-chose à foutre, certes, mais au fond c'était pas plus dingue de scotcher là-dessus que de scotcher sur quoi que ce soit d'autre lié à l'enfance. Quand on est gosse, on est débile, et c'est ça qui est chouette, mais pourquoi tenter de retrouver ce monde, alors qu'on sait tous que c'est perdu pour de bon ? Bon débarras.
Le frangin avait ensuite essayé de me parler de Maëlle, comme quoi elle était bonne et il m'avait demandé si elle m'avait déjà sucé. Mais bon, ça allait, il rigolait. Je crois ; j'avais préféré me dire ça. Arnaud n'avait jamais été très fort pour l'humour.
Après que quelques autres voitures m'aient croisé, je m'éloignai un peu plus de la route. Je ne tenais pas à finir par tomber sur les flics, alors je fis un détour, qui m'amènerait bien chez Justine et Manu malgré tout. En face, pas très loin, des promeneurs. Je pressai le pas. Puis je me mis à courir, le service trois pièces qui se secouaient dans tous les sens, c'était pas très agréable. Vous avez déjà essayé de courir à poil ? Mais ça me réchauffait.
Justine ne serait peut-être pas là. Mais tout le monde était en vacances en ce moment, Justine, Manu, Sonia. Sonia, putain, la plaie. Une gentille fille, mais tout allait trop loin, c'était bien que ça dérape. Fallait que ça dérape. J'irais chercher mes affaires chez elle et je mettrais fin à cette histoire.
Trois marcheurs débonnaires, lorsque je les croisai en courant, m'encouragèrent comme un sportif en se marrant. Au moins, eux, ils n'étaient pas choqués et n’appelleraient pas les flics.
_ Si vous trouvez un caleçon, c'est cadeau !, leur fis-je en riant à mon tour.
Le rire faillit bien être fatal à mon souffle, mais j'approchais de la grosse baraque de nouveaux bourgeois des Barachas. Prononcez « casse ». Voilà le casse-baraque des Barachas !
Je me planquai derrière la haie au fond du jardin, côté plage.
La baie vitrée ne révélait rien, les stores étaient tirés. Les autres fenêtres ne montraient pas grand-chose non plus. Aussi bien, personne n'était à la maison. Et si je ne trouvais que Manu, je n'allais quand-même pas me me le farcir, il était bien sympa mais des années d'expérience m'avaient confirmé que j'aimais les filles, et les filles seulement.
Manu, un type « bien sympa », et je voulais me taper sa femme. Bordel, sa femme, oui, ils étaient mariés ! Ils avaient quoi, vingt-cinq, vingt-sept ans ? Ça faisait combien de temps qu'ils s'étaient liés l'un à l'autre, de cette façon totalement artificielle ? Singer l'union sacrée, vivre pour et par l'autre... Quelle connerie, le mariage. Une connerie dont personne n'est vraiment dupe, en plus...
Tu ne peux jamais vraiment connaître qui que ce soit. Tu ne sais même pas qui se tient juste à côté de toi sur le même putain de canapé ; tu regardes un film, un qui te bidonne bien, et si ça se trouve, elle, elle a juste envie de te poignarder à chacun de tes rires. Ou elle pense à s'envoyer en l'air avec ton meilleur pote. Et toi, toi tu ne vaux pas mieux qu'elle. Combien de fois l'as-tu traitée de connasse, d'idiote, de petite pute, dans ta tête ? Même que des fois, tu parles tout seul. Combien de fois l'as-tu méprisée ? Arrêtes-tu seulement de temps en temps de la mépriser ? Cela ne t'arrive donc jamais de vomir sa présence et de souhaiter qu'elle n'ait jamais existé ? Qu'elle soit loin, très loin de toi, ou que tu ne l'aies jamais connue ? Et tout ça pour quoi ?
Pour que je vienne chez toi, Manu, en sortant de la mer à poil pour baiser ta femme, Manu. Tu sais quoi ? Je suis sûr que tu n'es pas là. Je suis sûr qu'elle va m'ouvrir. Je suis sûr qu'elle a besoin de moi.
Et puis, Manu, c'est pas comme si on se connaissait vraiment. Nous ne sommes pas proches, nous ne sommes pas amis. Il ne peut pas y avoir de trahison : aux chiottes les grands mots ! Et ma morale à moi est amochée, mais presque sauve.
Je fis le tour de la maison. Je guettai par la fenêtre de la cuisine : personne. J'écoutai. Pas de bruit. Tout était calme et je me sentais comme un putain de prédateur en chasse.
Alors j'allai à la porte. Si c'était Manu qui se présentait, je jouerais la carte de la blague involontaire et de l'humour de situation. On boirait des canons et je materais sa femme en loucedé.
Je toquai à la porte.
Rien. Pas de bruit de pas, pas de « oui, j'arrive ! », rien.
Je toquai plus fort.
Et encore.
Personne.
J'avais pas l'air con, coincé dehors, à toquer à la porte d'une hypothétique future conquête qui n'était pas chez elle.
J'appuyai même sur la sonnette, moi qui déteste les sonnettes.

J'étais plus ou moins planqué derrière un arbuste aux feuilles jaunes et aux tiges rouges, frigorifié. Je frottais mes membres transis en maudissant ma connerie. Qu'est-ce que je foutais ici à attendre que Justine, ou Manu (même lui j'aurais été content de le voir) ne rentre de je ne sais où ? Si ils rentraient...
J'allais quand-même pas mourir de froid au beau milieu de leur jardin. Ça serait complètement nul.
J'allais devoir bouger. J'allais devoir rentrer. Chez Sonia, la queue toute petite entre les jambes, toute petite et bientôt toute bleue.
Mes pulsions prédatrices s'étaient éteintes d'elles-mêmes. Enfin, l'attente dans la fraîcheur et le vent relatif auraient eu raison d'un bouc enragé.
Le cul nu dans l'herbe, je déprimais. Ma main droite me faisait sacrément mal. Ces derniers temps, je faisais vraiment n'importe quoi. Encore plus que d'habitude. En fait, tout mon périple était un désastre, depuis le début.
Paris... Je ne voulais pas que mon cerveau ressasse cette histoire de scandale et de bagarre.
Tu as blessé José.
Oui, j'avais blessé José. Pas qu'un peu, je crois. Mais c'est lui qui avait commencé : il m'avait blessé avec ses mots. Qu'avait-il dit, déjà, à part « oublie-la » ?
De la merde. Il avait dit trop de merde.
_ Hé ! J'appelle les urgences psychiatriques, là ? Je fais quoi, moi ?
Nom de Dieu !
Je me tassai sur moi-même, pas loin de me chier dessus. De chier sous mon cul, direct dans l'herbe, plutôt.
Je cherchais d'où provenait la voix féminine.
_ Laurent, au-dessus.
Je me retournai en essayant de cacher mon anatomie intime. Justine. A la fenêtre, au premier étage. L'air pas très assurée.
_ Ah, Justine... je...
_ Qu'est-ce que tu fous à poil dans mon jardin, hein ?
_ J'ai froid, je...
_ J'imagine, oui. Tu m'expliques ou j'appelle les flics ?
Encore eux.
_ Non, non ! Je me suis baigné et j'ai perdu mon caleçon, c'est tout.
Elle s'accouda à sa fenêtre, les yeux comme des fentes suspicieuses.
_ Et ?
_ Ben j'ai froid, tu peux me laisser entrer deux minutes ?
_ Si c'est ton pantalon que tu cherches, désolée mais je ne vois pas pourquoi il serait chez nous. Et je crois t’avoir dit que je ne voulais plus te voir ici.
_ Je sais, mais...
_ Tu t'es dit qu'en venant en tenue de soirée, ça passerait mieux, c'est ça ? Est-ce qu'une femme seule chez elle ferait entrer un grand escogriffe, qui attend nu sous ses fenêtres ?
Elle était seule. Elle l'avait dit. Elle ne devait pas avoir si peur que ça.
_ Je suis con, je sais, c'est juste que... je me suis laissé aller, j'avais envie de nager, de courir et de nager et j'ai perdu mon caleçon, c'est tout. Et je savais que tu... que vous habitiez pas loin, alors me voilà.
_ Tu parles d'un aventurier... Bon, je descends t'ouvrir. Mais sache que j'ai douze ans de judo derrière moi. Je sais me défendre, mon p'tit gars.
_ Mais enfin ! Tu ne risques rien, je veux juste me réchauffer un peu et peut-être t'emprunter un pantalon et un t-shirt et je me casse vite-fait, promis !
_ J'arrive... on va voir ce qu'on peut faire. T'as pas l'air d'être en pleine bouffée délirante. Au cas-où, maintenant tu sais pour le judo.
Je me relevai, sans arrêter de trembler, je tremblais encore plus depuis que Justine m'avait surpris. Je me frottai pour enlever la terre de mes fesses. Les pointes de douleur mesquines, un peu partout dans mon corps, étaient devenues plus aiguës. Je montai comme un petit vieux les trois marches qui menaient à la porte d'entrée. Justine arrivait et la déverrouillait.
Elle l'ouvrit, mais pas en grand. D'abord, elle m'observa en silence par l’entrebâillement. Aucune émotion sur ce qui dépassait de son visage.
_ T'es vraiment un drôle de gars, toi...
_ Ouais, je devrais me faire soigner, tu disais...
_ Je ne sais pas... je ne suis pas encore sûre.
_ Bon, tu vas me laisser là sur le palier ou tu veux bien faire rentrer le taré à poil du jardin ?
Elle fit rentrer le taré à poil du jardin en inspectant le voisinage. C'était le genre de truc qui pouvait faire jaser.
Ses cheveux étaient mouillés, tirés en arrière, courte queue de cheval. Elle devait sortir de son bain. T-shirt blanc moulant, pantalon beige pas beaucoup moins serré, savates à la semelle en paille, elle avait de l'allure, la reine des esquimaux ! Jamais je n'aurais dû la prendre pour une idiote. Les idiotes ne s'habillent jamais ainsi. Et les vraies idiotes ne laissent jamais entrer des cinglés à poil chez elles. Elles laissent juste entrer des gens qui ont l'air sain et qui ne le sont pas.
Et puis, à l'en croire, Justine avait fait suffisamment de judo pour dominer la situation.
_ Merci. Merci, merci.
_ Viens au salon, il y fait toujours meilleur.
Elle me regarda passer, me matant sans vergogne pour ma nudité.
_ Assieds-toi. J'avais fait du thé, il doit en rester, ça doit être encore chaud. Sers-toi.
_ Merci.
_ Putain, comme tu trembles... laisse-moi faire. Voilà. Du sucre, là. Y'a même des petits gâteaux, tu vois ?
_ Merci.
_ C'est rien. Bon, pas de bêtise, je vais te chercher des habits. T'as à peu près la même taille que Manu, ça devrait le faire...
_ Merci.
_ Arrête.
Et elle virevolta dans ses sandales en paille, j'admirai son petit cul. Elle jeta un coup d’œil dans ma direction avant de monter à l'étage. Je baissai les yeux sur ma tasse. Je me sentais comme un gosse. Mais je ne me sentais plus si mal. Elle m'avait accepté, elle m'avait ouvert la porte, non ? Elle m'avait accueilli, c'était déjà énorme. J'aurais pu finir au poste, pour rajouter une couche à mes emmerdes.
J'éloignai ces idées noires avec une bonne rasade de thé tiède. Du thé fumé, excellent. Juste pas assez chaud, mais c'était déjà très bon.
Justine revint vite.
_ Je ne suis pas sûre que tu sois le genre de gars à pull à rayures, mais bon...
Elle me posa un jean gris et donc le pull à rayures sur l'accoudoir.
_ Merci.
_ Arrête, j't'ai dit. Essaie-les.
Elle eut assez de tact, cette fois, pour se détourner légèrement lorsque je me remis debout.
Le jean était bien, niveau longueur des jambes, mais il ne me serrait pas assez à la taille. Le pull était parfait, mais il avait des rayures. Noires et blanches, deux centimètres chacune. En fait, il était très moche. Pas du tout ce que je portais d'habitude. Mais au moins j'avais des vêtements.
_ Va falloir que je le remonte de temps en temps, ça sera pas très élégant, mais j'ai déjà presque chaud, fis-je avec un air que je voulais détaché, tout en tirant sur le futal.
_ C'est super, Justine, repris-je. T'as vu, j'ai pas dit merci.
_ Tu viens de le dire.
_ Excellent, ton thé.
Elle s'assit dans le fauteuil, je rejoignis le canapé en face. Elle grignota une gaufrette du bout des dents.
_ Alors ?, fit elle en passant sa langue sur des miettes au coin de sa bouche.
_ Oui ?
_ Ben, qu'est-ce qui s'est passé ?
_ Comme je t'ai dit, je suis allé nager. Enfin, je suis allé courir puis je suis allé nager. Et là, avec les vagues, ou quand je me suis jeté dans l'eau, je ne sais plus, j'ai perdu mon caleçon.
_ Tu ne sais plus ? Bizarre. Bon, je t'ai observé avant de t'interpeler. J'étais dans mon bain quand je t'ai entendu toquer. J'en suis sortie mais sans trop me presser non plus, j'étais presque à poil, moi aussi. Et je suis allée regarder par la fenêtre, je t'ai vu en bas. J'y croyais pas. J'ai vraiment failli appeler les flics. Nan mais t'imagines l'effet que ça peut faire ? Je te connais à peine...
_ Je suis désolé...
_ J'espère bien. Mais ce que je comprends pas, c'est pourquoi tu es venu chez nous. T'étais où exactement ?
_ Tout ce que je sais, c'est que j'étais pas loin et voilà, je ne me voyais pas rentrer jusque chez... Enfin, j'ai pensé à vous, c'était l'endroit le plus proche, tu vois...
_ Pas vraiment, non.
J'essayais de ne pas regarder ses seins. C'était pas évident. Je me sentais mieux et un peu de l'excès de confiance (ou pulsion délirante) que j'avais ressenti en venant ici, remontait en moi. Cette jeune femme qui m'irritait il y a peu, me paraissait définitivement dotée d'un magnétisme sexuel puissant. Et puis, je n'avais pas oublié que j'étais justement parti dans le but de la culbuter.
Le mot « culbuter » résonnait dans ma tête comme un appel. Je la regardai dans les yeux et me demandai si elle le sentirait. Culbuter. Culbuter. Culbuter.
Culbuter.
Elle avait fait du judo, elle devait s'y connaître en culbutes.
Alors, culbutons !
_ J'ai appelé Sonia, avant d'envisager quoi que ce soit d'autre.
C'est elle qui me culbuta, dans un sens. Une fois de plus, je n'avais rien vu venir.
_ Ah bon ?
_ Oui. Tu crois pas que j'allais te laisser entrer sans tenter de me renseigner avant. Je t'ai dit, je la connais un peu, Sonia. Assez pour avoir son numéro.
_ Je me demande ce qu'elle a bien pu t'dire. Elle sait pas, pour tout ça.
_ Moi aussi je me demande bien ce qu'elle a pu me dire. Je crois pas avoir tout compris. On dirait qu'il n'y a pas que toi qui fait dans le bizarre, ces temps-ci.
Là-dessus, je la rejoignais, Sonia était bizarre. Sonia était amoureuse de moi, ou quelque chose dans le genre. Fallait être un peu taré sur les bords.
_ Oui, elle a décroché à la première sonnerie et m'a dit qu'il y avait quelqu'un chez elle. J'ai voulu m'excuser de la déranger, mais elle m'a coupé et m'a demandé d'appeler les flics. Pour elle. Elle n'a même pas eu l'air surprise que je l'appelle, elle n'a même pas voulu savoir pourquoi. Elle m'a répété qu'il y avait quelqu'un chez elle. Elle m'a fait flipper.
_ Les flics ? Quelqu'un chez elle ? Qu'est-ce que...
Je flippais aussi, désormais. Le frère de Julien, venu chercher son chien ? Ou pire...
_ J'ai voulu lui demander ce qu'il se passait, mais d'un coup, elle s'est comme reprise et a dit que non, en fait il n'y avait personne. Elle a bien insisté pour que finalement, je n'appelle pas la police. Ça te dit quelque chose ? Qu'est-ce que je suis censée faire de tout ça ? Je devrais vraiment appeler les flics ?
_ Euh... je ne sais pas.
_ J'ai peut-être pas l'air comme ça, mais je suis pas complètement conne ou insensible. Tout ça m'inquiète et si tu ne sais pas ce qui se passe, ben je vais la rappeler tout de suite pour voir.
Elle se leva et attrapa son portable.
Il ne fallait pas qu'elle lui parle de moi.
_ Je ne sais pas ce qui se passe chez elle et si t'es inquiète, appelle-la. Mais lui dis pas, lui fis-je en plantant mes yeux dans les siens.
_ Lui dis pas quoi ?
_ Que je suis chez toi !
La méfiance s'affichait sur son visage avec tous les warnings allumés, elle était de nouveau tendue. Je restai assis pour ne pas l’inquiéter davantage.
_ S'il te plaît.
Elle pianotait sur son petit téléphone hors de prix. Elle faisait la gueule.
_ On verra bien. Je dis ce que je veux.
Tout en tentant d'adopter une posture la plus calme et la plus implorante possible, je l'observais faire la moue en attendant que Sonia décroche.
_ Oui, Sonia, c'est encore moi, Justine. Est-ce que tout va bien ? Tu peux parler ? Oui ? Tu es sûre ? Bon, alors, qu'est-ce qui se passe ?
Long silence, elle écoutait. Approuvait par moments, pas très convaincue.
_ Tu... ouais... OK, OK... Mais tu sais, Manu a sa voiture, j'ai la mienne... je peux passer, juste comme ça, si tu veux. Je suis là dans deux minutes si t'as besoin... Ouais... OK, si t'es sûre. T'as quand-même une voix bizarre... OK. Mais tu sais que je suis là, hein, t'appelles si y'a quoi que ce soit. T'as pas un copain qui pourrait venir ? Laurent ?
Je lui fis une grimace. A quoi jouait-elle ?
_ Non je ne sais pas où il est, non.
Elle haussa la tête, donna un coup de menton dans ma direction. Petite vengeance. Elle était magnifique. Je poussai un soupir.
_ Il doit être en ballade, je suis sûre qu'il va bientôt revenir. Ils reviennent toujours, c'est presque un proverbe... Bon, rappelle-toi ce que je t'ai dit, hein ? Porte-toi bien. Salut Sonia.
Et elle raccrocha.
Elle tenta de faire rentrer le téléphone dans sa poche revolver, puis renonça et le posa sur la table de salon. Son pantalon la collait trop. Elle réajusta sa queue de cheval en me regardant. Ça faisait bomber sa poitrine dans son petit t-shirt blanc. Elle ne portait pas de soutien-gorge.
_ Apparemment, ça va. Mais t'avais surtout l'air de te soucier que je lui dise que tu es chez moi. Le reste, ça te passe au-dessus.
_ Bien-sûr qu'elle va bien... C'est juste qu'on a eu une petite histoire avec un gars qu'elle connaît, ça doit la perturber un peu. Elle a dû s’inquiéter pour rien.
_ Apparemment. Elle était quand-même vachement étrange... Je ne l'appelle jamais et elle ne m'a toujours pas demandé pourquoi je l'ai fait deux fois aujourd'hui.
Elle se rassit sur son fauteuil, les sourcils relevés. Elle secoua la tête avec un sourire en coin.
_ T'as toujours fait cet effet aux femmes ?
Je me sentais de mieux en mieux. Je reprenais des forces.
_ Quel effet ?
Elle rit un peu sèchement.
_ Oh mais je parle de les rendre folles, naturellement !
Alors je lui souris de toutes mes dents.
_ Oh ça... ça c'est rien, ça. T'as encore rien vu.
_ Jeune présomptueux.
_ Si peu.
Elle souffla par le nez. Je n'arrivais pas à savoir si je l'amusais simplement, ou si je l'agaçais. Ou si je l'excitais.
_ Manu va bientôt rentrer. Et tu sais que tu n'es plus le bienvenu chez nous.
_ C'est ce que tu dis, toi. Mais Manu serait peut-être content de me voir, lui.
_ Non. Non, je ne pense pas.
_ Je croyais qu'il m'aimait bien, qu'il me voyait comme un genre d'aventurier. L'artiste bohème, tout ça...
_ Oui... Avant, peut-être...
_ Avant que tu ne le montes contre moi ?
_ Non, c'est pas du tout ça. En fait, je t'ai menti. Enfin, pas vraiment... Je suis convaincue que t'as un vrai problème avec ta tête. Mais disons que c'est plutôt lui qui ne veut plus te voir. Disons que c'est lui qui m'a dit de te dire que tu étais devenu persona non grata chez les Barachas. Ton malaise, dimanche matin, et tes délires sous marie-jeanne l'ont beaucoup impressionné. Je voulais t'aider, il a préféré qu'on te laisse tranquille. C'est vrai que tu faisais peur. On s'est engueulé à cause de toi.
_ Fallait pas. Mais j'étais vraiment mal.
Il y eut un de ces silences tendus, qui se posent généralement entre deux personnes prêtes à se jeter l'une sur l'autre. Pour se battre. Ou pour baiser.
_ Je croyais vraiment que tu pouvais pas me sentir, fis-je à voix basse.
_ Je croyais que tu pouvais pas me sentir non plus, Laurent.
_ C'est peut-être le cas... Peut-être pas.
Elle eut un sourire sans joie et se releva.
_ On ne le saura certainement jamais. Et comme je t'ai dit, Manu va bientôt rentrer. Je ne crois pas que tu sois venu pour le voir.
_ Non, en effet.
Elle me détailla de bas en haut, fit une drôle de mimique.
_ En plus, tu portes ses vêtements, ça fait bizarre.
Elle fit signe en direction de la porte. Par là, la sortie. Raus ! Out !
_ Garde-les. Je trouverai bien une explication pour leur disparition. Euh... t'aurais besoin de chaussures, aussi, non ? On dirait que t'as saigné.
Je n'arrivais pas à parler, mes mâchoires étaient bloquées. Je lui fis comprendre que je m'en cognais. Elle haussa les épaules. J'avais envie de la serrer contre moi, de me frotter contre elle, comme un chien. Je me relevai, elle s'écarta, mais toujours dans l'élan de me pousser vers la porte.
_ Il ne faut pas que tu reviennes ici. Pour une raison ou une autre, peu importe. Et je tiens à ce que tu gardes les habits. Je ne veux plus les revoir, en fait je cherchais depuis des années une façon de me débarrasser de cet horrible pull rayé. Là, c'est parfait, je suis sûre que tu vas bientôt repartir à l'aventure, sur la route. Loin d'ici. Tu voulais pas faire le tour de bord de mer, le tour de la côte ?
Et elle refaisait sa nana bavarde et superficielle. Ça ne lui allait pas. Pas maintenant que j'avais entrevu autre chose. Une femme forte, décidée, qui contrôlait sa vie, ses désirs, qui prenait les choses en main sans hésitation, mais avec prudence. Et en plus de me foutre dehors de chez elle, elle m'encourageait même à quitter la région. Tout ça sur le ton du badinage. Bravo.
Sauf que sa voix s'était éteinte à la fin de sa phrase. C'était comme si elle n'y croyait pas. Quelque part au milieu du délire, j'avais vu juste : je devais vraiment menacer leur couple.
J'avançais vers la porte mais je l'entendis poursuivre dans mon dos :
_ Tu te pointes souvent chez les gens, comme ça, à poil ?
_ Non, c'était la première fois, réussis-je à murmurer.
_ Ça a son charme.
_ J'aurais préféré que tu m'ouvres la porte tout de suite. Mais le thé fumé, c'est vraiment excellent.
Silence de l'un sur l'autre, silence de l'étreinte.
_ Et si on baisait ? Vite. Debout... Contre la porte.
Je me retournai. Ce n'était pas une blague : elle respirait fort, les mains sur les cuisses, les seins en avant.
Moi, j'avais déjà une trique d'enfer.
Peut-être c'était l'effet thé fumé.

