XXI
(JUSTINE-1)
Justine
reprend son souffle. Des sensations délicieuses, apaisantes, partout
dans le corps. Surtout dans le bas, là où la culotte est restée de
travers. Elle passe ses mains dans son pantalon et la réajuste. Ça
lui procure encore quelques frissons. Puis elle tâte ses fesses et
sent la matière gluante qui refroidit.
_
Bravo Laurent, bravo...
Elle
a donc fini par coucher avec lui. Enfin, « coucher » ne
serait pas exactement le bon terme pour désigner un acte qui a été
promptement exécuté à la verticale, sans aucune espèce
d’endormissement à l'horizon.
A
part l'endormissement de la raison.
« Je
ne t'aime pas Laurent ». N'était-ce pas ce qu'elle lui avait
sorti, pas plus tard que la veille ?
Elle
n'avait pas pensé ce qu'elle disait. Il l'irritait, la perturbait,
mais elle était pourtant bien attirée par lui.
Et
c'était vraiment bon et, oui, tu as toujours eu envie de lui. Alors
que ce mec est cinglé. Ce mec parle tout seul dès qu'il a fumé un
joint.
« Ma chérie, tu es là ? », qu'il avait bégayé
entre deux vomissements, quand il avait fait son malaise sur la
plage. A qui parlait-il ? Pas à elle. Pas à Manu. A quelqu'un
qui n'était pas là. Il devait plus probablement s'adresser à cette
fille qu'il avait déjà évoquée, là, son ex ou équivalent. Elle
devait arriver le lendemain, d'ailleurs. Elle ne put s'empêcher de
ressentir une pointe de jalousie. Toi
aussi t'es cinglée...
« Ma
chérie, tu es là ? », rien que ça. Et ça l'avait fait
craquer. Elle avait senti tant de détresse en lui. Il souffrait
vraiment. Et Manu qui insistait pour qu'ils le laissent seul,
récupérer et délirer dans son coin. Manu qui n'avait pas l'air
rassuré. Et elle qui n'avait pas envie de s'engueuler encore avec
lui. Et comme Laurent lui-même leur avait ordonné de foutre le camp
(« disparaissez, tous, laissez-moi ! », restait à
savoir à qui il parlait réellement), ils avaient fini par partir.
Justine, à contrecœur.
« Ma
chérie »... Malgré la jalousie, sans aucun doute mal placée,
elle était touchée.
Elle
monte à l'étage, se lave les mains à l'eau froide, puis enlève
son pantalon et le passe aussi sous le robinet. Elle a du mal à
faire partir le sperme qui colle après le tissu, change de texture,
colle après ses doigts en grappes grumeleuses.
Il
était venu à poil chez elle. Il était venu à elle. Il semblait si
fragile, nu dans le jardin à grelotter.
Et
ensuite il s'était transformé. Dans le salon, sous ses yeux, elle
l'avait vu redevenir un autre, encore un autre. Un homme séduisant
qui la désirait, elle, toute entière. Il avait essayé de le cacher
au début, comme si il jouait. Mais c'était là, dans l'air, c'était
en lui, puis finalement elle l'avait senti monter en elle, ce désir
franc, brut, brutal.
Et
ce n'était pas comme si c'était la première fois qu'elle couchait
avec un autre. Ce n'était pas comme si tout allait bien entre Manu
et elle.
Aujourd'hui,
il s'était vraiment passé quelque chose de spécial. Quand ils
s'étaient faits face dans le salon, c'était plus qu'électrique.
Elle pouvait presque sentir ses regards comme des serpents sur son
corps. Des serpents chauds. Larges et lents et chauds et
enveloppants.
Quand
elle l'avait vu se diriger vers la sortie, juste avant qu'il ne
revienne à elle, en elle, elle avait senti un serpent glisser de la
cuisse à l'entrejambe et passer entre ses fesses, puis revenir à
reculons, de l'anus au sexe, il avait glissé. Un serpent qui
glissait à reculons et qui la faisait mouiller. C'était aussi
malsain qu'excitant, tant ça avait l'air réel, elle aurait presque
pu le toucher, ce gros serpent chaud créé par les yeux de Laurent.
Quand il l'avait enfin prise, c'était une énorme vague de déjà-vu
qui la culbutait. Un déjà-vu sexuel qui n'avait rien de banal.
T'as
vécu une expérience de sexe mystique, ma Juju. Y'a pire comme
sensation...
Pourquoi
alors ressentait-elle également cette impression d'avoir fait
quelque chose de mal ? Ce n'était pas seulement qu'elle ait
trompé Manu, une fois encore. Elle sentait que ce n'était PAS BIEN.
Elle n'aurait pas dû coucher avec Laurent. Elle le savait.
Puis
il l'avait mordue très fort, elle avait crié. Mais ça aussi
c'était bon. Alors elle l'avait mordu à son tour, à la base du
cou. Elle n'avait jamais fait ça auparavant.
Désormais
elle regrette ces excès. Elle se rend même compte qu'elle saigne un
peu. Elle passe un gant de toilette imbibé d'eau glacée sur la
plaie, sur les nettes marques de dents. Elle a les crocs de Laurent
tatoués sur son épaule.
Elle
regrette déjà tout ce qui s'est passé. Elle regrette sa faiblesse.
Pour une stupide affaire de phéromones...
Elle
entend la voiture de Manu se garer. Il avait fait vite, même s'il
était tard pour manger, quatorze heures largement passées. Ils
s'étaient engueulés, ce matin. Il était parti voir ses parents,
qu'il disait. Peut-être même avait-il déjà déjeuné avec eux, ce
qui règlerait le problème. Justine n'avait pas faim et elle n'avait
rien préparé. Manu était du genre à attendre ça d'elle.
Peut-être
aussi Manu n'avait-il fait qu'un tour pour se détendre ou se
défouler. Peut-être voyait-il des femmes, de temps en temps... Elle
en doutait fort. Il ne plaisait pas souvent aux filles, et quand
c'était le cas, il ne s'en rendait pas compte. Fut un temps où il
lui avait plu, à elle.
Justine
ne sent plus Manu. Il est devenu quelqu'un de différent, d'étranger.
Ils ne font plus l'amour, ou très rarement, sans passion,
mécaniquement.
Et
Laurent trotte dans sa tête, avec son uniforme de nihiliste, ses
saillies verbales sarcastiques, ses actes insensés et sa détresse
qu'elle trouve si touchante.
Quelle
conne.
Elle
se dit alors qu'elle doit parler à Manu. Lui avouer qu'une fois de
plus, elle l'a fui. Lui dire qu'elle a couché avec Laurent. Elle
doit être claire et honnête avec lui.
Je
ne l'ai pas trompé. Nous nous sommes trompés tous les deux.
Le
lendemain.
Justine
n'en croit pas ses yeux. Justine ne sait plus quoi croire. Elle
regarde Laurent s'éloigner dans sa propre voiture, elle qui était
pourtant bien décidée à ne la lui laisser pour rien au monde. Mais
après tout, il ne s'agit que d'un simple prêt. A-t-elle confiance ?
Non, assurément, non. Mais elle avait senti qu'il fallait qu'il en
soit ainsi. Elle avait eu un peu peur de lui, aussi. Encore. C'était
comme si il pouvait plier sa volonté. Quelque chose en lui... ou
quelque chose en elle...
Elle
sent Manu arriver dans son dos, ça lui colle un drôle de frisson,
désagréable, dans la colonne.
_
Je sais ce que tu vas dire. Mais c'est ma voiture, j'en fais ce que
j'en veux.
Il
pose une main au creux de ses reins, il ne dit rien. Elle n'aime pas
ça. Elle n'aime pas ça du tout. Elle a peur de se retourner, elle
ne veut pas le regarder. Elle ne veut pas qu'il la regarde, elle.
_
Pourquoi tu dis rien ?
Encore
un silence interminable. Ils sont immobiles, tous les deux,
silencieux. Enfin il se décide à parler.
_
Qu'est-ce que je pourrais dire ? Je n'ai rien à dire.
Effectivement, c'est ta voiture. Et tu fais ce que tu veux, ça
j'avais bien compris. Et alors quoi ? On va encore s'engueuler.