Elle aussi était plus que prête et on fit ça très vite. Debout, contre la porte d'entrée. Exactement comme elle voulait.
Elle me mordit assez violemment et peut-être que moi aussi, elle cria juste une fois. Pas de capote, fallait faire gaffe. Je me retirai et lui relevai tout le falsard (on n'avait pas pris le temps d'enlever sa culotte, juste écartée). Je me finis contre le cul de son pantalon beige, elle protesta mais c'était trop tard.
_ T'es fétichiste, ou quoi ?, me fit-elle avec une voix rauque d'après l'orgasme.
Elle râla encore pour la forme et me mit dehors prestement.
Son fut, si elle le lançait dans la machine avant que Manu n'arrive, au milieu des chaussettes et, peut-être, d'autres pulls rayés, ça serait comme si ce n'était jamais arrivé. Mon sperme dilué retournerait vite à la mer.
La dernière chose qu'elle me dit, avec un sourire mal assuré mais craquant, c'est qu'elle n'avait pas suivi une seule leçon de judo de toute sa vie.
Je pouffais de rire alors que la porte claquait doucement dans mon dos.
Je me sentais léger, l'esprit ailleurs et nulle part, mais je me sentais bien dans mon corps. Je me sentais beau.
Je n'avais jamais connu de sexe aussi simple. Je n'avais jamais connu de baise aussi bonne.
J'étais à nouveau Superman. Merci les vagues, merci la mer. Merci Justine.
Merci Maëlle.

Malgré le thé fumé, j'avais envie de cacao. Bien sucré.

XI (SONIA-3)

Il a essayé de m'étrangler.

Il a essayé de m'étrangler.
Avec ses grandes mains fines et fortes.
Son regard vide et froid.

Laurent a essayé de m'étrangler.

Laurent m'a fait mal.
J'ai encore l'impression d'avoir un truc coincé dans la gorge.
Je l'ai laissé faire.
Ou c'est plutôt que je n'y croyais pas.
Ce n'est pas allé très loin, il a juste serré pendant quelques secondes. Je n'ai pas vraiment eu le temps de réaliser ce qu'il se passait. Très vite, il m'a relâchée et il est parti et j'ai réussi à le suivre.
S'il avait vraiment eu envie de me tuer, il aurait attendu. Il aurait serré plus longtemps. Plus fort. Même s'il serrait déjà fort...
On ne peut pas imaginer quel effet ça peut faire, être attrapé à la gorge comme ça. On est impuissant. La force nous quitte très rapidement.
Je ne me suis pas sentie attaquée : je n'ai pas compris ce qu'il m'arrivait, vraiment pas. J'ai couru un peu derrière lui, juste après, l'adrénaline commençait seulement à monter en moi, j'avais la tête qui tournait.
Et je l'ai vu frapper ce pylône. De toutes ses forces, il a mis une énorme patate dedans. Je crois qu'il s'est cassé la main.
Je suis contente qu'il ait frappé le pylône plutôt que moi. Mais il joue de la guitare. J'espère qu'il ne s'est pas cassé la main.

Tout a dérapé. Avec Laurent, je savais déjà que tout pouvait déraper très vite. Mais pas à ce point. Ce matin, après tout ce qu'il s'était passé la veille, il était pourtant un peu disponible, on a pu parler et se dire des choses, avant que...

Suis-je devenue une femme battue ?
Ça y'est, je fais partie de la bande ? De la belle brochette de filles hagardes et tachetées de bleus ? On se croit toutes plus malignes les unes que les autres. « Jamais ça ne m'arrivera à moi, je ne laisserais pas faire. Je ne me laisserais pas faire. ».
C'est bien ce que je me disais. Et pourtant.
Bienvenue au club ma p'tite louloutte.
« Mais je l'aiiimeueuh », non, c'est pas ce qu'elles disent, certaines, au moins ? « Je l'aime. Il me frappe, mais merde, je l'aime. » Meuh. La vache, à l'abattoir.

J'ai un peu peur de lui mais je l'aime.
Non : j'ai peur de lui. Pas qu'un peu. Surtout maintenant...

Ça fait pas si longtemps que ça que j'ai réalisé que Laurent comptait beaucoup pour moi. Mais, quelque part, je l'ai toujours su.
Dès le début, je savais au fond qu'il ferait partie de ma vie, qu'il allait vraiment se passer quelque chose avec lui.
Pauvre conne, tu te fais péter la gueule, voilà ce qu'il t'arrive.
Tu dérouillais, au figuré, et désormais, au propre.
Tu te fais défoncer par une espèce de dingue que tu trouves sexy et c'est tout. Si encore il baisait bien !
Qu'est-ce que ça veut dire bien baiser ? Je l'ai très souvent senti absent, mais il me fait de ces trucs, je sais pas... Ça doit être seulement dans ma tête (« ou dans ton cul », dirait-il, avec sa finesse habituelle), mais même quand c'est pas terrible au lit, il y a... Comme toute une histoire qui se passe. C'est comme une chanson.
Oui, une chanson amère, mais qui m'emporte.
Je dois être folle.
Julien m'a frappé.
Laurent a essayé de m'étrangler.
Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

Je m'habille sans avoir fait ma toilette. Je range les vestiges de notre petit-déjeuner, je rince les tasses dans l'évier.

Et il y a un laps de temps incertain. Celui où tu te rends compte que ta vie, c'est que de la merde. Tu vois tout, TOUT. Comment ça a commencé, comment ça continue, comment ça va finir. En queue de poisson. Le bout du bout du concombre de mer. Que dalle.
J'ai jamais réussi à garder un mec.
Je suis tombée amoureuse, tant de fois que... Je n'ai pas de passion, je m’occupe de personnes âgées pour oublier que je ne m’occupe pas de moi-même. J'ai été tellement passive, toutes ces années...
Mais là, je sens qu'il faut que je fasse quelque chose. Il faut que je sois forte. Laurent, notre histoire ne peut pas s'arrêter comme ça.

Il est tellement gentil.
Il a de la gentillesse en lui, vraiment.
Il vient d'essayer de te tuer, pauvre gourde.
Kurt est là, à mes côtés, il n'a pas bougé quand Laurent m'a attrapée, il a juste aboyé quand il est parti. Ça doit être un signe.
Le chien a l'air triste.
Alors je me couche sur le sol. J'appelle Kurt, il vient. Il se pelotonne contre moi. Son pelage est si doux. Ce chien est tellement simple. Il me connaît à peine et, déjà, il me donne tout. Sa confiance, sa présence, sa loyauté.
Fred a dit qu'il viendrait le chercher. Il ne partira pas. Laurent a dit qu'il courrait vers son maître. Mais non, ce chien est bien avec moi, il ne me laissera pas.
_ Hein, tu me laisseras pas, toi ?
Ma voix résonne bizarrement dans la cuisine. Je me sens seule.

Je reste quelques temps avec le chien couché contre moi. Il guette les caresses, quand je ne lui en fais pas, il attend, je le sens bien qu'il attend, mais il ne bronche pas, il ne va pas les mendier. Il attend. Il est là pour moi. Mais je me sens seule.

Quelque chose claque. Je sursaute. Le chien aussi.
Puis des espèces de bruits de pas résonnent. Lourds. Chez moi. Juste à côté.
« Nous vous voulons aucun mal », cette chanson terrible, revient en français dans ma tête, alors que je me remets debout, à chercher la source de ces bruits.
La porte d'entrée est entrouverte. J'étais sûre de l'avoir fermée. Non, pas si sûre que ça. L'ai-je refermée quand je suis rentrée, après que Laurent se soit enfui ?
La chanson continue à me visiter. « Nous... vous voulons... aucun... mal », disaient-ils. Pourquoi tourne-t-elle dans ma tête en français ? La vraie est en anglais.
« So they say. »
Je sens des trucs dans mon bide qui me font comprendre que ça ne va pas du tout. Là, tout de suite, j'aurais besoin d'un entracte, pop-corn, bisous, « alors c'était comment le film ? ».
Je ferme la porte d'entrée. Je la verrouille, puis je me dis que je devrais pas, alors je la déverrouille.
_ Laurent ?
Je me tiens la gorge. Kurt zigzague dans tous les sens, je ne suis pas folle, il y a quelqu'un.
_ Y'a quelqu'un ?
Laurent, je t'en prie, ne me fais pas peur, Laurent, je t'en prie, reviens à toi !
_ Laurent ?
« Tout... ceci n'est qu'un jeu... »
Salon : personne, la baie vitrée est fermée.
Bruits de pas lourds, comme des bruits de bottes et quelqu'un tape dans un mur. Ou quelque chose dans le genre. Le bruit de quelqu'un qui tape et qui n'est pas content. BONG ! Encore. Mais alors, quelqu'un de vraiment pas content. Cette fois, ça venait du dessus.
Kurt me suit de près. Je monte les marches pour aller à l'étage, le chien n'a pas trop l'air d'adorer cette idée. Je monte quelques marches de plus. Kurt ne suit plus, il baisse la tête par à-coups méfiants.
_ Allez mon chien, viens, je murmure. Tu l'as monté à toute vitesse, cet escalier, quand Julien... Viens !
Le chien grimpe à contre-cœur, le museau frémissant.
Bruit de bottes. En haut, à l'étage, j'en suis sûre.
« Bientôt... Vous serez libres. »
La vraie version est en anglais, bordel !
« Tomorrow... you're gonna be free. »
Je ne vois personne mais cette peur animale me bouffe le bide. Je n'avais pas ressenti ça depuis que j'étais ado et qu'à chaque coin de ruelle, je m'attendais à me faire agresser par je ne sais quel pervers en rut. Je le sens, là, maintenant, qu'on en veut à mon sexe, oui qu'on en veut à mon vagin. Je sens quelque chose d'horrible, sexuel et méchant.
Je passe dans la chambre d'ami, je prends cette putain de casserole et je n'ai plus du tout envie d'en rire. Puis je vais dans ma chambre : personne, nulle part.
Mais pourtant, j'ai la peur du viol au ventre, encore. A nouveau, cette sensation atroce. La dernière fois, ça remonte à longtemps. Ce que ça fait d'être une faible femme, seule dans sa maison... Oh, je mettrais bien tous mes discours de fille indépendante au feu, là, juste pour avoir un homme qui pourrait me défendre. Quelqu'un...
Mais Kurt est ici, il m'aide comme il peut. Il me garde.
Plus de bruit suspect, mais la peur vicieuse reste et dure. Fred ? Venu se venger. Ou Julien... Non, pas Julien. Ou alors ?
_ Laurent ?, dis-je encore tout bas.
Mais je sais bien que ça ne peut pas être lui.
Ah ouais ?! Il vient de t'étrangler, ton doux Laurent. Et il est parti en caleçon en courant et il a frappé un poteau comme si c'était le diable en personne. Ça pourrait très bien être lui, qui s'amuse avec toi. « All of this... just a game. », n'est-ce pas ?
Non, pas possible.
J'ai fait le tour : il n'y a personne à l'étage.
Kurt, soudain, gronde et gémit. Un son très bizarre. Je le regarde, il ne me regarde pas, il a l'air absent. Absent ou absorbé. Son attitude ainsi que le son qu'il produit me filent encore plus la frousse.
J'avais jamais entendu un chien faire ce bruit-là. J'hésite à le toucher. Je ne le touche pas.
_ Kurt ? Qu'est-ce qu'il y a mon chien ?
Il n'y a plus d'autre bruit, juste ce grondement, ce mugissement hideux.
Quelque chose comme « Ooonn-nniiièèè ? ». Quelque chose d'interrogatif.
Voilà que j'entends les bêtes parler... Car on dirait presque mon prénom. On dirait que le chien meugle mon prénom, en avalant le S : « Oooonniaa ? ».
_ oOOoonniaa ?, refait le chien en tournant la tête vers moi, ses yeux complètement fixes, sans émotion, sans un cillement. Les yeux d'une bête froide, et pas ceux du chien si gentil avec qui je m'étais pelotonné au sol juste avant.
Et il gronde plus fort, toujours ce même son mongoloïde, mais plus fort.
Je me décide à toucher sa tête mais je tremble et il aboie d'un coup sec, bref et agressif.
Je lâche un pet, j'ai tellement la trouille que je pourrais me faire dessus.
Et ça recommence, yeux bleu glace braqués sur moi :
_ Sooonnniaa ?
Cette fois je l'entends le S, je ne suis pas folle, Kurt dit mon nom, un putain de chien est en train de me regarder fixement en grondant mon nom !
Et là ça me rappelle mon père, comme il faisait quand il laissait durer mon prénom, qu'il le gardait en bouche, toujours quand il avait quelque chose à me reprocher. Quand tout allait bien, il m'appelait juste sa « petite » ou « So' ».
De nouveau des bruits : en bas, je crois. Je recule dans l'escalier sans tourner le dos à Kurt. Kurt, ce si gentil chien, qui, là, me parle. Et me terrorise. Plus terrifiant encore que les bruits dans la maison vide.
Et si tout ceci n'est qu'un jeu, il a bien assez duré.
Une vibration sur ma cuisse, une sonnerie qui me fait hurler :
_ Quoaaaa !
Là, c'est moi qui crie, c'est moi qui hurle. C'est seulement mon portable dans ma poche. Je sens que mes yeux vont sortir de ma tête et s'exploser contre le mur en face. J'ai laissé tomber la casserole, qui a dévalé deux ou trois marches en dansant.
Je ne sais pas qui m'appelle, mais je décroche.
_ Sonia ?
Une voix, féminine, mais normale. Au moins l'intonation ne reprend pas celle du chien qui reprend celle de mon père quand il était fâché contre moi. Qui est-ce ?, je n'ai même pas pris la peine de regarder. Peu importe :
_ Y'a quelqu'un chez moi !
_ Euh... c'est Justine, je t'appelle parce que...
_ Appelle les flics. Y'a quelqu'un chez moi !
_ Mais...
_ Appelle les flics !
Je ne sais pas pourquoi je dis ça. Le chien m'inquiète, j'entends des bruits mais il n'y a personne. Qu'est-ce que je pourrais raconter aux flics ?
Je cours, je descends les dernières marches, sans le vouloir, je shoote dans la casserole qui va caracoler sur le carrelage, boucan infernal. Je regarde partout, même dans le placard à chaussures, personne. J'entends bien que Justine, je me rappelle d'elle, ça fait longtemps, me parle à l'autre bout du fil mais je ne comprends rien et ne cherche pas à comprendre.
Kurt redescend l'escalier lentement. Je vérifie partout. Je dis dans le téléphone :
_ Attends, ne quitte pas ! Ne quitte pas !
Je sors, je vais voir sous le petit avant-toit qui servait à stocker du bois. Personne.
Plus de bruit. Rien. Il faut que je me calme. Si ça se trouve, j'ai entendu des craquements de la vieille maison et j'ai tout interprété. Que me veut cette conne au téléphone ? Pourquoi suis-je en colère contre elle ? J'écoute, je fais « allô ? ».
_ Oui, Sonia, c'est Justine et je ne sais...
_ Tout va bien, oublie ce que je viens de te dire. Oublie les flics, c'était n'importe quoi, oublie, y'a rien.
_ Écoute je...
_ Merci de ton coup de fil, euh... Justine, merci, on se voit un de ces jours, OK ? Tout va bien, j't'assure, j'flipais pour rien, bon on on se capte plus tard, OK, ciao !
Et je raccroche.
Je jette le portable sur le canapé du salon. Bien-sûr il n'y a personne, nulle part. Bien-sûr il n'y a plus de bruit. Juste le son de la respiration de Kurt, qui s'est apaisé, d'ailleurs. Il ne fait plus l'appel horrible. Il a l'air à nouveau normal.
Il n'y a rien.
Je prends mes mains et les pose sur ma tête. J'ai envie de pleurer. Je ne pleure pas. Je me mets dos au mur du salon, d'une certaine façon, détachée et froide, je me dis que comme ça, je peux voir venir. Qui que ce soit, il peut passer par plusieurs chemins pour entrer, mais comme je suis, là, je le verrai.
Bien-sûr il n'y a personne à voir. Parce qu'il n'y avait jamais eu qui que ce soit.
Je le sais. Aussi intensément que je me sentais sur le point d'être violée, cette fois je sens bien qu'il n'y a personne.
Je me rappelle cette nuit. Il m'est arrivé le même genre de chose, dans mon rêve. Le chien était là, aussi. Et la chanson. Drôle de rêve qui ne s'était jamais complètement dissipé. Ça a dû m'influencer. La peur m'a tout fait prendre à l'envers, ou a grossi des choses. J'ai dû inquiéter Kurt, tout simplement : je lui ai transmis mon flip, je l'ai rendu fou. Ce n'est qu'une bête. Je devais puer la peur à des kilomètres. C'est contagieux.
Je suis fatiguée.
Et il s'est passé tellement de sales trucs, tellement de violence, en si peu de temps.
Je dois décrocher. Je ne vais pas bien.
A nouveau, j'ai envie de me coucher et de ne plus penser à rien. Comme dans le bon vieux temps : Sonia la folle, Sonia la Goth qui parle pas, Sonia, celle qui reste chez elle, celle qui ne se lave pas, qui ne mange pas, qui ne peut plus rien faire.
Celle qui se fait du mal à elle-même.
Non, je ne suis plus comme ça.
Je m'en suis sortie.
Pour me secouer, j'appelle Kurt. Il vient à moi, docile, le regard plein de bonté canine un peu stupide. Je le caresse, il bat de la queue. Je n'ai plus peur de lui. Et lui n'a plus peur de moi.
Qu'est-ce qu'il m'arrive ?
Je vais m'en sortir, je vais sortir de cette mauvaise passe.
Le téléphone vibre à nouveau dans ma poche.
C'est encore Justine. Elle a dû me prendre pour une folle, j'espère qu'elle ne m'a pas écoutée ! Pourvu qu'elle n'ait pas appelé les flics !
Ça aussi, il faut que je le gère. Je décroche.


Justine n'avait pas appelé les flics, c'était parfait. Sonia n'avait toujours pas pensé à lui demander la raison de son appel. Justine et elle n'étaient pas amies, elles s'étaient croisées quelques fois dans des soirées, elles s'entendaient bien, mais rien de plus.
Sonia n'avait plus toute sa tête. Sonia pensait à trop de choses qui se mélangeaient et la submergeaient. Elle ne s'en rendait pas compte, mais elle avait réussi à chasser la chanson qui la hantait. Sonia gambergeait sur ses soucis mais la chanson malsaine s'était tue.
Sonia faisait un brin de ménage, rangement, aspirateur... Ça occupait ses mains et lui donnait une bonne excuse pour inspecter chaque recoin de la maison sans se sentir comme une paranoïaque. Elle savait très bien qu'elle n'allait pas découvrir un fou en crise caché derrière les rideaux, ou un serial killer qui l'attendrait dans les cabinets, mais ça la rassurait.
Dans sa chambre, elle arrêta l'aspirateur – le bruit l'agaçait et, même, il avait commencé à la rendre anxieuse : il cachait les autres bruits. Ceux qu'elle avait si peur de réentendre. Mais surtout elle ne pouvait détacher son regard du sac de Laurent. Elle le fixait intensément, comme si cet idiot sac à dos était responsable des derniers évènements.
Une partie d'elle-même s'en voulait déjà, mais elle se jeta à genoux pour l'inspecter. Encore, elle fouillait dans les affaires de Laurent.
Le sac lui parut très lourd. Elle trouva bien les fameuses chaussettes de la veille, et un pull. Puis elle y trouva un énorme revolver, ainsi qu'une boîte en carton qui devait contenir les munitions.
_ Laurent, putain... Mais qu'est-ce que t'as fait ?
« Qu'est-ce que t'as fait ? », pas « Qu'est-ce que c'est que ça ? », pas « Pourquoi ce flingue ? », mais « Qu'est-ce que t'as fait ? ».
Elle aurait juré que la veille, il ne s'y trouvait pas. Mais elle pouvait se tromper. Visiblement, elle s'était trompée. Ou Laurent l'avait caché ailleurs et remis dans le sac ensuite, mais pourquoi ?
Peu importe, c'était là.
Elle agrippait le revolver sans trop savoir comment le tenir, elle paniquait à l'idée de le laisser tomber. Elle se sentait comme une gamine qui découvre des revues pornos. Des revues pornos qui dissimulent une cohorte de cafards et de vers, grouillants autour d'une charogne. Une immonde surprise. Elle tenait le flingue comme si c'était un gros rat féroce endormi, prêt à bondir et à cracher et à mordre. Prêt à se tordre, à se retourner, à lui sauter à la gueule et à mordre.
Il ne paraissait pas être chargé, le barillet était vide, mais elle n'y connaissait rien en arme à feu. Peut-être y avait-il une balle dans le canon ? Elle ne savait pas si c'était possible. Elle évitait soigneusement la gâchette.
Qu'est-ce que t'as fait ?
Le canon était plus long que sa main, le trou noir au bout était monstrueux.
Elle reposa très doucement l'arme sur le lit. Elle ouvrit la boîte de munitions. Les cartouches paraissaient bien plus larges que ce qu'elle avait aperçu dans les films.
C'était un instrument de mort. Quelque chose fait pour tuer et rien d'autre.
C'était absurde. Personne ne se trimballe avec un revolver dans son sac. Pas en France, en tous cas. Ça n'existe que dans les histoires, un cliché venu du cinéma.
Sonia réalisa qu'elle connaissait Laurent bien mal. Sonia se mit à pleurer. Sonia ne croyait plus en rien, Sonia ne savait pas si elle aurait envie de le revoir. Sonia se dit que ses vacances étaient bientôt terminées et qu'elle n'était pas en état de reprendre son travail. Son travail à l'hospice. Son travail avec les vieux et les mourants, son travail qui lui suçait le sang.
Le monde est rempli de suceurs de sang disait parfois Laurent, comme s'il trouvait ça drôle.
Enfin elle rangea l'arme, rangea les cartouches, essaya de tout remettre en ordre, comme elle l'avait trouvé. Elle referma le sac. Elle décida d'arrêter là le ménage. Elle se moucha, ça lui fit tourner la tête. Elle redescendit fermer la porte à clefs. Le chien la guettait mais elle l'ignora. Elle remonta se coucher. Toute habillée elle s'étala par-dessus les draps. Elle mit du temps à s'endormir, ses yeux bougeaient dans tous les sens, incontrôlables sous ses paupières, et ses pensées jouaient aux petites voitures qui fusent et se crashent entre elles, pêle-mêle, se concassent et finissent par ne plus ressembler à rien. Un magma merdique dont rien ne ressortait. Juste le vide dans l’œil du gros bordel, le vide qui l'appelait à lâcher prise. Et là, juste avant de s'endormir, enfin une pensée claire émergea comme si elle était la pièce manquante de tout le mécanisme de sa vie : « Pourquoi Justine m'a-t-elle appelée ? »
On a de ces idées, parfois, juste avant de s'endormir...

La sonnette la réveilla en sursaut. Quelqu'un s'excitait à la porte. Le chien aboyait et jappait.
Sonia avait le visage brûlant, son cœur battait fort. Elle n'avait aucune idée de combien de temps elle avait dormi. Au moins, il faisait jour, même si le soleil était encore couvert par d'épais nuages.
La personne à la porte frappa et sonna à nouveau. Le chien couinait joyeusement.
Sonia se mit de petites claques et refusa de repartir dans le train de la peur, même si la porte du wagon fantôme était grande ouverte rien que pour elle.
Elle pensa à Fred. Elle pensa à la police. Elle pensa à Laurent. Elle pensa même à Justine.
Mais le verre dépoli de la porte d'entrée lui révéla une silhouette typiquement masculine. Et le chien dansait et tournait devant. Pas de doute, c'était Fred. Elle devait s'y attendre. Il lui avait dit qu'il viendrait. Il était là. Et son chien avait l'air tout content.
Il sonna encore une fois.
_ Qu'est-ce que tu veux ?, fit-elle fortement sans ouvrir la porte.
_ Ah, tu es là ! C'est ce que je me disais, j'ai vu ta voiture...
_ Qu'est-ce que tu me veux ?
_ A ton avis ?
Mais le chien avait déjà répondu à sa place.
Fred n'avait pas l'air en colère, mais le ton était ferme, Sonia n'y décela pas d'excitation particulière. Contrairement à Kurt qui, lui, ne tenait plus.
Encore un qui va m'abandonner.
_ Je ne veux pas le rendre.
_ Ne sois pas stupide. C'est mon chien. Tu entends ? Tu entends comme il me fait la fête ? A quoi tu t'attendais, franchement ?
_ Laurent n'est pas là.
Elle se surprit elle-même à dire ça.
_ Tant mieux. Moins je le verrai, mieux je... Doucement, Kurt !
Le chien se calma.
_ Écoute, tu veux pas ouvrir ? Je ne vais pas te faire de mal. Je veux juste récupérer mon chien... et parler.
Kurt s'ébroua à nouveau et aboya. Il se remit à tourner autour de Sonia, battant ses jambes, se frottant contre elle, puis contre la porte. Il l'implorait d'ouvrir.
Alors elle ouvrit. Avec difficulté, car Kurt bourrait la porte. Mais il finit par se jeter dans les bras de Fred, qui l’accueillit, elle avait honte de l'admettre, avec tout autant de joie. Fred souriait à son chien et le chien jappait de plaisir, les pattes sur le torse de son maître. C'est là qu'elle comprit qu'elle l'avait perdu. Ou plutôt qu'il n'avait jamais été à elle.
Ce n'était pas une journée de merde, c'était un chemin de croix.
Elle étudia son visiteur. Fred n'avait pas du tout l'air de vouloir la tuer. Il avait de gros cernes sous les yeux, mais il ne paraissait plus saoul. Quoique, vu comment il était gaga avec Kurt... Les câlins finirent par s'arrêter, surtout que Fred savait parfaitement canaliser l'animal.
_ C'est évident que tu ne l'as pas maltraité.
_ Sans blague ? Je m'y suis attachée...
_ C'est un bon chien.
_ Ouais... Bon, on est censé se dire quoi, maintenant ? Tu es revenu me menacer ?
_ J'étais ivre, mais... S'il arrivait malheur à mon frère, je... Je ne réponds de rien.
_ Comment va-t-il ?
_ Merci de t'en soucier. Rien de neuf depuis hier, ils le gardent toujours dans le coma. Je suis passé en sortant du travail.
_ Il est quelle heure ?
_ Euh, bientôt dix-neuf heures.
Sonia jura. Elle avait dormi bien plus longtemps qu'elle pensait.
_ Écoute, je sais que mon frère n'est pas la personne la plus sensible sur terre...
_ Laurent dit que c'est un skinhead.
Fred pesta, sa colère n'était pas enterrée très profond, elle regretta instantanément sa remarque.
_ Des conneries, tout ça ! Des conneries ! Il méritait pas ça !
_ Julien m'a frappée, Laurent m'a défendue.
_ Ce mec est cinglé.
_ Je t'ai dit que Julien m'a frappé. Tu vois le bleu sur ma tronche, là ?
Il se tut. Il semblait mal à l'aise. Peut-être finirait-il par entendre raison.
_ Et si vous portez plainte, je porterai plainte moi aussi, et tout se finira par cette conclusion : c'est ton frère qui a tout faux, poursuivit-elle.
Il eut un rire nerveux et son visage se tordit.
_ Oh je n'en suis pas si sûr... Mais je n'ai jamais voulu porter plainte. Dans la famille, on règle ça nous-mêmes.
_ Et comment tu comptes régler ça ? En engueulant ton frangin dès qu'il sortira de l'hôpital, il dira « je suis trop con, grand-frère, promis je recommencerai plus » et basta ?
_ Écoute, te mêle pas de ça. Ça se règlera entre l'autre, là, et moi.
Malgré ses bonnes heures de sommeil, Sonia se sentait toujours épuisée. Et cette conversation ne faisait que l'épuiser d'avantage. Elle était sur le point de craquer, c'est peut-être pour cela qu'elle lui dit ensuite :
_ Tu sais, t'as quand-même raison sur une chose : Laurent est complètement cintré. Vraiment. Si tu savais à quel point...
Et elle eut un rire qui déstabilisa Fred. Elle était en train de penser qu'elle était bien partie pour entrer en concurrence avec la folie de Laurent. Peut-être pire : elle entendait des voix dans les grognements d'un chien et aussi elle entendait des trucs qui n'étaient pas là. Elle entendait des voix et elle avait peur de la traduction d'une chanson. Elle était amoureuse d'un mec qui n'en avait rien à foutre d'elle, un mec qui avait essayé de l'étrangler, même ! Un mec qui, selon toute probabilité, décamperait bientôt à l'autre bout de la France et qu'elle ne reverrait jamais.
Et elle se mit à pleurer, elle ne s'en rendit pas compte tout de suite. Fred s'était calmé et la regardait comme avec pitié.
_ T'as vraiment pas l'air bien. Pourtant, c'est pas toi qui a un frangin entre la vie et la mort.
Elle eut encore ce petit rire caquetant.
_ Qu'est-ce que t'en sais ? Tu ne sais rien de moi ! Bon alors si tu n'es pas venu pour Laurent, si tu n'es pas venu pour nous tuer, au moins tu as récupéré ton chien, non ? Qu'est-ce que tu voulais me dire de si important ? A part que vous règlerez ça à la talion-style ? Hein, qu'est-ce que tu me veux ?
Il eut l'air sincèrement embarrassé et indécis.
_ Je.. rien, rien, je voulais juste... Peut-être tout ça est déjà allé trop loin, je...
Il s'arrêta car Kurt s'était mis à gronder, tourné vers la cour et la route.
Machinalement, Fred lui fit signe de se calmer mais ça ne fonctionna pas alors il éleva la voix. Le chien continua à gronder. Sonia sentit ses intestins se serrer, encore.
Ça recommence. C'est dans le même genre. Je ne suis pas folle.
Interloqué, Fred tapota le dos du chien qui ne bougeait plus mais bandait ses muscles en frémissant.
_ Qu'est-ce que t'as mon beau ? Qu'est-ce que t'as vu ?
Et il bondit et il fila en aboyant, droit vers la route.
_ Kurt ! Stop !
Sous les yeux incrédules de son maître, Kurt ne s'arrêta pas le moins du monde. Il continua à courir, jusqu'à ce qu'une voiture le percute, en biais, mais à pleine vitesse. Le husky s'envola dans les airs. Quelque chose se détacha de lui.
Sonia fut violemment tirée de sa torpeur et tous les deux hurlèrent avant de se précipiter vers la route.

XII (PARIS-2)

Encore un cauchemar.

Assise nue sur moi, elle me masturbait.
Elle me masturbait, vite et fort. Très fort.
C'était bon. C'était violent et bon.
J'avais du sang dans la bouche. Ma langue cherchait mes dents et ne les trouvait pas.
Elle me regardait. Ses yeux étaient grands ouverts. Ses yeux étaient grands. Immenses.
Elle ne regardait que moi.
Elle disait « Et maintenant ? Tu crois en moi ? Je fais ça pour toi. »
Elle disait « José. Je fais ça pour toi. ».
Elle se frottait contre mes cuisses et je croyais en elle.
Elle me prouvait qu'elle était tout ce que j'avais désiré. Qu'elle était tout ce dont j'avais rêvé.
J'allais jouir, sa main me secouait de plus en plus vite et de plus en plus fort.
Elle se couchait sur moi. Elle me collait son sein dans ma bouche pleine de sang. Elle me collait son sein dans ma bouche sans dent.
Sa chair douce et ferme contre mes gencives blessées.
« Et maintenant ? Tu crois en moi ? José, je fais ça pour toi. »

L'orgasme et la culpabilité m'avaient réveillé.
J'ai encore fait un cauchemar.
Et tout me revient.
Les sensations bizarres dans mes nouvelles dents.
Et Marie qui m'a quitté.
Je vais mal.

Et Marie qui m'a quitté.

Je ne me suis pas lavé depuis des jours et des jours.
Je vis dans le brouillard. Je fais des cauchemars éveillé. Je vois des choses qui ne devraient pas être là.

L'autre fois... quand était-ce ? Je ne sais plus, l'autre jour, j'ai vu des flots boueux couler dans la rue en bas de chez moi. Une eau brune, dense, épaisse, chargée de vase.
J'ai cru à une inondation. Il n'avait pas plu depuis des jours. Je me suis éloigné de la fenêtre et j'ai massé mon front, après avoir cru apercevoir un gros alligator noir onduler dans le brun.
Quand j'ai regardé à nouveau, la ruelle était sèche. Il n'y avait jamais eu d’inondation.
Et aucun gros alligator noir ne m'attendait en bas.