Tu as couché avec lui et, apparemment, ça t'incite à faire
n'importe quoi. A continuer à faire n'importe quoi. J'ai laissé
faire. Il y a bien trop longtemps que je laisse faire et maintenant
c'est trop tard. Alors qu'est-ce que je peux dire ? A part
réciter des évidences et ressortir des non-dits que nous avons tous
les deux compris ?
_
T'aurais pu faire quelque chose. Il y a bien longtemps, comme tu
disais.
_
Et maintenant c'est trop tard. On en a déjà tellement parlé...
Mais je peux encore faire une chose. Je veux divorcer, Justine. Ça
fait un bout de temps que j'y pense. Maintenant ma décision est
prise.
Le
choc. Justine ne s'y attendait pas. Elle savait que ça n'allait plus
entre eux, elle savait qu'il fallait mettre un terme à leur
relation, mais elle n'avait jamais envisagé sérieusement leur
séparation. Peut-être était-ce dû à la résignation induite de
l'habitude, de la routine, des repères de vie qu'elle tenait à
conserver envers et contre tout bon sens.
Ils
ne s'aiment plus. Manu vient de le dire et c'est comme si cela
prenait enfin réalité, ici, dehors dans le jardin devant leur
maison.
_
Ça fait longtemps que tu as pris cette décision ?
_
Non. Je te dis, je viens de la prendre en le voyant partir dans ta
voiture. Mais c'est ce que je veux. C'est peut-être la dernière
chose que je veux de toi. Obtenir le divorce.
Un
gros BOUM vient ponctuer fort étrangement sa phrase en y mettant un
terme brutal et imprévu. Tous deux sursautent et finalement Justine
se retourne pour le regarder.
Son
visage à lui est plus surpris que soucieux.
_
Qu'est-ce que c'était, ça ?, fait-elle.
_
J'espère que ce n'est pas ta voiture, en tous cas. J'espère qu'il
ne s'est pas déjà planté avec. Il avait l'air dans un de ces
états... T'es inconsciente.
_
Hein ? Mais non, voyons... C'est pas lui. On aurait dit une
explosion.
_
Ben oui, justement.
Elle
roule les yeux au ciel.
_
Tu fais exprès, là ! Non, c'est pas tout près et c'était
fort, pourtant. C'est gros. C'est quelque chose de gros. C'est
quelque chose de gros, répéta-t-elle en se reperdant dans ses
pensées.
Justine
se souvient vaguement d'un rêve qu'elle a fait la nuit dernière. Il
y avait des flammes, un genre d'explosion... Une fille au milieu des
flammes. Quelqu'un, elle ne se souvient plus. Et il y avait quelqu'un
d'autre... Qui était-ce ? Elle ne se souvient toujours pas.
Mais elle se remémore la phrase qui avait résonné dans sa tête,
juste avant son réveil : « la maîtresse de maison doit
mourir ».
Oui,
c'était ça, la maîtresse de maison doit mourir.
Alors
seulement Justine et Manu voient la colonne de fumée.
_
Qu'est-ce que je t'avais dit, c'est une explosion. Qu'est-ce qui se
passe ?
Beaucoup
de badauds guettaient à distance. Elle avait un peu honte d'en faire
partie. Manu n'avait pas voulu venir, elle lui en était
reconnaissante.
Une
partie du quartier avait été bloquée. Ils ne craignaient plus la
fuite de gaz, mais sûrement les secours tenaient-ils à garder le
champ libre.
Le
champ de bataille, oui.
Justine
contemplait donc le désastre entre la fascination et l'angoisse. Il
ne restait rien de la maison de Sonia. Le bruit avait vite couru
qu'il ne restait rien non plus de son occupante. Il ne pouvait pas y
avoir de certitudes pour l'instant, mais ces bruits-là ne sortaient
pas de nulle part. Justine tenait à garder un petit espoir
rationnel, mais ses entrailles lui disaient clairement que Sonia
était bel et bien morte. Pulvérisée par l'explosion de sa maison.
Sa
grande demeure, rasée... Au-delà de ça, on ne savait pas
grand-chose.