Peut-être c'était un rêve. Un vrai. Un normal, un de ceux qu'on fait quand on dort. Car je dors tellement. J'ai peur de dormir, mais c'est plus fort que moi, je m'endors n'importe quand. Peut-être je dors et j'oublie que j'ai dormi.

J'ai peur de dormir car quand je dors, elle vient me voir. Pas à chaque fois, mais souvent.
Tout ça n'est pas normal. Je le sais.

Je devrais sortir, voir du monde, des amis.
Je n'en ai pas envie.
Et mes amis ne viennent plus me voir.
Et Laurent, que je n'avais pas écouté...
Je n'ai envie de rien.
J'ai envie de tomber.
J'ai envie de sauter par la fenêtre, tomber dans la rue. Dans l'eau épaisse, avec le gros alligator noir qui m'attend. Il boufferait ma carcasse. Mes os. Il me ferait disparaître à jamais.
Dans l'eau épaisse de mes rêves, il y a l'oubli.
Oui, j'ai envie que tout s'arrête. On m'a volé ma vie. Je n'ai plus rien.
On dit que c'est le traumatisme. On dit que je déprime.

Mais je sais qu'elle fait ça pour moi. Et je n'ai plus envie de rien.
Je me sens coupable.
Et elle vient me voir.
Qu'elle me pardonne, je ne comprenais pas.

Laurent avait raison.

XIII

J'avais rencontré Sonia dans une salle de concert. Il n'y avait pas de concert ce soir-là.
C'était lors d'une sorte d'after improvisé. Jean-Pierre, le gérant de la petite S.M.A.C., était avec nous et il nous avait proposé d'y terminer la nuit : on avait commencé au moins six heures auparavant « Chez Loulou », soit « La Soif De Sel ». C'était une petite ville et tout le monde finissait par s'y retrouver. C'était le seul vrai bon bar. Un bon bar, c'est avant tout un bon barman. Le reste suit.
J'étais arrivé depuis quelques jours seulement, après une escale dans un drôle de squat à Nantes. Je venais de Blois, où j'avais auparavant passé deux semaines à tenter, en quelque sorte, de me suicider mollement à l'alcool. Je n'avais pas dû suffisamment y croire. J'avais réussi à traîner ma bagnole fatiguée jusque ici, avec un jeu terrible dans la direction, les amortisseurs bien défoncés et les tambours qui mugissaient salement à l'arrière. C'était plutôt inquiétant, le contrôle technique était censé se passer à la fin du mois, dernier carat...
Au squat nantais, j'avais causé de mon besoin de trouver des lieux où jouer, où bœufer et où crécher. On m'avait conseillé le bar de Loïc, connu jusqu'à Nantes, donc (ce dernier avait été tout content de l'apprendre). J'y trouverais certainement un patron ouvert à quelques soirées musicales déviantes et j'y ferais des rencontres, ce qui pourrait m'aider pour le reste. Ces sales Punks intolérants m'avaient sacrément foutu en rogne durant la quasi totalité de mon séjour, mais là-dessus, il fallait le reconnaître, ils avaient vu juste.
Alors merci quand-même aux sales Punks de Nantes. Et aussi, après tout, ils m'avaient recueilli alors que j'étais proche de la folie. Devaient pas être si intolérants... Ou ils étaient juste encore plus tarés que moi.
Sonia était arrivée un moment après nous, c'était une copine du gérant, qui était pédé comme un phoque. Un petit bonhomme à chapeau avait sorti sa guitare et son violon, et passait de l'un à l'autre tranquillement, nous déversant une tonne de bonne musique improvisée à la minute. Par moments, j'essayais de le suivre avec ma gratte mais cet enfoiré changeait d'accord à tous les coins de mesure, et je ne savais pas ce qui était le plus énervant : son sourire permanent gravé dans sa face de bon bonhomme, ou sa facilité à faire sonner des trucs compliqués comme si c'était la musique la plus simple au monde.
J'étais là à m'énerver tout seul, à tenter de faire sonner deux notes à peu près justes sur ses accords bizarres, quand Sonia avait débarqué avec son cuir sur le dos. C'était la première chose que j'avais noté : une nana avec un blouson de cuir, et qui avait la classe, dans le genre nature. Une espèce en voie de disparition.
Mais non je n'avais pas flashé sur elle, non, pas spécialement. Je ne flashe pas beaucoup, moi. Ma pompe à adrénaline doit être aussi crevée que ma caisse. Et ma libido est un truc ingérable qui passe du tout au rien total pendant des semaines.
Nan, j'étais juste énervé, passablement saoul et conscient que mon état ne facilitait pas mes piètres tentatives musicales. J’espérais secrètement m'éteindre à un moment et qu'on me laisserait dormir quelques heures dans un coin de la salle. Une nuit de gagnée. Avant, j'avais dormi dans ma voiture, le dos en compote, et une nuit dans le bar de Loïc, la première fois où j'y avais joué. J'avais plutôt assuré, ce soir-là, dans un esprit très Blues déglingué. J'avais bien bu, aussi, et étais devenu plus ou moins pote avec le Loulou, qui vivait au-dessus, à l'étage. Il m'avait fait goûter son whisky à cinquante-cinq degrés dont j'avais oublié le nom. Allongé d'un trait d'eau glacée au début, puis pur sur la fin. Un truc de dingue, ce whisky de l'enfer, mais j'avais pas trop eu de mal le lendemain. Barman de qualité, alcool de qualité, accueil royal, gueule de bois acceptable.
Ce soir-là, à la salle, j'avais ensuite remarqué que Sonia avait une tendance à toucher tout le monde. Une tactile. Mais certainement connaissait-elle chaque personne présente (on devait être dix ou douze), à part moi. D'ailleurs, il y avait déjà Manu, mais je n'avais guère causé avec lui à l'époque. Et il était venu sans sa femme, que j'avais rencontrée bien après.
Écœuré, mais toujours admiratif du talent du petit homme-orchestre à chapeau, j'avais fini par ranger ma gratte sèche dans sa housse, et étais retourné au comptoir siroter quelque bière en bouteille, gracieusement offerte par le cultureux en chef, Jean-Pierre. Je m'étais installé aux côtés de cette inconnue en cuir, sans aucun calcul de ma part : il y avait une place là, et elle me tournait le dos pour parler à Alex, un semi-clodo comme moi, sauf qu'il n'emmerdait personne avec de la musique glauque. Lui aussi était de passage. Depuis deux ans. Il m'avait dit qu'il avait également transité par le squat de Nantes, et que lui aussi n'avait guère apprécié ses occupants prétentieux (et sous speed, oubliait-il délicatement de rappeler).
Je tétais ma cannette depuis un bout de temps, perdu dans des pensées confuses, quand Sonia s'était décidée à reconnaître ma présence : Alex dormait debout, la tête sur ses bras sur le comptoir.
_ On s'est déjà croisé, mais on ne se connaît pas. Moi c'est Sonia.
Elle me souriait prudemment.
_ On ne s'est pas croisé, non, me semble pas... Laurent, fis-je en tendant ma main.
Elle n'eut pas l'air choqué que je daigne seulement lui serrer la main, une fille tactile comme elle, mais elle me reprit :
_ Si, si, on s'est déjà vu. Enfin, je t'ai écouté jouer au bar, l'autre soir.
_ Ah bon.
Alors seulement elle me lâcha la main. J'avais aimé ce petit contact légèrement trop long. Elle avait l'air fatiguée et elle sentait un peu la transpiration. Et le cuir. C'était agréable.
_ T'es pas là depuis longtemps. Tu l'as dit au micro, et aussi que tu cherchais un endroit où crécher pour quelques jours. T'as trouvé ?
_ Je vais là où mes pieds bourrés me portent. J'ai dormi une fois chez Loïc. Sacré mec.
_ C'est bien vrai... Au fait, j'ai assez aimé ton concert.
« Assez aimé », les gens étaient-ils tous tièdes ? Pourquoi ne me disait-elle pas qu’elle avait trouvé ça pas terrible ?
Parce que ça l'avait quand-même touchée :
_ Disons que c'était éprouvant, mais que justement, il se passait vraiment quelque chose... Ça fait longtemps que tu joues ?
Si ça faisait longtemps que je jouais ? Quinze années de travail pour entendre ça. J'avais l'habitude, les gens semblaient toujours trouver mes trucs un peu bancals, pour ne pas dire mauvais. Le fait que j'aie une notion de la justesse au chant toute personnelle devait pas mal les perturber. Ou les agacer.
_ Oh ça fait un bout d'temps. Depuis trop longtemps, si tu veux mon avis.
_ Ça ne doit pas parler à tout le monde...
Elle attrapa sa bière et s'accouda au comptoir pour bien me regarder dans les yeux.
_ Ça s'adresse à qui veut bien l'entendre. Mais je n'essaie pas de plaire.
Elle rit.
_ Ça, j'avais bien compris ! Qu'est-ce que tu as dit, attends... A un moment, t'as sorti un truc genre « Si vous en avez rien à foutre, vous pouvez toujours partir, de toutes façons vous êtes déjà tous trop bourrés ».
_ Ouais, c'est possible... Sauf que j'étais presque aussi bourré qu'eux.
_ On n'aurait pas dit...
_ Nan, c'est vrai, pas tant que ça. Je me suis rattrapé après. Avec Loïc.
_ Ha ! Il t'a fait goûter son whisky de la mort ?
Je ris à mon tour.
_ Ahah, ouais. Terrible !
_ Santé, d'ailleurs !
_ Santé, ouais.
On croisa nos goulots et elle continua à me regarder avec un sourire déformé tout en buvant une bonne lampée.
Le petit bonhomme au chapeau avait troqué sa guitare contre son violon et balançait à toute berzingue des airs de l’Europe de l'Est. Ça commençait à me faire tourner la tête. Ce n'était pas désagréable. Ma colère avait disparu. Je regardais de plus en plus Sonia, les tendons délicats de son cou. Ses cheveux sombres, comment ils étaient glissés derrière ses oreilles. Pas de boucle, nues les oreilles, mais j'avais bien vu les petits trous dans le cartilage. Elle ne s'était pas faite coquette, ce soir-là. J'appréciais sa simplicité. Son regard un peu torturé, aussi. Elle n'était pas aussi cool qu'elle essayait de faire croire.
Elle se mit des petites claques en roulant les yeux. Je trouvai ça rigolo.
_ Je suis crevée. Je sors du boulot.
_ A cette heure ? Tu fais quoi ?
_ Oh, j'étais de nuit. Je bosse dans un hospice de vieux, je suis A.S., tu connais ?
_ Ouais, aide-soignante. Chouette métier de merde.
Elle se renfrogna un peu. J'avais vu juste, elle tenait son boulot à cœur.
_ J'veux dire, c'est un chouette métier, mais c'est pas facile tous les jours.
_ Tu m'étonnes ! Cette nuit, je suis sortie plus tôt, pour une fois on était assez nombreux et j'avais des heures à rattraper.
_ Alors tu viens te saouler la gueule au lieu d'aller dormir. Bien vu.
Elle me sourit encore en regardant sa bière vide.
_ J'aurais du mal à me saouler avec celle-là. Tu m'en choppes une autre ?
_ Je vais régler ce grave problème de ce pas.
Alors je m'étais remémoré ma rencontre avec Maëlle. C'était presque pareil. Après un concert - avec mon groupe Giving Nails, cependant. Et elle n'avait pas aimé. « Même tes espoirs sont glauques », qu'elle m'avait sorti, à la première rencontre. Drôle de nana.
Je nous ramenai deux bières sans prendre la peine de demander à Jean-Pierre. Il nous avait dit de nous servir et, de toutes façons, il était en pleine discussion avec Manu et quelques autres, sur l'importance d'une programmation musicale variée et ouverte à tous. Il racontait un tissus de lieux communs insupportables, mais au moins on pouvait boire à l’œil grâce à lui. Certainement pas un mauvais bougre, mais c'était encore un type lambda affilié à la culture, qui ne savait pas réellement de quoi il parlait. Y'en a beaucoup. Parfois je me dis qu'il n'y a que ça. Et des arrivistes...
Sonia regardait dans le vide avec un air triste. Encore une fille qui avait l'impression, justifiée ou non, d'être abîmée.
Attends de voir ce que je vais faire de toi, me dit ma voix intérieure, celle qui sort des trucs qui m'étonneront toujours. Celle qui me susurre, entre autres, qu'il y a quelque chose de sadique dans le jeu de la séduction.
J'avais alors été tout surpris de me rendre compte que nous nous étions effectivement lancés, tous les deux, dans la pantomime de la parade amoureuse, sans même le réaliser. On commençait à flirter. Ça faisait bien longtemps pour moi. La dernière fois, c'était avec Maëlle. Et ça avait carrément mal tourné. J'aurais dû être refroidi. Mais non, je sentais Sonia accessible, je la sentais facile. Oh, pas la fille facile qui se laisse attraper par quiconque un minimum attractif à ses yeux, non. Mais plutôt la fille un peu ténébreuse, attirée par des gens qu'elle croit comme elle, ténébreux, revenus de tout ou presque, un peu cyniques, beaucoup désabusés, mais encore tellement romantiques au fond de leurs petits cœurs égratignés. Une fille qui refuse d'admettre qu'elle croit encore à l'impossible.
Alors j'allais jouer le jeu. J'allais lui laisser croire que tout était encore possible, tant qu'on rencontrait la bonne personne. Elle saurait bien assez tôt que je n'étais pas celle-ci. Autant m'amuser et me laisser aller un peu en attendant.
_ Tiens, voilà une dose d'anti-déprime, fis-je en lui tendant la bière.
Elle s'ébroua, d'une drôle de manière, entre le haussement d'épaules et l'étirement expiatoire. Elle s'était cambrée dans l'action et j'avais eu la joie d'admirer son fessier charnu, qui rebondissait en dessous de son cuir, contenu par un jean noir serré.
Je me demandais si elle travaillait avec ce pantalon-là caché sous sa blouse. Certainement pas.
Elle s’embrouilla un peu :
_ Merci. Pour tout. J'veux dire, je suis contente de faire ta connaissance.
_ Et moi donc... Je débarque ici et cette soirée s'annonçait un peu fade. Alors merci aussi, Sonia. Pour le piment !
Et on trinqua à nouveau. Je lui offris mon plus beau sourire en coin. Elle, elle avait l'air de plus en plus à l'aise.
_ Et... quel est cet accent traînant ? Tu viens d'où ?
_ De Montbéliard, à côté de Belfort, pas très loin de Besançon. Tu vois ?
_ En gros. C'est à l'est. L’Alsace, c'est ça ?
Erreur fréquente.
_ Non, juste en-dessous, c'est en Franche-Comté.
_ Oups, désolée. Et, du coup, Laurent... je peux te demander ce qui t'amène ici ?
Question fatidique. Question fatale.
_ Des vacances sabbatiques, quelque chose dans le genre. Je glandouille. Je me ballade. Je me perds.
_ Pour mieux te retrouver ?
Et bim le cliché ! Mais elle avait en partie raison.
_ Je fais un peu le tour de France dans le désordre.
_ En faisant tes concerts en solo ?
_ C'est un genre de prétexte... en fait, je ne sais pas si je suis parti avec comme excuse de faire des concerts, ou si partir était une excuse pour faire des concerts... J'avais un groupe, avant. De toutes façons, je ne sais pas faire autre chose.
_ Un troubadour des temps modernes ?
_ Surtout un sacré loser, ouais...
Elle caressait du bout de l'index le rond du goulot.
_ Tu sais, quand on voit la hargne que tu balances dans certains de tes morceaux, ça fait pas vraiment loser. Ou alors loser magnifique, ahahah !
_ Ah le fameux délire du « loser magnifique » ! Qu'est-ce que ça veut bien pouvoir dire, au fond ?
_ C'est le titre d'un bouquin de Leonard Cohen, nan ?
_ J'crois bien... je l'ai pas lu.
_ Moi non plus. Tu vois, cette expression, je crois que ça veut juste exprimer la dimension tragique de certains exclus. Sauf que c'est sorti à toutes les sauces. Moi, je voulais dire par là, que si tu te prends pour un loser, ben avec le peu que j'ai vu de toi, je trouve que tu transcendes ta condition.
_ Ma condition d'exclu ? Si tu savais... Je m'exclue moi-même.
_ Moi je trouve que tu es magnifique.
Il y eut un silence gêné. Mais je sus que je l'avais ferrée. Parfois j'aimerais bien que ma voix intérieure me foute la paix, et que je n'aie pas autant conscience de mon côté vil calculateur.
_ C'est ce que j'ai senti, dès que je t'ai vu avec ta guitare au fond du bar, se reprit-elle. Tu dégageais... une force. Une force dans ta fragilité.
_ Qu'est-ce que tu connais de ma fragilité ?, fis-je en lui dévoilant toutes mes dents de travers.
_ Pas grand-chose, c'est vrai. Tu as prévu de rester longtemps dans le coin ?
_ Je n'ai rien de prévu, à vrai dire. Je pense faire un peu le tour de la Bretagne avant de descendre plus dans le sud-ouest. Longer les côtes. L'océan, la mer, tout ça...
_ Et tu dors où cette nuit ? T'as bien un endroit où te poser ?
Je fis mon embarrassé.
_ Je pensais peut-être pioncer ici.
Elle sortit des yeux ronds comme deux balles.
_ Ici ? Ils vont peut-être rester debout jusqu'à l'aube, mais après ils verrouillent tout et rentrent chez eux pour cuver. Tu rêves, là. Jamais Jean-Pierre ne te laisserait dormir dans sa salle.
_ Sinon, j'ai toujours ma vieille bagnole.
_ T'es venu en caisse ? J'pensais pas...
_ Nan je ne suis pas un aventurier qui se ballade à pied et en stop, non, par pitié ! Et je ne joue pas de djembé !
Je lui avais ensuite raconté mes soucis de voiture.
_ Oh la galère...
_ Ouaip. J'vais quand-même finir par me mettre au stop. Et au djembé. Bordel, quel enfer...
_ Et tu finiras en Ardèche à élever des chèvres.
_ Hé, d'où tu crois qu'elle vient la peau de leurs djembés ? Pauvres bêtes...
Elle éclata de rire. C'était beau de la voir rire.
_ T'aimerais pas ça, battre la peau d'une bête que tu as toi-même tuée ?
_ Et élevée, et élevée ! Oh toi, je te devine cruelle. D'où il vient, ce cuir que t'as sur le dos, hein ? C'est pas la peau du cul d'un de tes amants, au moins ?
Et nous avions continué en mode débile pendant un moment. Mais j'avais subtilement (j'aime le croire) dévié la conversation vers des choses un peu plus sexuées. J'en profitai notamment pour lui faire comprendre qu'elle était belle, dans ce blouson de cuir.
La tension sexuelle était montée d'un cran. En sous-texte de nos badinages, nos langages corporels s'étaient mis tout doucement à se faire du savoureux rentre-dedans. J'étais pas loin d'avoir la gaule. J'attendais le moment où elle me proposerait de passer la nuit chez elle. Peut-être ferait-elle semblant d'avancer cela en tout bien tout honneur, juste pour me dépanner. Mais tous les deux savions bien qu'il ne s'agirait pas de ça. Car cette fille se sentait seule, ça crevait les yeux. Elle devait être sollicitée, c'était une belle femme, mais elle n'avait personne en ce moment, j'en étais certain. Je le lisais dans son sous-texte à elle. Je lui plaisais. Jouer de la guitare avec un air dément, faut croire que ça marche encore parfois, de nos jours.
L'homme-orchestre inspiré s'était arrêté pour faire une pause. Il buvait une camomille confectionnée dans le bureau du directeur culturel, qui faisait les yeux doux à l'artiste, ce dernier semblant gentiment désintéressé, mais bienveillant. Il m'était avis qu'ils n'étaient pas du même bord et que Jean-Pierre le cultureux courrait droit vers la déception.
C'était un moment de flottement que l'arrêt de la musique avait rendu légèrement inconfortable, légèrement tendu. On sentait la fin approcher. Il fallait qu'il se passe quelque chose. Sonia et moi nous nous regardions en silence, nous avions oublié notre pudeur, je zoomais de ses iris vers sa bouche, de sa bouche à ses iris, de la courbe de sa mâchoire à sa fossette sous sa lippe, de sa gorge à sa nuque que j'avais envie de saisir à paume pleine.
Il me semblait bien qu'elle pratiquait au même instant le même parcours visuel érotique, la même évaluation sensuelle de ma personne. Nous nous jaugions l'un-l'autre, mais nous nous jaugions surtout nous-mêmes. Étions-nous prêts à passer à la suite ?
Et enfin elle avait regardé sa montre avant de me dire, à voix basse :
_ Je peux te loger pour cette nuit, si tu veux. Je vis dans une grande maison. Avant, on était en collocation mais Jérémy et Sandra sont partis. Ils se sont mis ensembles et sont partis. Bref... Ça te dirait ? Juste pour te dépanner...
Son « juste pour te dépanner » sonnait comme une supplique. Comme si c'était elle qui en avait besoin. J'avais bien imaginé.
Je fis mon surpris.
_ Whaouh... Ben écoute... t'es sûre que ça ne gêne pas ?
_ Non, non. On y sera tranquille, la maison m'appartient, un héritage... Et puis, je commence pas avant 19 heures, demain.
Elle était en train de me dire qu'elle avait du temps devant elle. Intéressant.
_ Par contre, on ne va pas trop tarder, si ça ne te dérange pas.
_ Ça me va. On finit nos bières et on se bouge ?
_ Parfait.
Et on avait continué à se caresser du regard, de façon moins soucieuse, à parler de musique. Elle avait de bons goûts et n'avait pas froid aux yeux en matière de trucs barrés (une meuf fan des Cows, ça court pas les rues, et ça me permit de refaire une mauvaise blague sur son blouson). On s'était échangé des petits compliments mignons, on avait contourné les sujets du type « ça fait combien de temps que tu es seul(e) ?», on s'était trouvé des excuses pour se toucher les mains, les bras ou les épaules. On avait tenté de cacher notre petit jeu à l'assemblée, de plus en plus ivre, qui nous entourait. Sans succès, toutefois, Manu me faisant même un clin d’œil goguenard et presque ravi, lorsque je les avais enfin quittés et salués, quelques secondes seulement après Sonia.
Tout le monde avait bien pigé qu'on allait se retrouver et finir la nuit ensemble.

Nous n'avions pas fait l'amour. Pas cette nuit-là.
Nous avions prolongé notre flirt avec quelques caresses et quelques baisers plutôt enthousiastes, nous avions beaucoup parlé, mais nous n'avions pas couché la première fois. Une nuit blanche, passée à se dorloter mutuellement, à se pelotonner l'un contre l'autre. A raconter nos vies. J'avais tout fait pour éviter de parler de Maëlle, mais elle était bien présente dans un autre sous-texte (le sous-sous-texte, le sous-texte du sous-sol) et Sonia n'était pas idiote. Cela posé, je m'étais bien moins livré qu'elle.
Elle m'avait raconté sans réelle pudeur son histoire avec Marc, un mec avec qui elle était restée près de cinq ans. Cinq années à se voiler la face, à prendre du poids et à développer une relative addiction à l'alcool. Cinq années de perdues, selon elle, cinq années faites des pires mensonges possibles : ceux que l'on se fait à soi-même.
Quant à son passé névrosé, ses tendances suicidaires et ses penchants pour l'auto-mutilation aujourd'hui révolus, elle l'avait un peu abordé, mais ce fut bien plus tard que j'en appris davantage. Ce soir-là, elle avait tout-de-même gardé quelques cartouches en réserve. Mais évoquer ses pires travers le premier soir, faut déjà se sentir à l'aise...
Je sais mettre en confiance, ça m'arrive. Je ne fais pas exprès.
Elle m'avait parlé des problèmes relationnels avec son père, un homme qui paraissait plutôt étrange, un homme dur qui ne connaissait que deux modes de fonctionnement avec elle : l'idolâtrie de sa petite ou les interdits et les reproches à propos de tout et de n'importe quoi qui pouvait être lié à sa vie d'adulte.
Ce deuxième type de comportement m'avait grandement rappelé le mien, de paternel, et nous avions échangé pas mal sur ces similitudes, arrivant à la conclusion que seuls des adultes vraiment indépendants peuvent trouver : les parents sont tous complètement cinglés, ne devenons pas comme eux. Pour ne pas devenir comme eux, ne faisons jamais d'enfant.
Elle paraissait d'accord là-dessus.
Je m'étais déjà douté que son côté vaguement nihiliste était une sorte de pose, une carapace cachant une vraie détresse. Une petite fille perdue entre ses rêves de môme et l'échec supposé de sa vie d'adulte, en permanence réfutée par son putain de père.
Nous nous étions bien trouvés. Notre relation était déjà basée sur un jeu de miroirs. Ce que nous aimions dans l'autre, c'était contempler notre propre reflet. Ça nous rassurait alors que nous nous bercions d'illusions : car finalement, même tous les deux, nous étions seuls, chacun à rabâcher sa vie pourrie à travers l'autre.
Dès la première nuit, l'alcool aidant, nous étions déjà en train de ressasser nos propres peurs, nos propres échecs et nos débris de rêves, sans rien construire de nouveau. Le gâchis rencontre le gâchis. Le chaos regarde le chaos. Le champ de bataille jouxtant l'après-déluge.
Mais cette nuit avait été douce, même dans son amertume. J'en gardais encore un bon souvenir.
Nous aurions dû en rester là. Rien ne pouvait pousser sur ce terrain.

Pas plus que sur l'étrange relation charnelle que Justine et moi venions de commencer, dans toute sa crudité et son urgence.
Je me rappelais très nettement avoir pensé je vais te défoncer le cul, en exécutant exactement ce que je me proposais de faire, le visage de Justine écrasé sur la porte d'entrée de sa belle maison de jeunes mariés. Et c'était aussi très exactement ce dont elle avait besoin, vu sa réaction.
Je palpais la morsure cuisante qu'elle m'avait faite à la base du cou, en marchant nonchalamment.
Je vais te défoncer le cul. Voilà bien le genre de langage que je déteste, quand, occasionnellement, il vient à mes oreilles. Si j'étais plutôt du genre à appeler un chat, un chat, habituellement j’exécrais cette stupide attitude masculine dominatrice, cette violence phallique outrageuse. Idéologiquement, j'étais pas loin d'être un pro-féministe (rires), même si je n'étais pas dupe des quelques dérapages que mes couilles imposaient parfois à mes jolis raisonnements. Ou absences de raisonnement.
Mais il y avait réellement eu quelque chose de très physique entre Justine et moi. Quelque chose de tellement sexuel qu'il en était bestial, presque colérique, sans les oripeaux sociaux bien-pensants. Un désir jadis latent, qui avait été, je ne savais trop comment, attisé à la fois par ma querelle avec Sonia, mon escapade dans les rues en caleçon, puis mon bain dans l'océan et tout ce qui s'en était suivi, à la fois par ce fol bouillonnement déclenché par ta venue prochaine, Maëlle.
Demain.
Plus qu'une journée à t'attendre.
Bientôt un vrai changement...

Je pensais à tout cela, de façon très calme et détachée, en marchant pieds-nus sur le goudron des trottoirs de la petite ville de bord de mer, habillé de vêtements qui ne m'appartenaient pas. Ceux du mari de la femme que je venais de culbuter. Un pull rayé. Un jean blanc cassé par du gris. Des habits détendus de coincé du cul. Je souris à cette idée.
Par contre, en plus de la morsure, j'avais toujours mal là où Fred m'avait frappé, j'avais forcément mal à la plante des pieds, ma main droite avait gonflé et tirait sur le bleu-grenat, et je ne savais toujours pas ce qui avait pu causer cette contusion. Je ne me rappelais pas avoir heurté quoi que ce soit. J'avais été pris dans une telle transe...
En fait, j'avais mal un peu partout. Mais je ressentais aussi cette sensation délicieuse dans le bas-ventre, qui suit généralement une bonne séance de baise, et je rentrais ainsi voluptueux et endolori chez ce qu'on pouvait désormais appeler mon ex-copine, ou quelque chose dans le genre. Je rentrais pour rassembler mes affaires, empaqueter mes effets, mes sacs, ton flingue, Maëlle, devenu mon flingue, et ma chère guitare.
Ma guitare... j'avais une envie folle de jouer, mais je savais que ma main douloureuse me gênerait et gâcherait un peu le plaisir.
Je me demandais si je devais passer une dernière nuit chez Sonia ou dormir ailleurs. Dans ma voiture ou chez Loïc, peut-être ? Pour un dernier dépannage ? Goûter une dernière fois à son whisky d'ambroisie ?
« Hear My Train A Comin' », la version acoustique de Hendrix, celle à la douze cordes, tournait dans ma tête. Je chantai même quelques strophes éparses, à mi-voix.
« Take me home... From this... lonesome place »
« Well, you know it's too bad, little girl, it's too bad... too bad we have to part »
« Gonna leave this town, yeach. Gonna leave this town »
Et soudain je repensai à ce qu'avait dit Jimi en concert, en introduction d'une version bien plus électrique du même morceau : « He goes on the road to be a Voodoo Child, come back to be a Magic Boy ».
_ Aujourd'hui, j'ai été un vrai Magic Boy, Jimi !, dis-je aux nuages de la Bretagne.
J'avais complètement retourné la Justine de glace, pénétré dans son antre maritale complètement à poil, bu son thé, dérobé les habits de son jules, juté sur son futal à elle, la classe totale. Laurent le Magic Boy.
Et je me mis à rire, encore.
J'imaginai demander à mon vieux pote Befa de me sérigraphier un T-shirt avec ce slogan conquérant : Magic Boy. Moi et ma gueule de pauvre loser, en se trimballant ainsi équipés, nous serions invincibles : I-Man le Magic Boy, contre le reste du monde !
Je dus m'arrêter de marcher au bout de quelques secondes, me tenant les côtes, tant ce rire incongru me coupait en deux.
Une maman et son petit garçon, qui venaient de débouler d'une sortie d'immeuble, eurent presque peur en me croisant. L'air interdit de la mère, surtout, n'arrangea en rien mon état.
Entre deux hoquets, je leur souhaitai une bonne journée en me présentant comme le Magic Boy de cette ville, mais ils ne durent rien entraver à ce que je ahanais.
Enfin mon rire s'éteignit et j'eus envie de me retourner pour leur hurler dessus « vous aussi je vous emmerde ! », comme je l'avais gueulé plus tôt à un lointain bateau.
Mon hilarité excessive s'était soudainement changée en rage brûlante, et le Magic Boy Laurent sentait monter une ambition de croque-mitaine - Bogeyman ! - comme on attrape une violente envie d'éternuer.
La maman et son petit, heureusement pour eux, avaient déjà disparu avec cette aura de normalité indignée qui m'avait brusquement rendu fou.
Allez vous faire foutre, la maman et le chiard ! Allez vous faire exploser par un camion lancé à pleine vitesse ! Allez vous faire remémorer, avec perte et fracas, votre mortalité et votre condition de sacs à merde ambulants. Allez vous faire ressortir et faire gicler vos entrailles ! Allez tout repeindre en rouge et en brun ! Le sang et la merde des faux innocents ! Allez vous faire violer, allez vous faire éventrer !
Je serrais les dents beaucoup trop fort.
Allez crever salement dans le caniveau ! Entre deux poubelles ! Allez vous faire bouffer les restes par les rats et la vermine !
Je réussis à desserrer les mâchoires. Je pris une longue inspiration. Mes mains tremblaient.
J'étais pire que mon frère. J'étais la vraie honte de mon père, lui qui n'était déjà pas fier, ne savait pas à quel point son dernier fils était mauvais. Une vraie pourriture. Un putain de malade.
Un déchet nocif.
Un poison.
Je me calmai à l'aide de ces saines pensées et me dis que j'avais peut-être bien là une idée de texte à exploiter.
Les surestimés « artistes » sont ainsi : de sacrés fils de putes sans foi ni loi.
Une idée de rythme afro-zarby commença à hanter mon crâne, puis mon corps et des bouts de paroles suintaient entre mes lèvres. J'avais l'accroche, le refrain-perceuse trépanateur :

I-Man !
Voodoo child
Magic Boy
And bogeyman !

I-Man !
Voodoo child
Magic Boy
And bogeyman !

I am the shame of my father
I am the shame of my mother
A toxic trash
A poisoned liar

I-Man ! Voodoo child... Magic Boy... And bogeyman !

Je chantais presque à voix haute, mes pas collés au tempo, je devais avoir l'air complètement taré, mais je m'en moquais éperdument.
« La musique adoucit les mœurs » est l'un des lieux-communs que je conchie. Violemment. L'art ne doit pas être docile. L'art ne doit pas être tranquille. L'art ne doit pas être gentil.

J’allais bientôt arriver chez Sonia et je ne savais pas ce que j'allais lui dire. Je ne savais pas ce que j'allais faire. Je ne savais pas ce que j'allais lui faire.
J'avais été à deux doigts de l'agresser, tout à l'heure. J'avais voulu l’attraper à la gorge et la voir pleurer de douleur et de déception. Je voulais voir ça s'afficher en grand sur sa belle gueule.
Dans l'état où j'étais, était-ce vraiment une bonne idée que de me confronter à Sonia ? De me confronter à mes propres idées et pulsions, pas forcément contrôlables, justes et mesurées ?
Je fis demi-tour en marmonnant des « non-non-non ».
Il fallait que je l'évite.
Il fallait que je reste seul un moment.

Mais à défaut de guitare, il me fallait de l'alcool.
La recherche du cacao sucré perdu m'était depuis longtemps passée.

En me dirigeant vers la supérette la plus proche, je croisai à nouveau le Gitan-sorcier, le spécialiste de l'ongle auriculaire sur la jugulaire.
Je faillis l'interpeler pour le cuisiner sur le sens de son geste, mais il me regarda approcher avec une telle indifférence, que je n'en fis rien, me disant qu'il avait déjà probablement tout oublié, et qu'il ne me reconnaitrait même pas.
On se croisa donc sans mot dire et je remarquai sa forte odeur corporelle, typique des gens qui mangent très épicé. Et qui se lavent peu.
C'est alors que je réalisai, juste avant d'entrer dans le magasin, que je n'avais pas mon portefeuilles sur moi. Forcément.
_ Putain, mais quel con... Mais quel con !
Rien ne va plus. Je perds vraiment la boule. J'avais mis presque deux kilomètres pour me rappeler que je ne portais pas mes vêtements et que je n'avais rien sur moi. Bravo. Une vraie flèche, le Laurent.
Il ne me restait qu'une solution : aller à la « Soif De Sel » et demander à Loïc de me dépanner d'une bouteille et de la mettre sur mon compte. Je n'avais aucune envie de côtoyer qui que ce soit, donc je ne resterais pas au bar. Je lui empruntais une bouteille et je me cassais la boire dans un coin. Au parc où j'allais parfois, par exemple. Ou sur la plage. Bien sûr, je n'avais pas de cigarettes, non plus. Alors que je réfléchirais mieux sous nicotine. Loïc pourrait subvenir à tous ces besoins vitaux sans problème, je le savais. Je pouvais peut-être même en profiter pour lui demander de m'héberger pour la nuit ? Ça faisait pas un peu trop d'un coup ?
Si. J'en resterais aux clopes et à la bouteille.