Justine
avait le cerveau qui tournait dans tous les sens, malaxant des idées
dans des positions dignes d'un contorsionniste masochiste.
Suicide ?
Sonia se serait-elle tuée peu après sa séparation avec Laurent,
peu après son départ ? C'était tout à fait possible.
Horrible, mais probable. Elle avait déjà eu des penchants pour
l'autodestruction. Ou bien était-ce une affreuse négligence ?
Sonia elle-même oubliant de couper le gaz ? Ou alors... Laurent
s'était servi son café du matin avant de partir, laissant le gaz
ouvert, tuant sans le vouloir son ex-compagne dans une terrible
étourderie ? Ou... Justine ne voulait pas penser ça, mais elle
ne pouvait s'empêcher de se poser la douloureuse question :
Laurent serait-il allé jusqu'à la tuer ? En était-il
capable ? Son départ précipité ne ressemblait-il pas à une
fuite ? Dans ce cas, elle aurait permis à un criminel, un
assassin, de s'éloigner du lieu du crime.
Arrête
ça, arrête ça. Tu ne pouvais pas savoir. Tu ne peux pas savoir. Tu
ne sais pas.
Tu ne sais
rien.
Et
Sonia lui avait demandé secours, la veille seulement, quand Justine
l'avait appelée. « Il y a quelqu’un chez moi, appelle les
flics ». Puis, « non, non, finalement, tout va bien ».
Mais Laurent était chez eux, à ce moment-là. Peu avant qu'ils ne
baisent comme des putois en chaleur. Il n'avait donc rien à voir
avec cet étrange appel au secours avorté. Il était avec
elle.
Et qui d'autre aurait pu lui en vouloir à ce point ?
Peut-être
devait-elle tout raconter à la police. Raconter quoi ?
Elle
aurait bien voulu arrêter ça. Elle aurait bien voulu aussi que les
réminiscences de son rêve cessent de la hanter. Elles revenaient
sans arrêt depuis qu'elle avait entendu l'explosion.
La
maîtresse de maison doit mourir.
Dans
les flammes.
Une
explosion au gaz, ça fait des flammes ? D'abord ça explose.
Ensuite, peut-être viennent les flammes. En tous cas, les pompiers
étaient arrivés en fanfare, la grosse cavalerie, plusieurs gros
camions. Et il y avait bien eu un début d'incendie, mais qui ne
s'était pas étendu au-delà de chez Sonia. Les vitres des maisons
environnantes avaient explosé et l'habitation la plus proche
présentait une façade noircie par les fumées. Une partie des
badauds devait être constituée des voisins directs. Elle avait
croisé plusieurs personnes manifestement choquées.
Il
y a avait de quoi. Une petite ville tranquille soudainement secouée
par une violente explosion. Alors qu'auparavant, plusieurs voitures
avaient été incendiées, dans le même quartier. Et par qui ?
Par notre bon Laurent, la veille de son départ, cramant par la même
occasion sa propre bagnole à l'agonie. Une des voitures avait
d'ailleurs littéralement... explosé. Serait-il devenu complètement
cinglé ? Si tout cela n'était que faits indépendants les uns
des autres, les coïncidences étaient troublantes.
Et
troublée elle l'était, Justine.
Ça
pourrait ressembler à un meurtre. Peut-être que Sonia est morte.
Peut-être qu'elle s'est suicidée. Peut-être que c'est un stupide
accident domestique. Peut-être que Laurent l'a tuée.
Involontairement... ou pas.
Pourquoi
aurait-il fait ça ? Ah quoi bon un pourquoi, Laurent était un
homme instable, imprévisible et certainement manipulateur.
Et
elle était tombée dans le panneau. Peut-être même lui avait-elle
permis de fuir la justice. Où était-il vraiment parti ?
Rentrait-il vraiment chez lui ? Il n'y avait qu'un moyen de le
savoir, ou du moins, de se rassurer un peu : l'appeler, et vite.
Elle en saurait forcément un peu plus. Et puis, si Laurent n'était
coupable de rien, et elle voulait y croire, il fallait qu'il sache.
Il
partait enterrer un ami et elle l'appellerait pour lui annoncer la
mort de Sonia. Ça ne pouvait pas plus mal tomber mais il fallait
qu'il sache.