_ Tu sais, j'ai rien contre les gens qui débarquent pieds-nus dans mon bar... Mais un pull pareil, ça c'est pas tenable, ça non. Je devrais mettre un écriteau sur la porte « Tenue correcte exigée » rien que pour refuser l'entrée aux gus en pulls rayés.
Loïc était de bonne humeur. Il n'arrêtait pas de faire des tsss en me regardant mais il était jovial. Je l’avais mis au parfum d'entrée : je n'avais rien sur moi ; mais je ne m'étais pas étendu sur les causes. Il me faisait confiance et mettrait tout sur ma note. Les clopes. La bouteille. Il avait insisté pour me payer un verre, quand-même, que je parte pas comme un voleur avec sa camelote.
_ Surtout que je ne suis pas censé vendre des bouteilles à emporter... Alors reste au moins pour boire un canon, ça s'fait pas !
_ Avec plaisir, Loulou, avec plaisir, fis-je en menteur bienveillant.
_ Oh mais tout le plaisir est pour moi, sortit-il de dessous sa moustache, avec une grosse voix exagérée.
Il n'y avait pas foule à la « Soif de Sel », en plein après-midi. J'étais le seul à boire de l'alcool – du vin blanc, le même truc aigrelet que la bouteille à capsule que je m'apprêtais à emporter – il y avait deux petits jeunes au babyfoot, et un vieil habitué à l'autre bout du comptoir, qui ne buvait jamais rien d'autre qu'un unique jus de tomate. Il pouvait rester là trois heures, avec son verre de jus vidé depuis deux et demie, en échangeant une parole avec Loïc toutes les quarante-cinq minutes. Drôle de vieux, avec sa casquette toujours vissée sur la tête, et sa grande carcasse de baraqué tassée et ramollie par l'âge. Je l'avais toujours bien aimé, sans jamais, jamais lui avoir adressé la parole. Et mon silence, il me le rendait bien.
Pourrais-je finir comme lui, seul et silencieux, avec un perpétuel jus de tomate devant moi ? Je serais bientôt trentenaire, j'avais imaginé ça autrement. Je ne m'étais jamais vraiment vu avec une famille, des gosses, tout ça. Non. Mais quand-même... Allais-je passer tout le reste de ma vie dans une adolescence stupide et tumultueuse ? Quels étaient mes objectifs ? Quelle vie voulais-je vivre ?
Je repensais à ce que disait un pote sur la fameuse « post-adolescence ». « Ça veut dire quoi, post-adolescence, ça s'arrête quand ? Quand on devient adulte ? C'est quoi la différence entre un adulte et un post-adolescent ? Le post-adolescent est plus jeune que l'adulte, il est un peu adulte, mais moins adulte que l'adulte ? C'est ça tu crois ? ». Et il se marrait en se mettant des claques sur sa cuisse.
C'est quoi, être adulte ? Assumer ses responsabilités ? Quelles responsabilités ? Fonder une famille ? Ou suffit-il d'avoir dix-huit ans et basta ?
Ou bien s'agissait-il de ne plus croire en rien ? Si c'était ça, j'étais un putain d'enculé d'adulte, ouais.
Je ne croyais pas en la famille, je ne croyais pas en dieu, je ne croyais pas en l'amour, et je ne croyais plus en l'amitié. Ce qu'il s'était passé avec mon groupe, ce qu'il s'était passé à Paris, et même partout ailleurs où j'avais pu aller.
Je ne crois plus en vous, mes amis, mes bons amis. Je ne crois plus en moi. Je ne crois pas en la musique. Oh je l'aime toujours, tout comme je vous aime toujours, mes amis, quelque part. Mais je n'attends rien. Je ne vivrai jamais de la musique. Et je ne vis pas à travers vous, mes potes. Je ne vis pas grâce à vous. Je n'ai plus besoin de ça pour vivre.
Je n'ai plus besoin de rien pour vivre, car vivre c'est auto-suffisant. Vivre ne demande rien d'autre que vivre. Vivre, c'est laisser vivre. Point barre.
Croyais-je vraiment en tout ça ? Non, puisque je ne croyais plus en rien. Ahahah.
Des objectifs, des objectifs, fallait-il que j'aie des objectifs ? Comme ces putains de challenge, comme ils disent dans le management moderne. Rentabilise ta vie, mec, remplis-la à ras bord de tout ce que tu pourras trouver de motivant. Coche des cases sur ton planning, c'est ton planning de vie, mon gars ! Et quand t'arrives en bas de la page, oh c'est magique, tu la retournes et tu te fabriques de nouvelles cases. Et n'oublie pas les divertissements ! Il y a tant de divertissements, tant de temps à perdre ! Tant de temps à tuer, à flinguer ! Tant de temps mort à bourrer de merde...
En tout cas, il ne fallait pas que je moisisse ici. Ça pouvait être une case à cocher, ça. Car ici, ça sentait le roussi. Julien dans le coma, son grand-frère qui me menaçait de représailles, Sonia complètement folle (folle de moi, on aurait bien dit) et, par-dessus le marché, je commettais l'adultère avec une jeune femme mariée. Honnêtement, j'en avais rien à foutre de tout laisser derrière moi, même le beau petit cul de Justine, même le tout relatif confort affectif avec Sonia. Bon débarras.
Maëlle, tu venais me voir, demain. On partirait ailleurs, puis encore autre part, peu importe où. La Pologne, l'Inde ou Paris-plage, les Andes ou le Groenland, la Tchéquie ou l'Australie à la mode, comme la Nouvelle-Zélande, en Terre de Feu ou à Madagascar, à Cuba, à Lourdes ou à Rome. Je m'en cognais mais il fallait qu'on décolle.
Bien entendu, j'oubliais volontairement que Maëlle avait une vie à elle. Avec ses propres objectifs et surtout ses obligations. Mais je n'étais pas à quelques détails près. C'était mon dernier ersatz de foi au milieu du vide. Ou nous pourrions tout simplement rentrer chez nous. Je n'y avais pas pensé au début, l'idée m'aurait rebuté, mais désormais tout me semblait envisageable. Tant que j'étais avec elle...
Je terminai mon ballon de blanc. J'allais décamper.
_ Pas si vite, mon petit.
Et Loïc de me resservir.
_ C'est la maison qui rince. C'est pas que je veuille t'encourager à taper dans les gamelles, mais bon, t'as pas besoin de moi pour ça.
Il jeta un regard expérimenté et demi-circulaire dans le bar.
_ Et si on causait ?
Ah. Loïc voulait me parler. J'avais envie d'être seul. Mais je ne pouvais guère me dérober. « Ça s'fait pas », comme il avait dit.
Il se servit lui-même un ballon, alors qu'il ne buvait jamais avant vingt heures au moins.
Il s'installa sur son tabouret, bien en face de moi.
Les gosses faisaient un peu de bordel avec le baby foot, du blues rock pas trop dégueu tournait en sourdine et j'avais déjà fumé trois clopes du paquet de blondes que m'avait refilé mon barman préféré.
_ J'ai pas pour habitude de me mêler des affaires des autres. Je tiens un bar, faut garder la discrétion, et sa dignité. Sa clientèle, aussi, fit-il avec un petit rire gras.
Ça commençait mal.
_ Je t'aime bien, Laurent. T'as une sacrée main droite sur ta gratte et t'as pas ta langue dans ta poche. Je crois pas que tu sois le roi de l'embrouille, non plus. Mais t'as un problème avec les femmes. Et les embrouilles, avec les gonzesses, ça arrive plus vite qu'on ne croit. Tu vois c'que j'veux dire ?
Complètement. Je connaissais ça. J'étais en plein dedans.
_ Ah ouais, je vois, fis-je en me forçant à sourire.
_ Quand t'es arrivé, c'était déjà marqué sur ta gueule, de toutes manières. Mais on dirait, depuis le temps que t'es là, que le bon air de la Bretagne ne t'a pas exactement remis sur pieds, hein ?
Se faisait-il seulement du souci pour moi ? Il était beaucoup trop sérieux, beaucoup trop à mon goût.
_ On dirait que ça va s'arranger pour moi, comme je te disais hier, demain...
_ Tes yeux, y pissent pas l'amour, me coupa-t-il. Ta greluche qui est censée venir te voir, tu crois vraiment que ça va résoudre tous tes problèmes ?
_ Loïc... mes problèmes, c'est mes problèmes et...
_ Non, écoute-moi, pour une fois que j'te dis un truc sérieux.
_ OK.
Son air jovial avait bien disparu de sa face de rouquin à moustache.
_ Tu connais le dicton, sur les fantômes, la valise et la fuite ?
Il fit une pause. Je mis le temps à comprendre. Puis je hochai la tête.
_ Ben excuse-moi de te le rappeler, mais je crois que tu pourras aller aussi loin que tu veux, à l'autre bout du monde, tu emmèneras toujours tes fantômes avec toi.
_ Je sais bien.
_ Non tu sais pas. Tu connais le dicton, c'est tout, mais tu piges pas. Ça fait combien de temps que t'es là ?
_ Trois mois.
_ Trois mois. Trois mois à te bourrer la gueule, à faire mumuse avec la gentille Sonia – trop gentille, si tu veux mon avis – à jouer un peu de guitare quand ça te toque et voilà que tu te pointes pieds-nus dans mon bar, habillé avec des vêtements qui ne sont pas les tiens et le regard d'un chien enragé. Et tu crois que j'ai pas noté, ta main pétée, là ? J'ai connu assez de bagarres pour savoir ce qu'une grosse patate peut faire à la main qui la met. Tout ça la veille de l'arrivée de ton fantôme favori. Désolé, mais ça sent mauvais ton histoire.
On était d'accord. Mais je ne voyais toujours pas où il voulait en venir.
_ Attends, attends, qu'est-ce que tu racontes ? Tu la connais même pas, tu connais pas notre histoire...
_ Mais je m'en carre de ta greluche de rêve, moi ! J'en ai rien à cirer ! Je te parle de toi, là. De toi, et de la petite Sonia. De toi et de la petite Justine.
Justine. Il me parlait de Justine ! Qu'est-ce que ce vieux grigou avait pu deviner ? Qu'est-ce qu'il avait vu ? Il avait cet air excédé qu'ont parfois les adultes qui supportent un gosse turbulent.
_ Qu'est-ce que tu fous, là ? C'est de ça qu'j'te parle. Qu'est-ce que tu fous ? Tu cherches les embrouilles, là, elles vont te pleuvoir sur la gueule, t'auras rien compris. Parce que tu fais n’importe quoi.
_ Minute... c'est quoi cette affaire de Justine et moi ?
_ Je suis pas stupide. Tu lui plais. Tu lui fous les jetons mais tu lui plais. Va comprendre... Et toi tu serais pas contre la croquer un p'tit coup, hein ? Alors que t'as Sonia, cette chouette gamine, qui ferait tout pour toi. Tu te rends même pas compte de ce que tu as. Tu pourrais bouffer à tous les râteliers, en attendant ta divine déesse venue te retrouver de l'autre bout du monde.
Et voilà. Des conseils de vieux loup de mer. Voilà tout ce qu'il avait à me dire. Reste avec Sonia, rends-toi compte de la chance que t'as et reste tranquille, sois heureux, bordel ! Voilà ce que cet enfoiré était en train de me raconter, monsieur « je me mêle pas des histoires de cul des autres, mais quand-même... » !
Il avait réussi à me foutre sérieusement en boule. Et je ne le cachais pas.
_ Ah, t'es p't'être pas content que je te dise ça, mais franchement... Faut que tu te reprennes en main, mon ami. Tu sais quoi, ta grognasse, là, si elle vient – et honnêtement, ça m'étonnerait fort – ben envoie-la paître ! Débarrasse-toi d'elle une bonne fois pour toute, ça rime à rien ton histoire, là, je l'ai déjà entendue, ça finit toujours pareil : nulle part.
Toi et ta vie de patachon !
Pas capable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts !
Je vidai cul-sec le deuxième ballon.
Ta devise ça serait : ni fait ni à faire !
Papa, fous-moi la paix, j'ai déjà Loïc à gérer, là.
_ Merci, oh merci infiniment de m'avoir ouvert les yeux, cher barman du cœur ! Je m'en vais de ce pas demander Sonia en mariage, m'installer ici, faire des enfants et bosser dans une compagnie d'assurance. Nan mais tu t'es écouté ?
Comme un chien qui mord la main qui le nourrit !
_ Va pas faire du mal à ma Justine. Et j'ai eu vent d'un truc, aussi. T'aurais défoncé la gueule à Julien Leguenne. C'est vrai, ça ? Tu dérailles ou quoi ?
Pauvre tordu d'aaarrr-tiste !
_ Putain, mais... Tu sais rien. Rien ! Alors t’occupes pas de mes affaires, ça te réussit pas.
Un paumé avec une paumée, la fine équipe !
Les DECENDRE, mec, les DESCENDRE ! Toujours des rapports de force.
Mon frère se mêlait à mon père, dans mon crâne, ils étaient trop nombreux. Trop bruyants. Et Loïc avec sa moustache condescendante...
Je me levai d'un coup, prêt à balancer la bouteille de blanc à travers le le bar.
Tout ce que tu sais faire, c'est foutre le bordel !
_ Je viendrai régler ma note avant de me casser de ce trou à rats. Merci encore pour tous ces précieux conseils, le druide !
En sortant, j'entendis Loïc gueuler un « y'a pas de quoi ! » sarcastique.
La colère me retournait le bide et me rendait aveugle au monde. Je marchais à l'instinct, incapable de me fixer sur quoi que ce soit, la bouteille à la main, dangereusement tenue par le goulot.
« Va pas faire du mal à MA Justine », qu'il avait sorti ! Il avait des vues sur elle ou quoi ? Ou il se prenait pour son père ? Il se prenait pour MON père ?
Ça devait finir comme ça, ça devait finir comme ça.

Ça devait finir comme ça.
Putain, mais ta gueule, Papa !
TA GUEULE !

XIV

_ C'est une belle histoire, ce que nous vivons. Ça serait dommage de la saboter avec une partie de jambes en l'air. C'est si éphémère... le désir, la baise. C'est pas grand-chose au final. Mais ce qu'on a... c'est fort. J'aime être avec toi. Juste être avec toi. C'est comme si le temps s'arrêtait. Enfin, je sais que ce n'est qu'une fausse impression. Au contraire, le temps passe encore plus vite.
_ Justement, je t'interdis de regarder ta montre.
_ Trop tard...
_ Bravo, tu as brisé le charme.
_ Non, on a encore du temps devant nous.
_ Tant mieux. Ne me dis pas.
[...]
_ Ne sois pas triste. J'aime pas quand t'es triste. T'as tout le temps l'air triste.
_ Non, je suis bien, là. Moi aussi j'apprécie ces moments, Maëlle.
_ Si tu le dis.
_ Je préfèrerais t'embrasser. Je peux ?
_ Tu connais la réponse. Il faut qu'on arrête de se voir comme des amants. On arrête ça.
_ Et ton cadeau ? Tu veux pas l'ouvrir ?
_ Si, si... Ça me fait peur, c'est tout.
_ Les cadeaux, ça te fait peur ?
_ Les tiens, oui.
_ Pourquoi donc ?
_ J'ai toujours l'impression que tu veux m'acheter. Tu me fais trop de cadeaux. Ça aussi il faut que tu arrêtes.

Je n'avais plus fait de cadeau, depuis. A personne. Même pas à Noël, même pas aux anniversaires. Fini, les cadeaux.
C'était il n'y a pas si longtemps. Deux ans, peut-être ?
Assis sur ma murette dans le parc (la plage était plus loin, et j'avais déjà assez marché), j'avalais à grandes goulées le vin trop acide et trop chaud, en fumant des blondes à la chaîne. Mes mains tremblaient encore, mais j'avais l'habitude, en grand émotif, il me suffisait d'un rien. Et ces jours-ci, j'avais de quoi m'énerver. Dans tous les sens de l'énervement.
Excité par l'attente. Excité par ma propre excitation, une spirale qui partait du ventre et me retournait tout autour. Énervé par Sonia, trop pressante, excité par le sexe avec Justine, furieux contre Loïc qui avait eu le culot de m'expliquer la vie. Je déteste ça.
Et je trépignais à l'idée de vérifier mon portable. Loïc m'avait foutu dans le crâne la possibilité que tu ne viennes pas demain. Que tu ne viennes jamais. Je voulais vérifier mes messages. Peut-être même t'envoyer un texto. T'appeler ? C'était trop pour moi, trop d'émotions, le téléphone c'était pas mon truc, je foirais toujours mes appels, les gens me trouvaient bizarre.
Moi, je ne suis pas les gens. C'est vrai, Maëlle, toi tu étais plus que ça, et c'était bien pire : t'appeler, rien que d'y penser, mon estomac se contractait.
Je balançai mon mégot aux mouettes absentes et m'en rallumai une directement après.
Mon portable, avec toutes mes affaires, était chez Sonia, bien-sûr. Avec ma guitare. Avec mes vêtements, avec mon putain de flingue. Ce flingue, la seule chose que j'avais emportée de toi. Et pourquoi ? Certainement pas pour me défendre. Me défendre de quoi, de qui ?
Par contre, ça m'arrivait de penser à me faire sauter le caisson. Ça m'arrivait de penser à tirer sur tout le monde. Et sur n'importe qui.
C'est pas extraordinaire, il suffit juste de posséder une arme. Fatalement, on y pense à un moment ou à un autre. C'est pour ça qu'elles sont si dangereuses. Leur existence-même, leur simple présence, vous amène à caresser de telles idées. Le reste et la suite ne seront qu'une question de foi. De foi en vos pensées. Si vous y croyez vraiment, vous pouvez peut-être passer à l'acte.
J'ai bien dû manger le canon deux ou trois fois (je ne suis plus sûr, j'étais à chaque fois dans un état alcoolique très avancé) et j'en ai beaucoup rêvé, aussi. Il est possible que je mélange certaines de mes fausses tentatives avec des délires oniriques. Mais j'ai déjà goûté du canon, ça c'est sûr.
Aussi, je m'étais amusé sur la route, peu avant Blois. Au début du crépuscule, garé dans un chemin perpendiculaire à la nationale, debout dans l'ombre, je tenais le gros revolver au long canon et suivais avec les voitures qui passaient. J'avais une vue dégagée, je les voyais s'approcher de loin. Auparavant, j'avais tiré quelques cartouches par curiosité, chez nous dans les bois, c'était peu de temps après que tu me l'aies donné. Du coup, je connaissais l'effet surprenant du recul. Je m'imaginais le ressentir à nouveau, et surtout, j'imaginais les gros impacts dans les bagnoles, le bruit infernal des détonations (à se mettre des bouchons dans les oreilles, tant c'était assourdissant) et puis, finalement, le vacarme des accidents. Les voitures folles qui partaient s'éclater au hasard des obstacles.
Putain de sensations. De la violence brute et concentrée. De la violence pure.
Y'aurait déjà fallu que je sois capable d'en toucher une, de caisse. Pas une mince affaire sans entraînement...
C'était la première fois de ma vie que j'avais approché une arme. Je n'en avais jamais touché, à peine avais-je aperçu quelques fusils de chasse, à distance Nous ne sommes pas aux USA, personne n'a de flingue, ici. Presque personne, à part les gangsters et quelques types vraiment louches.
Le père d'un de mes vieux potes possédait soi-disant un Luger de la seconde guerre, mais ce genre de légende était à prendre avec des pincettes, mon pote je ne l'avais pas revu depuis l'enfance, alors les histoires qu'on se raconte quand on est gosse...