Elle-même
devait savoir.
Quelque chose, peu importe quoi, elle devait vite se rassurer. Elle
devait lui parler.
Alors
Justine appela Laurent.
Après
d'interminables sonneries dans le vide, elle atterrit sur son
répondeur. Ainsi elle ne saurait rien. Rien. Car ça ne voulait rien
dire. En ce moment-même, il devait conduire, c'était normal qu'il
ne décroche pas. Bien compréhensible. Il ne fallait pas qu'elle
tire quelque conclusion que ce soit. Elle n'avait pas réussi à le
joindre, point barre.
Elle
allait devoir attendre.
Elle
n'avait pu s'empêcher de laisser un message. Bizarrement, il lui
sembla qu'elle avait réussi à contrôler ses émotions, en
apparence, mais le contenu du message était clair : il y avait
urgence, quelque chose de grave s'était passé. Elle était restée
vague pour être sûre qu'il rappelle, elle avait seulement voulu lui
faire comprendre l'importance de son appel. Peut-être même lui
faire peur.
Et
maintenant, elle devrait donc patienter, subissant la torture de
toutes ces questions.
Il
n'y avait pas d'ambulance, elle devait déjà être repartie. Vide
ou... Elle se mit une petite gifle pour chasser les mauvaises
pensées. Elle se sentit aussitôt stupide de faire ça. Elle regarda
alors autour d'elle, espérant que personne ne l'avait vue. Elle
remarqua seulement une jolie blonde qui se tenait immobile à
quelques mètres sur sa gauche. Elle aussi contemplait la
catastrophe. Elle avait de l'allure, grande et fine dans ses jeans,
ses longs cheveux blonds librement lâchés dans son dos.
Alors
que Justine notait qu'elle ne l'avait jamais vue auparavant, la fille
se tourna pour la regarder. Et c'était comme si elle, elle la
reconnaissait. Elle la dévisageait sans gêne, en silence et avec un
drôle d'air. Un air que Justine désapprouva totalement. Un air
moqueur. Un je ne sais quoi de « je te l'avais bien dit »
sur le visage et, au-dessus, des yeux froids. Et cette impression
qu'elle donnait de la connaître très bien. Alors qu'elle était
certaine de n'avoir jamais rencontré cette fille.
Peut-être
en rêve ?
Quelle
idée stupide.
On
rêve parfois d'inconnus ou de gens qu'on n'a pas croisés depuis
très, très longtemps.
Alors
elle se souvint : la
maîtresse de maison doit mourir. C'était
la fille de son rêve. L'autre. Pas celle qui mourrait, mais celle
qui regardait. Celle qui avait parlé dans sa tête : « la
maîtresse de maison doit mourir ». Ce n'était qu'une drôle
de sensation, diffuse, mais pourtant...
C'était
beaucoup trop glauque pour elle, elle se força à rejeter cette idée
impossible. L'accident, le choc, tout cela entrait en résonance avec
son cauchemar mais ça s’arrêtait là.
La
bouche de l'inconnue désagréable remua mais Justine n'entendit
rien. Ses lèvres continuèrent à remuer exagérément, comme si
elle voulait qu'on lise dessus, mais Justine ne comprenait toujours
pas. Elle eut envie de lui crier dessus, de l'insulter. Que voulait
cette conne qui se la jouait femme mystère ? Que voulait cette
horrible folle à part mater l'accident avec son air moqueur ?
_
Pardon ? Pardon ! Que dites-vous ?
L'étrange
inconnue lui sourit. Son sourire était aussi froid que son regard.
Désincarné. Une parodie de sourire.
Oui,
c'est ça, c'est l'ersatz d'un sourire, un faux sourire. Tout sonne
faux dans son attitude.
Mais
elle était belle, tristement belle. Ça ne faisait que renforcer son
étrangeté. Moquerie et tristesse pouvaient-elles cohabiter ?
Si
elle pouvait arrêter de me sourire comme ça et parler, me
répondre !, se disait Justine. Pire que tout : elle
ressentit, vaguement, un incongru désir sexuel l'effleurer, comme...
comme un chaud serpent circulant entre ses cuisses et peut-être même
à
l'intérieur.
C'était
trop.
_
Hé, répondez ! Que faites-vous là, on se connaît ?,
cria-t-elle, agressive, en se rapprochant de quelques pas.
La
fille approuva en hochant la tête, laissant Justine pétrifiée.
Puis elle s'éloigna d'une foulée nonchalante. Justine voulut
l'interpeller à nouveau, la rattraper – même si elle ne donnait
pas l'impression de forcer, l'inconnue marchait rudement vite –
mais elle restait clouée sur place, tétanisée, les sens et les
pensées confus.
La
fille disparut dans la petite rue perpendiculaire. Instantanément,
Justine se sentit un peu mieux.
Ce
n'était rien. Juste une folle, encore quelqu'un de sordide qui aime
regarder les accidents, rien de plus. Il ne fallait pas qu'elle lui
prête d'importance. Tout comme elle ne devait pas porter trop
d'attention à ses sensations. Elle était perturbée, son corps
réagissait bizarrement à l'angoisse qui la tenaillait.
Elle
aussi finit par quitter les lieux, en prenant soin de ne pas passer
par la ruelle où avait disparu la jeune femme aux yeux couleur
cimetière.
Justine
avait très peur pour Sonia. Justine avait peur qu'elle ne soit bien
morte.
Laurent
n'avait pas rappelé.
Elle
était allée à la Soif De Sel. Elle n'avait pu se résoudre à
retourner à la maison et raconter le peu qu'elle savait à Manu. Il
se serait jeté sur ces informations comme un chien enragé et aurait
incriminé Laurent à coup sûr. Non. Il allait bien finir par
l'apprendre. Autant que ce soit de la bouche de quelqu'un d'autre. Ou
que ce soit tout simplement remis à plus tard. Pas
maintenant. Pas maintenant, là, je ne peux pas.
Elle
était allée à la Soif De Sel et, à peine arrivée, elle avait
réalisé que ce n'était pas une bonne idée. Le bar était en
ébullition, Loïc surtout, et tout le monde ne parlait que de ça.
Mais
elle eut assez vite réponse à une de ses questions : Sonia
était morte.
Loïc
était fou. Un lion dément qui tournait dans sa cage. Et il parlait
beaucoup de Laurent.
Tout
le monde parlait beaucoup de lui. L'explosion, Sonia, la maison
pulvérisée et ce fameux Laurent qui y logeait également.
Justine
se dit que la police, si ce n'était pas déjà fait, ne tarderait
pas à s'intéresser à son cas et elle ne savait pas si c'était une
bonne chose ou une mauvaise.
Beaucoup
se demandaient où il était passé, d'autres émettaient l'hypothèse
qu’il y soit resté aussi et qu'on n'avait tout bêtement pas
encore identifié son cadavre. Certains y allaient même de leurs
petites descriptions imaginaires : les corps seraient mélangés
aux débris, on ne retrouverait que des morceaux, il faudrait des
jours avant de comprendre qu'il y a deux victimes et non pas une
seule.
« Ça
arrive », concluaient ces mêmes érudits si sûrs d'eux.
Non,
ça n'arrive pas. Ça n'arrive pas ici, se disait Justine, attablée
dans un coin devant une vodka pomme. Ici, on ne parle jamais de gens
pulvérisés, de cadavres mélangés, méconnaissables. Non, on ne
parle jamais de ça. Car ces choses n'arrivent jamais, ici. Et vous
n'en savez rien, nous ne savez rien, vous n'êtes que de sinistres et
faux témoins, des commentateurs de mauvais augures, prêts à se
jeter sur le premier événement qui pourrait vous sortir de votre
petite vie chiante à mourir. Ici, d'habitude, personne ne passe le
temps à contempler les décombres comme si tout ça n'était qu'une
bonne blague. C'était du délire.
Elle
attendait toujours l'appel de Laurent. Sa blessure à l'épaule lui
faisait mal. Elle aurait dû mettre du désinfectant, les morsures
sont connues pour s'infecter facilement. Elle n'avait pas eu le
temps : Manu était rentré, elle avait dû se changer
rapidement, jeter le pantalon souillé dans la machine à laver. Et
tout s'était enchaîné. L'aveu, la dispute, la demande de divorce,
l'explosion, les souvenirs soudains de mauvais rêves.