Étrangement, penser à mon arme m'avait calmé. Je n'aurais pas dû la laisser chez Sonia, j'aurais dû la cacher. Mais je ne m’inquiétais pas. Sonia ne fouillerait plus dans mes affaires. J'en étais convaincu.
Bientôt, plus personne ici ne fouillerait dans mes affaires. Ni Sonia, ni Loïc, plus personne. Adieu Bretagne de merde, cliché surfait de carte postale, tu ne valais pas la moitié de mes maigres rêves. T'étais pas à la hauteur, Bretagne de merde.
Je le redis tout haut :
_ Bretagne de merde.
Je me marrai. Ça sonnait bien.
J'avais encore un demi sourire accroché au rictus quand je vis, au travers de mon nuage de fumée, le gitan entrer dans le parc.
_ Tu me suis à la trace, ou quoi ?
Je parlais tout seul, évidemment. Il ne m'avait pas vu et il ne pouvait pas m'entendre. Il s'était assis sur un banc à une bonne vingtaine de mètres de ma murette.
Je crachai dans les graviers, me renvoyai une rasade, tout en continuant de le guetter d'un œil.
Il n'y avait jamais grand-monde dans ce parc. Si je m'étais installé comme ça pour picoler, chez moi à Montbéliard, j'aurais été assuré de me retrouver avec une demi douzaine de relous autour de moi, à me taxer des clopes, voire à taper dans ma bouteille. Quand ça ne devenait pas purement et simplement un nid de petites embrouilles stupides.
Le gitan, je ne le sentais pas. Je m'attendais à ce qu'il me repère et vienne me casser les couilles. Mais pour l'instant, il ne m'avait pas jeté un regard.
_ Continue comme ça, mon pépère. Aujourd'hui je suis fort comme Musclor et véner comme le Joker...
Ça me faisait du bien de murmurer des trucs, dans le grave, ça me massait la gorge et le thorax. De l'intérieur. Comme quand je chantais à la crooner, c'était très plaisant et relaxant comme sensation.
Ce qui était encore plus plaisant, c'était me repasser le petit film porno que ma mémoire avait monté, avec l'aide précieuse de Justine. J'avais adoré comment son sexe était un peu resserré, debout et les jambes encombrées du pantalon beige sur lequel j'avais copieusement éjaculé. J'avais adoré sentir sa douce petite toison quand j'y avais glissé ma main, sous sa culotte. Je ne supporte pas ces filles qui se rasent tout. On ne l'avait même pas enlevée, sa culotte, ça aussi, j'adorais. Et je m'étais perdu en elle. Il n'y avait pas eu cette foutue distance, bizarrement, alors qu'il n'y avait aucun amour là-dedans. Seulement l'assouvissement d'un désir puissant. C'était peut-être la seule fois de ma vie où j'avais adoré le sexe.
Je me disais qu'il fallait que je m'arrête d'adorer car je recommençais à bander sec. Mais je n'avais qu'à me tourner en direction du gitan pour...
_ Une cigarette ? Hé ! S'il vous plaît ?
_ Nom de dieu !
L'autre se marra en partant dans les aigus. Je n’avais pas entendu ce con approcher, perdu dans la contemplation intérieure de mon nouveau film de cul, celui dont j'étais l'acteur.
_ J't'ai fait peur ! Pardon, pardon...
Le faux gitan avait déjà délaissé le vouvoiement. Pourtant je n'avais fait aucun geste vers mon paquet de clopes.
Il souriait. Il lui manquait des dents. Il dansait doucement d'un pied sur l'autre. Il attendait sur moi. Bon sang, ce qu'il sentait fort...
_ Z'auriez une cigarette ?
Ah non, on n'était pas soudainement devenu copains, c'était juste son truc, passer de « vous » à « tu », comme ça. Devait pas être français.
Il regarda mes pieds nus. Ça ne le perturba pas outre mesure.
Je fouillai dans ma poche. Je sortis le paquet, je comptai les cigarettes lentement. Il m'en restait déjà plus que douze.
J'expédiai d'une pichenette celle qui se terminait entre mes doigts et en retirai une autre du paquet.
Le gitan, ou quoiqu'il fut, continuait de se dandiner en fredonnant peut-être une chanson, ou plus probablement, il geignait des onomatopées insensées.
Je me fichai tranquillement la cibiche entre les lèvres et pris un temps fou pour l'allumer avec les allumettes que j'avais taxées à Loïc. Il me fallut deux essais et je ne me pressais pas. Puis je rangeai la boîte dans le carton des cigarettes, en sortit une autre tige et remis le paquet dans ma poche.
Je dressai la deuxième cigarette devant moi, sans vraiment la lui tendre, plutôt comme une interrogation, et ce faisant, j'agitai mon petit doigt. Infime provocation de ma part pour voir s'il se rappelait le signe étrange qu'il m'avait fait la veille : l'ongle du petit doigt passé sur la gorge, tchac t'es mort !
Mais tout ce dont il avait l'air de se soucier, c'était que je lui file cette foutue tige.
Alors je la lui donnai.
Sourire du gitan.
_ Merci, merci !
Un vrai gosse. Pas un sorcier, ouh non. Mais un vrai maître du feu, par contre : il avait un briquet, lui.
Je gardais la main fermée, l'auriculaire toujours dressé. Moi aussi j'avais un ongle long et dur, au bout. Pour la guitare : les rasguedos, technique volée au flamenco, style que je n'avais jamais eu la prétention d'approcher. Je préfère de toutes manières faire mes propres trucs. Même avec les outils des autres.
Le demi-vieux tira sur sa clope intensément et n'avait pas l'air de vouloir dégager. Il restait debout devant moi, je restais assis sur mon muret. Il avait laissé un sac à dos et des poches plastiques chargées de je ne sais quoi sur son banc.
_ On s'est déjà vu.
Il me sourit mais ne dit rien, il avait seulement l'air ravi de fumer et de me regarder.
_ Hier. Au centre-ville.
Toujours rien. J'aurais pu parler à un sourd-muet idiot, ça aurait été la même. Alors je dirigeai mon petit doigt vers ma jugulaire et refis son signe étrange.
_ Tu m'as fait ça, lui dis-je avec un air interrogateur.
Là j'obtins une réaction.
Outré, soudain sur la défensive, il se tapota le torse et me répondit avec son accent d'origine inconnue :
_ Pourquoi tu fais ça ? Pas bon, ça !
Je rangeai mon doigt avec les autres.
_ Toi, fis-je avec un coup de menton dans sa direction, toi tu m'as fait ça, hier. Pourquoi ?
La main sur le cœur, le demi-gitan, la main sur le cœur !
_ Moi ? J'ai pas fait ça ! Pas bon, mauvais, ça !
_ Si, si. Toi, tu m'as fait ça ! Hier. Et tu me regardais, moi. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Le type s'était un peu reculé et n'avait pu l'air si heureux d'être en ma compagnie. Il regarda ses affaires un peu plus loin et semblait avoir grand besoin d'aller les retrouver. Et de se tirer.
_ C'est un adieu à jamais, ça. Je connais des gars qui disent que certains se mettent du poison sur l'ongle du petit doigt, se le font pointu et coupant et il te mettent un p'tit coup sec dans le cou. Sur la jugulaire. Quelques jours après, t'es foutu. Infection généralisée. Mais je crois que c'est que des conneries. C'est juste pour te jeter un sort, pour te souhaiter de bonnes emmerdes. Je t'ai jamais fait ça, j'ai aucune raison de le faire. Et j't'ai pas vu hier. J't'ai juste croisé tout à l'heure. Merci pour la cigarette. Mais me refais pas ce genre de geste, putain.
Et il s'éloigna en me jetant un dernier regard du type « et surtout viens pas m'emmerder, ou je te colle une dérouillée ».
Heureusement que j'étais déjà sur mon cul : j'pouvais pas tomber plus bas.
Toute trace d'accent avait disparu de sa voix et il m'avait balancé sa tirade sans difficulté, comme s'il avait toujours parlé le français.
Je l'observai pendant qu'il rassemblait ses affaires et, effectivement, il repartit d'où il était venu.
_ Eh ben, putain...
Tout le monde devenait fou. A croire que c'était de ma faute.
Je bus une gorgée du mauvais vin blanc. Je grimaçai. J'avais déjà des brûlures d'estomac. J'en étais presque à la moitié de la bouteille. Je remarquai que mes lèvres étaient froides, leurs nerfs semblaient palpiter dans la chair et des frissons électriques parcouraient ma colonne.
Quelle journée...
J'avais faim. Je n'avais rien avalé, exceptées peut-être deux gaufrettes chez Justine. Je me forçai presque à boire encore, puis cherchai dans une poubelle un sac quelconque pour planquer un peu ma bouteille.
Je devais rentrer chez Sonia. Je n'avais plus guère envie de me saouler avec cette piquette. Je me sentais comme un indésirable, un pestiféré. Et j'avais faim, je n'avais pas d'argent, pas de chaussure, rien. Il fallait vraiment que je rentre.
Je n'échapperais pas à une énième discussion avec Sonia. Elle allait forcément vouloir revenir sur ce qui s'était passé ce matin. Il allait falloir que je lui annonce que je la quittais. Que je partais, demain. Fin de la discussion.
Fin de l'histoire.
Que lui était-il arrivé, cet après-midi ? « Y'a quelqu'un chez moi, appelle les flics », c'était quoi ce délire ? Peut-être Fred était-il venu foutre la merde...
J'eus un petit pincement de culpabilité pour l'avoir laissée seule en ces circonstances. Après tout, le maître-chien nous avait menacés de mort. Les paroles d'un homme fin saoul et en colère, certes, mais quand-même...
Et le Julien, allait-il crever pour quelques malheureux coups de casseroles ?
Au milieu de tout ce bordel dans mes pensées, je réalisai qu'il faudrait bien que je fasse quelque chose de ma bagnole. Rajoutons-en une couche ! Peut-être, et seulement peut-être, pourrais-je partir avec Maëlle, mais mon épave, je n'allais pas la laisser pourrir là, jusqu'à ce que les flics me la colle à la fourrière et me demande de la thune ? Ou je pouvais l'offrir en cadeau d'adieu à Sonia ? Quel sacré coup de pute, ça serait...
T'as qu'à y foutre le feu.
Mais c'est bien-sûr !
Si tu le fais correctement, personne ne pourra prouver que c'est toi. Fous-y le feu, à cette merde ! Magic Boy, tu sais pas te servir d'une boîte d’allumettes ? Les sièges de bagnole, ça prend à une de ces vitesses!
Fous-y le feu !

Je marchais pieds nus, avec un sac en papier dégueulasse pour trimbaler ma bouteille, une clope au coin de la bouche, un hideux pull rayé sur le dos. Et incendier ma voiture s'imposait, petit à petit, comme la meilleure idée que j'aie eue depuis longtemps.
Non sans dérision, je me dis que ça ferait un argument de plus pour que Maëlle me prenne avec elle.
Je passai justement à côté de ma voiture, garée à deux pâtés de maison de chez Sonia.
Ma cocotte, t'es prête pour le plus grand voyage de ta vie ? Le voyage purificateur permis par le feu ! La transmutation en énergie ! Et en lumière !
Oui j'allais le faire. Ce soir.
Je devais peut-être en profiter pour en faire cramer quelques autres, pour m'innocenter et tout coller sur le dos d'une délinquance désœuvrée de petite ville.
Oui, j'allais bien m'amuser ce soir...
Mais tout d'abord, il fallait que j'aie cette pénible discussion avec Sonia. Heureusement, elle était à la maison, sa voiture à elle était toujours garée dans l'allée en gravier.
Devant la porte d'entrée, je pris une profonde inspiration. Bon sang, ce que j'avais faim ! Pouvais-je tout de même négocier un dernier repas et une dernière nuit d'hébergement avec mon ex-bienfaitrice ?
J'ouvris la porte. La maison était sombre.
_ So' ?
J'allai guetter au salon.
_ Oh putain !
Je sortis en vitesse la bouteille de son sac et la retournai pour la tenir comme une massue. Je sentis du vin blanc couler contre ma jambe et éclabousser mes pieds.
Mes réflexes vicieux fonctionnaient toujours.
Fred me faisait face, dans l'ombre du salon, assis sur le fauteuil.
Il avait écarté les mains en signe d'apaisement, mais je dressai néanmoins la bouteille en l'air, pour qu'il la voie bien.
_ Qu'est-ce que tu fous là, putain ? Qu'est-ce que tu fous chez Sonia ?
La dernière fois, j'étais tombé sur son chien, puis sur son frangin. Tout ça avait quelque chose de drôle, mais là je n'avais pas envie de rire.
_ Doucement. C'est... une longue histoire. Pose-moi ça. T'en as foutu partout, c'est ridicule.
_ Elle est où Sonia ?, demandai-je sans me séparer de mon arme improvisée.
_ En haut. Couchée.
_ So' ? Sonia !, appelai-je encore.
_ Laisse-la dormir, elle en a bien besoin. Moi aussi, je somnolais avant que tu n'arrives.
_ Tu m'as toujours pas répondu : qu'est-ce que tu fous là ?
_ Je veux pas t'énerver, mais je me sentirais plus à l'aise si tu avais une attitude moins... menaçante.
_ Je suis menaçant ? Je suis menaçant ! C'est toi qui me sort ça ? Toi qui nous as, Sonia et moi-même, tous les deux explicitement menacés de mort ? T'es gonflé, là ? Comment veux-tu que je réagisse ? Je te trouve chez elle, assis là, comme si tu m'attendais !
_ Non, non...
_ Putain, est-ce que Sonia va bien ? Elle voulait appeler les flics, cet après-midi, je le sais.
_ Hein ?
_ Putain, c'était toi, j'en étais sûr ! Qu'est-ce que tu lui as fait ?
_ Mais laisse-moi parler, bordel !
Il n'avait même pas fait mine de se lever, il restait exactement où il était, assis sur ce putain de fauteuil. Moi non plus, je n'avais pas bougé de ma place et je ne comptais pas lâcher la bouteille, même si la serrer me faisait un mal de chien à la main.
_ Sonia est vraiment en train de dormir ?
_ Si tu ne l'as pas réveillée, oui. Je te le jure. Je ne lui veux pas de mal. Écoute, je suis effectivement passé cet après-midi. J'étais venu récupérer mon chien.
Tiens, où était-il, d'ailleurs, ce sale cabot arrogant ? Allait-il se jeter sur moi ?
_ J'étais venu récupérer Kurt et...
Je rêvais où il tremblait ? Il continua comme s'il retenait des sanglots.
_ Et il y a eu un accident. Kurt a déboulé sur la route. Je sais même pas pourquoi, je sais pas ce qu'il lui a pris... Une voiture l'a percuté.
Kurt l'invincible guerrier s'était pris une bagnole ? Ouch !, voilà un adversaire de métal bien trop puissant pour lui.
_ Je... J'ai dû ramasser ses morceaux et les apporter au véto. Tu te rends compte ? J'ai dû rassembler les morceaux.
A la petite cuillère ?, ajouta ma sournoise voix mentale, plutôt salope sur les bords.
Mais non, ce que j'entendais ne me réjouissais pas. Pas du tout. Fred pleurait douloureusement, ses nerfs avaient été mis à rude épreuve, ces derniers temps. Ça faisait beaucoup, même pour un grand costaud comme lui. Il aimait son chien, naturellement. Et moi qui tentais de passer pour un dur, savais combien voir un animal mourir sous ses yeux peut être choquant. Je me souvenais avoir eu des haut-le-cœur en tentant d'achever un gros mulot agonisant à coups de pelle. Cette épreuve m'avait traumatisé, moi le presque-assassin à la casserole.
Fred, entre deux soupirs pour essayer de reprendre le contrôle, continuait avec sa voix brisée :
_ Mon frère à l'hôpital et mon chien... Mon si gentil chien, mon si beau chien... Explosé par une bagnole. Explosé, putain, explosé !
Ses nerfs lâchaient vraiment.
Je posai ma bouteille vide sur la petite commode, j'allumai le plafonnier, Fred cacha son visage dans ses mains.
_ Éteins. S'il te plaît, éteins la lumière !
J'eus pitié, je replongeai la pièce dans une ambiance crépusculaire parfaitement assortie à la situation. Je secouai mes pieds l'un après l'autre, je puais la vinasse et je marchais en plein dedans. Je tirai sur mon nouveau pantalon, gaugé d'alcool sur une bonne partie de la jambe droite.
Ne craignant plus rien, je m'approchai et allai m'asseoir dans le canapé, posai mes pieds nus mouillés sur la table basse. L'humidité froide sur ma cuisse était très désagréable. Je me massai la main droite. Je n'avais rien de cassé mais elle allait rester douloureuse un bout de temps.
Je regardais ce bon trentenaire atterré, assis devant moi, voûté. Des habits mi-sport, mi-ville, des vêtements passe-partout mais onéreux. Une carrure d'athlète un peu remplumée, avec sa taille un peu au-dessus de la moyenne, il devait peser un bon quatre-vingt dix. Je le dépassais de quelques centimètres, mais moi et mes soixante-cinq kilos tout mouillé, j'avais eu de la chance, l'autre fois dans la rue. Beaucoup de chance. D'ailleurs, je me rappelai soudainement que j'avais mal au thorax. Ça arrive d'en oublier, quand les sources de douleur sont multiples. De celle-là, j'en connaissais l'origine : j'avais mon agresseur juste en face de moi. Il me regardait un peu méfiant, un peu curieux.
_ D'où tu sors ?, me fit-il.
_ Je crois pas que ça te regarde.
Il ne trouva rien à redire.
_ Pourquoi t'es resté ici, alors ?
_ Pour Sonia. Elle était sous le choc. Et j'en avais besoin aussi. Je ne me voyais pas rentrer pour être tout seul chez moi. Là, j'allais partir.
_ T'as pas de meuf ?
_ Je te renvoie la balle : ça te regarde pas.
_ C'est de bonne guerre. Comment va ton frère ?
_ Parce que ça t'intéresse vraiment ?
_ Oui, vraiment. Je me fais du souci pour lui, crois-le ou non.
_ Tu te fais surtout du souci pour toi, hein...
_ Peut-être.
_ Je suis passé aujourd'hui. Il est toujours dans le coma. Pas d'évolution, ni dans un sens ni dans l'autre.
_ Ah.
_ Il mérite pas ça.
_ Écoute, on s'est juste...
_ Je sais, je sais. Sonia m'en a reparlé. Je crois qu'il a déconné. Je ne voulais pas l'admettre. Mais mon frère peut parfois...
_ Être un sacré con.
Il tiqua, fit claquer sa langue.
_ Ouais, on peut dire ça comme ça. Mais ce que tu as fait, c'est... typique des gens qui ne savent pas se battre. Ce sont finalement les plus dangereux. Ils font n'importe quoi.
_ Ça va ton genou ?
Pour un gars qui ne savait pas se battre, je ne m'en étais pas si mal sorti avec lui. Et sans casserole.
_ J'étais saoul.
_ Moi aussi, Fred...
Il avait compris que je le cherchais, il me répondit tout de même :
_ Mais oui, ça va, tu ne m'as pas trop amoché, je boiterai un peu pendant quelques jours, et voilà.
_ Sonia, comment elle a pris tout ça ? Elle s'était attachée à ton chien.
Il eut un regard vers le plafond.
_ C'est une sensible, ta copine. Elle a lavé la route.
Je restai interdit. Laver la route ?
_ Il y avait beaucoup de sang... J'ai dû prendre une pelle pour, tu sais...
_ Ouais, j'imagine.
J'imaginais un peu trop bien. Du sang épais, de la merde. Des tripes avec de la merde, encore, à l'intérieur. Divers organes repoussants, en charpie, qui collaient et s'accrochaient au goudron. J'imaginais la gueule noire et rose de la bête, béante et désarticulée, vomissant un flot de salive épaisse et de bile jaune-vert. Je voyais tous ces trucs spongieux en technicolor 3D. Il ne manquait que l'odeur.
_ Tu l'as quand-même amené chez le vétérinaire ?
_ Il connaît un équarrisseur, je voulais pas m'en occuper. J'ai pas le droit de l'enterrer chez moi. C'est la loi.
_ Je savais pas.
_ Je préfère ne rien faire de spécial. Je l'aimais, mais ce n'est qu'une bête.
Sonia avait lavé la route et Fred ne voulait rien faire de « spécial »...
J'avais remarqué depuis un moment la bouteille de gnôle sous la table basse. Je remballai mes jambes étendues, me penchai et la saisis vigoureusement avec ma main valide. Je m'envoyai une grande goulée qui ne calmerait pas le feu d'acide, déclenché par le mauvais vin blanc, mais j'en avais besoin ailleurs. Dans mon cœur, dans mon cerveau ou dans mon âme... d'alcoolique.
C'était la même gnôle que la veille, celle que j'avais choisie. La bouteille avait subi. Il y avait deux verres sur la table. Fred et Sonia, sans doute rapprochés par le choc et le chagrin, avaient dû s'en envoyer quelques-uns derrière la cravate.
Je reportai mon attention sur Fred. Il ne soutenait pas mon regard. Il faisait la paix pour le moment car il avait d'autres soucis, mais je n'étais pas certain qu'il me pardonne de l'avoir vu dans cet état.
Mais bientôt, plus jamais il ne me reverrait. Plus jamais. J'allais foutre le camp. Tout était devenu glauque, de plus en plus glauque.
Je repensai au feu de joie que j'avais prévu de faire ce soir. Je n'étais pas sûr d'en avoir encore une folle envie. Mais je me jurai de le faire. Ça avait un sens pour moi. Si j'avais pu foutre le feu à toute cette ville, je l'aurais fait. Non pour tuer tous ses habitants, mais juste pour le putain de symbole. J'aurais voulu foutre le feu partout où j'étais passé, en ne laissant derrière moi que des villes en flammes, puis des cendres. Foutre le feu à Besançon et partir, foutre le feu à Paris et décamper, foutre le feu à Paris ! Paris brûle, putain de bordel de merde ! Paris, un brasier ! Foutre le feu à Blois et me casser. Foutre le feu à Nantes, foutre le feu au squat de merde. Un putain de pyromane itinérant, mon foutu roadburn-movie à moi. Mon tour de France dans une traînée de flammes, le grand incendie de la Mère Patrie !
_ Tu trouves ça drôle ?
Je repris mes esprits. Effectivement, j'avais ricané doucement sans m'en rendre compte.
_ Oh, c'est bon, je pensais à autre chose, hein...
Il n'évita pas mon regard cette fois-ci.
_ C'est vrai que t'as l'air bien givré, mon gars. Pas d'offense, mais t'as pas l'air normal, tu le sais, non ?
_ Normal ? Normal, normal... Je sais pas, tu trouves ça normal, toi, les menaces de mort ?
_ Tu recommences. Je ne suis pas venu ici pour me bagarrer avec toi.
_ T'as récupéré ton chien. Alors qu'est-ce que t'attends pour rentrer chez toi ?
J'avais dit ça nonchalamment mais ça l'énerva beaucoup. Peut-être que le « récupéré ton chien » avait été de trop.
Il se leva d'un coup, je le surveillais par-dessus ma bouteille. Je bus encore une gorgée de feu liquide.
_ Je suis resté pour elle, je t'ai dit. Elle était vraiment bouleversée. A cause de... de l'accident avec Kurt, mais pas seulement. Elle était déjà perturbée quand je suis arrivé.
_ C'était quoi, cette histoire d'appeler les flics ?
_ Hein ? On n'a pas appelé les flics, ça s'est réglé facilement avec le conducteur de la voiture. On s'est arrangé à l'amiable. Ce n'était pas de sa faute...
_ Non, je parlais d'avant l'accident. Je sais de source sûre que Sonia voulait appeler les flics cet après-midi. Finalement elle n'en a rien fait. T'as quelque chose à voir là-dedans ?
_ Mais de quoi tu parles ?
Il avait l'air sincère.
_ Comment ça s'est passé avec elle, avant l'accident ?
_ Je te dis qu'elle avait l'air bizarre. Triste et soucieuse, ouais. Fatiguée, aussi. Mais il n'a jamais été question d'appeler les flics ou je ne sais quoi.
_ OK, OK. Je te crois. Elle t'a rien dit à ce sujet, alors ?
_ Non. C'est toi son petit ami, non ? Ou son pote, je sais pas, je m'en fous, honnêtement.
_ Ah ouais ? Tu t'en fous ? T'en es vraiment sûr, elle t'intéresse pas ?, fis-je avec un petit sourire narquois en louchant vers les deux verres.
Parfois je peux être un de ces salopards... Il jura, fit quelques pas dans la pièce, certainement pour s'empêcher de m’attraper par le colbac.
_ Je vais rentrer, maintenant que tu es là.
_ Bonne idée.
_ Ouais, il vaut mieux, fit-il en attrapant son blouson posé à mes côtés sur le canapé.
Il avait repris le contrôle, son front restait plissé, mais peut-être était-il légèrement éméché car il avait une drôle de démarche. Ou peut-être était-ce mon coup dans le genou qui se faisait sentir. Il se dirigeait vers la sortie quand je le rappelai.
_ Je vais bientôt partir d'ici, tu sais ?
Il ne répondait pas mais il s'était arrêté. Il attendait, quelque part dans mon dos.
Je sortis une cigarette et me la collai dans la bouche.
_ Je quitte la Bretagne demain. Je reviendrai pas. M'étonnerait beaucoup.
Alors je le sentis approcher son visage de ma nuque. J'étais parfaitement impuissant. Il pouvait m'attraper, m'étrangler, me frapper la face, j'étais complètement à sa merci : lui, debout derrière le canapé, penché sur moi. Et moi je restais assis comme un branleur. J'allumai ma cigarette.
Il respirait fort, je sentais son souffle dans mon oreille.
_ Tu fuis ? Tu fous le bordel et tu décampes ? C'est ça ?
_ Pas exactement, fis-je en recrachant la fumée. Mais tu ne devrais plus entendre parler de moi.
Il se redressa enfin. J'en ressentis un certain soulagement. La tension demeurait, pourtant.
_ Attends, attends... t'as envoyé mon frère à l'hôpital. Je ne risque pas de l'oublier. Je ne risque pas de t'oublier, toi. Tu peux partir à l'autre bout du monde, il faudra bien que tu assumes tes responsabilités si... Si...
_ Si ton frangin meurt ?
_ Ouais ! Ouais ! Ou s'il termine sa vie comme un putain de légume !
_ Crie pas comme ça, tu vas réveiller Sonia.
Alors il me gifla. Par derrière. Le salaud. Ma clope s'était envolée. J'avais poussé un petit cri de surprise, mais sinon je ne fis aucun geste. J'attendais. Presque content.
_ Ah ça, les sarcasmes, tu connais. P'tit con, va !
_ C'était pas un sarcasme.
_ C'est ça, c'est ça. Ton ironie pourrie, là, tu te planques derrière. Et dès que t'as bien foutu la merde tu te barres vite-fait. Je comprends pas comment Sonia a pu s'attacher à un crevard comme toi.
_ Comme tu pourras le remarquer, Sonia s'attache assez vite aux gens qu'elle rencontre. Spécialement les mâles dominants. Je crois que c'est sa malédiction.
_ Sa malédiction, c'est TOI !
J'entendis la porte d'entrée s'ouvrir violemment, puis elle fut refermée, comme après une hésitation, tout doucement. Il avait dû se retenir au dernier moment. Il ne l'avait pas claquée par respect pour Sonia, qui dormait peut-être encore à l'étage.
Je trouvai ça touchant.
Ma joue gauche était brûlante, tout comme la gnôle que je continuai à siroter, après avoir ramassé ma cigarette, par terre deux mètres plus loin.
Je ne savais pas si c'était la baffe ou l'alcool, ou le mélange des deux, mais je ressentais enfin une certaine ivresse. J'avais toujours faim. J'allais préparer à manger, mais d'abord, je réveillerais Sonia. La nuit serait bientôt là, c'était pas sain de s'endormir à cette heure, elle allait être complètement décalée.
Et il fallait qu'on parle. J'assumerais mes responsabilités, au moins certaines, n'en déplaise à Fred. J'allais lui faire un repas sympa et on allait causer calmement et gentiment.
En adultes. Comme des amis.
Et au beau milieu de la nuit, j'irais m'éclater à foutre le feu à trois ou quatre bagnoles. Peut-être même je ferais une petite danse la bite à la main, autour de chacune, avant d'aller me recoucher sur le canapé.

Sur le canapé ?
Ne pouvais-je pas passer une dernière nuit avec Sonia ?

XV (PARIS/MONTBÉLIARD-1)

_ Monsieur Naibi ?
_ Lui-même.
_ Bonjour Michel. C'est Renaud Martigue. Un copain de Laurent. A Paris.
_ Mar...tine ?
_ Martigue, Renaud Martigue. On s'est vu une fois ou deux.
_ Renaud... Ça me dit quelque chose. Un Parigot, hein ? Si vous voulez mon fils, il est pas là.
_ Non ? Je m'en doutais, en fait.
_ Et ça fait un moment qu'on n'a pas eu de ses nouvelles. Sa mère s'inquiète... mais il doit toujours être en Bretagne. A glander, naturellement. Bon, c'est pour quoi, alors ?
_ J'ai, euh, une mauvaise nouvelle. Mais ce n'est pas Laurent, hein...
_ Accouche mon vieux.
_ Mais ça a voir avec un de nos amis communs. Euh, José, vous l'avez déjà vu lui aussi.
_ Oui, lui je vois bien. Il est mort ?
_ Ben... Oui, c'est ça, il... il est décédé. Ce matin.
_ Nom de dieu... C'était un bon p'tit gars, celui-là.
_ Oui, on l'aimait beaucoup. Tout le monde aimait José... Mais il n’allait pas bien ces derniers temps.
_ C'est la schnouff, hein, c'est ça ?
_ Hein ? N-non...
_ C'est la drogue, hésite pas à le dire...
_ Hein ? Non, non, il ne se droguait pas. Il s'est donné la mort. Voilà.
_ Suicide ? Encore ! Il était malade, tu disais ?
_ Ben, physiquement, ça allait pas si mal, quoique... enfin, c'est surtout moralement, il...
_ Je comprends rien à ce que tu dis, là, j't'entends mal.
_ Désolé, je...
_ Ouais, ouais, tu chialeras plus tard. Allez, reprends-toi. Pourquoi il a fait ça ?
_ C'est comme je vous dis, il n'allait pas bien, il avait le moral dans les baskets ces derniers temps. Et sa copine l'a quitté.
_ Ha ! Une histoire de grognasse, j'en étais sûr ! Et pourquoi tu nous appelles, nous ? T'as pas appelé Laurent pour lui dire ?
_ Non, justement.
_ Ben qu'est-ce que t'attends, c'était son copain, appelle-le.
_ Je ne veux pas l'appeler. Non, je ne l’appellerai pas. Nous ne sommes plus amis. On s'est disputé. José s'était disputé avec lui aussi.
_ Mais qu'est-ce qu'on en a à cirer de vos petites querelles ! Un bon jeune est mort, tu transmets, un point c'est tout, c'est normal, il faut qu'il soit au courant. Vos prises de bec, maintenant, l'José, il s'en carre, là où il est !
_ Je sais bien, je sais bien !
_ Oh, baisse d'un ton, jeune homme.
_ Désolé...
_ C'est pas grave. Bon, tu vas prévenir Laurent, OK ? Tu vas le prévenir, toi. D'accord ?
_ Oui, oui, je le préviendrai. Mais je ne vous appelais pas que pour ça. Justement, au sujet de Laurent...
_ Tu vas me dire qu'il va mal, lui aussi ? A la bonne heure, je ne m'y attendais pas une seconde !
_ Non, non, je sais bien, avec toutes ces tragédies...
_ C'est pas des tragédies, c'est la vie. Parfois les enfants meurent avant les parents. On dit que c'est pas naturel. Mais c'est faux. Toute mort est dans la nature, j'te l'dis, moi, toute mort fait partie de l'ordre des choses. Faut l'accepter, c'est tout. Laurent, il l'acceptera, un jour. Tu l'appelles, tu lui dis, il faut qu'il sache. Il le prendra comme il le prendra.
_ C'est justement de ça que je veux vous parler. Je me demandais si... Si ça ne serait pas mieux pour lui de, comment dire... Prendre du repos quelques temps.
_ Tu parles, il bosse plus depuis longtemps ! Mais attends... Tu veux qu'il aille chez les fous ? C'est ça que t'es en train de me dire, mon garçon ? Tu veux l'envoyer chez les fous ?
_ C'est pas exactement ça, c'est...
_ Me prends pas pour une baleine. Tu veux le faire interner ?
_ En fait... Je me disais que peut-être vous pourriez faire quelque chose, peut-être déjà le persuader de rentrer chez vous et... Il doit y avoir un rapport du médecin qui...
_ T'as raison sur un point : je vois pas comment il pourrait rester copain avec toi, après ce que tu viens de me dire. Finalement, je l’appellerai moi-même. Adieu.

Michel raccrocha violemment le vieux combiné qui datait des années quatre-vingt.
Il pesta entre ses dents jaunies, se massa les reins tout en secouant la tête. Il était abattu. Encore un jeune qui avait décidé d'en finir. La semaine dernière, c'était le fils Petitjean. Un petit con qui pensait qu'à fumer des joints et à rouler trop vite avec sa bagnole de merde, mais quand-même... Il essayait de ne pas repenser à l'autre, là, la gosse, mais c'était impossible. Il essayait de ne pas repenser à son fils Arnaud, mais c'était tout autant impossible. On ne peut pas lutter contre ses pensées. Contre ses souvenirs. Il pourrait se saouler tous les jours, bien plus qu'il ne le faisait déjà, oui, il pourrait se saouler jusqu'au coma, jamais il n'oublierait son fils aîné et les circonstances de sa mort.
Jamais il n'oublierait la mort d'Arnaud. Ni celle de la petite.
Ou alors, pas longtemps. Comment pourrait-il ?
Michel attrapa une bouteille de cognac bon marché, un verre, et s'assit dans son fauteuil préféré, celui à côté de la grande fenêtre qui donnait sur le jardin. Celle par laquelle on voyait le portique à balançoires qu'il ne s'était jamais résolu à démonter. Faut dire, les pieds étaient fermement ancrés dans des blocs de béton, enterrés.
Il se souvenait qu'avant de remplir les petites fondations, au cours de la nuit, un hérisson, et dans une autre, un crapaud, y avaient été piégés. En une nuit seulement, deux bestioles y étaient tombées. Elles n'avaient aucun mal, mais heureusement qu'ils les avaient remarqués avant les pies. Le crapaud, il n'en aurait rien eu à foutre, mais le hérisson... Il avait appelé les gosses quand il l'avait libéré en le soulevant avec une bêche.
Les gamins en avaient un peu peur, ils trouvaient qu'il avait l'air sale (c'était pas faux, un nid à vermine, ces machins-là) et, forcément, piquant, mais c'était un animal tellement rigolo, tellement spécial. Ils avaient tous ri en le voyant décamper quand il s'était dit que faire la boule avait assez duré.
C'est fou comme un hérisson, ça peut être rapide, on n'y croit pas, on s'attendrait plutôt à ce qu'il ait une démarche débonnaire et paresseuse. Pensez-vous ! Un hérisson, ça trottine !
Michel but le cognac, il en but trop. Quand sa femme rentra de chez son amant, de chez sa copine, ou de chez le coiffeur, il était saoul. Saoul et triste, donc grincheux. Il mit longtemps à lui avouer qu'un autre jeune, encore, venait de se donner la mort.
Alors seulement il pleura contre les seins de sa femme, et sa femme pleura avec lui. Elle avait une nouvelle coupe de cheveux. Michel n'avait fait aucun commentaire.

De son côté, Renaud avait craqué juste après le coup de fil. Des sanglots longs et douloureux, avec peu de larmes : chacune sortait difficilement, une goutte salée qui suintait de ses yeux, comme pressés. Pressés de douleur, il en sortait ce jus amer.
Car si Renaud ressentait une profonde tristesse pour la perte de son ami, l'amertume dominait le tout. L'amertume l'écrasait. Amertume de sa propre culpabilité. Il n'avait pas été assez à ses côtés. Alors qu'il savait, oh il savait très bien que José dérapait complètement. Il savait très bien pourquoi Marie l'avait quitté. José devenait dépressif. Mais peu importe le terme médical, Renaud savait que José devenait fou.
Comme si Laurent l'avait contaminé.
Laurent... Oui, l'amertume venait de lui, il en était l'origine, au delà de son sentiment de culpabilité, il en voulait à Laurent, il était la source de tous leurs ennuis. La source du malheur de José, la source du malheur de Marie, la source de son malheur, à lui, lui qui venait de perdre un ami cher.
Un ami qui avait sauté du cinquième étage. Un ami qui s'était suicidé depuis chez lui. Il n'était pas sorti depuis des semaines. Sa dernière escapade fut une chute de cinq étages. Cinq étages pendant lesquels il avait basculé en arrière et sa tête, juste avant qu'il ne touche le sol, avait percuté une de ces grosses boîte à lettres jaunes de la poste. Une gerbe de sang immense avait jailli, paraît-il. La boîte jaune éclatant avait été tachée de rouge, tout comme la façade de l'immeuble, aspergée.
Il connaissait beaucoup de détails, il y avait eu plusieurs témoins.
José était mort juste avant d'atteindre le trottoir, presque décapité par une grosse et idiote boîte à lettres jaune. Ça allait le hanter jusqu'à la fin de ses jours, il en était certain. Il l'avait beaucoup trop bien visualisé. Et il continuerait à se la représenter, cette boîte jaune et rouge, pendant des semaines, des mois. Il ne pourrait plus jamais en regarder une sans frémir, sans souffrir.
Renaud en voulait à Laurent, il lui en voulait tellement.
Et il en voulait à son enfoiré de père, ce bourru alcoolo, complètement insensible. Cette caricature sur pattes du prolo brutal, dur et cassant, jusqu'au bout.
Ah ça, les chiens ne faisaient pas des chats. Une expression que le Michel aurait pu lui sortir s'il n'avait pas honte de ses fils. Honte de son fils défunt toxico, et honte de l'autre, pourtant pas plus alcoolique que lui-même. Un « artiste », synonyme de bon à rien et de branleur, dans les colonnes d'étiquettes que son esprit d'artisan à la dure avait dû soigneusement élaborer au fil des années.
Renaud se demandait combien de personnes encore Laurent entraînerait dans sa chute. Combien de personnes encore allait-il contaminer ? Alors qu'il s'en sortirait indemne. Délirant, mais indemne. Un fou dangereux en liberté.

Plus tard, Renaud se rappela son rêve de la nuit dernière. C'était flou et il y avait des trous mais il se souvenait qu'il y avait Maëlle, dans ce rêve.
Et Maëlle était en colère.