Sa
rencontre avec la folle ne cessait de la hanter, au-dessus de tout le
reste, alors que ça n'aurait dû être qu'un détail, un petit rien
dont elle ne pourrait rien tirer. Le début de désir qui était
monté en elle était certainement le comble de l'absurde. Elle
n'avait jamais été attirée par les femmes, jamais. Et sûrement
pas par une inconnue affichant cette révoltante attitude en
pareilles circonstances.
Mon
corps déraille parce que ma tête déraille.
Beaucoup
trop de choses arrivaient en même temps. Des choses dures, brutales.
Le divorce... Elle aurait dû le voir venir. Elle aurait dû le
demander à sa place. Ainsi, elle le ressentait comme une injustice.
Hébétée,
elle regardait autour d'elle et tentait d'éloigner la sensation
d’irréalité malsaine qui l'écrasait dans la torpeur. Jamais elle
n'avait vu ces pointes de méchanceté dans les yeux de Loïc. Même
lorsque des fouteurs de merde de passage dans son bar le
provoquaient, Loïc n'avait pas ce regard. De la haine. De la haine
et autre chose : de la peine. Elle savait qu'il connaissait un
peu Sonia, et surtout elle savait comment il pouvait prendre la mort
d'une jeune femme : en pleine face, en plein cœur. Un grand
sensible, Loïc. Un père, aussi.
Le
grand sensible à moustache en question croisa une fois de trop son
regard et finit par s'asseoir à sa table. Ils s'aimaient bien, les
deux, mais elle n'était pas sûre d'être en état de lui parler.
_
Salut ma douce. Je te demande pas si tu sais. Fatalement, tu sais.
Mais où pourrait se cacher cet animal, ce taré... t'as peut-être
une idée ?
Il
tremblait, il sentait l'alcool fort et il paraissait prêt pour le
lynchage.
_
Même si je le savais, je ne crois pas qu'il serait sage que je te le
dise.
Il
lui jeta un regard d'une intensité telle qu'elle recula au fond de
sa chaise.
_
Est-ce que tu sais quelque chose ?
_
Tu as eu ta réponse, Loulou.
Il
tendit un index tressautant dans sa direction.
_
Ce mec. Ce mec, il a quelque chose. Je suis sûr qu'il a quelque
chose de dangereux.
_
C'est un peu tôt pour tirer des conclusions. Surtout de ce genre-là.
On n'est pas au far-west, on ne va pas aller l'attraper et le pendre
sur des suppositions. Et tu l'aimais bien, il me semble. Alors,
qu'est-ce qu'il se passe, Loïc, qu'est-ce qu'il y a ?
Il
rengaina son doigt. Elle avait tenté de le calmer, elle avait adouci
sa voix, pour lui rappeler qu'elle et lui s'appréciaient, tout comme
Loïc avait semblé apprécier le musicien et le jeune homme abîmé
qui habitaient Laurent jusqu'à l'excès.
_
Il y a que cette gamine est... est morte, voilà.
_
Un accident, certainement. Pourquoi tout de suite penser au meurtre ?
Il
eut l'air sincèrement surpris... et agacé, un peu.
_
Qui t'a parlé de meurtre ? Pas moi, en tous cas. Mais je sais
qu'il a ses responsabilités là-dedans. Et je crois que tu en sais
plus que tu ne veux en dire.
_
Comment ça, « ses responsabilités » ?, fit-elle,
prudente.
Il
soupira douloureusement.
_
La petite Sonia, elle était gentille cette fille. Mais ce type, là,
je sais pas. Je crois pas. Au début, oui je l'aimais bien, mais ces
derniers jours, il...
_
Il est perturbé. Enfin, un peu plus que d'habitude peut-être, mais
quoi ? Tu veux dire que Sonia se serait... à cause de lui,
c'est ça ?
Les
yeux fatigués de Loïc formulèrent une réponse on ne peut plus
claire. Elle vida son verre de vodka pomme malgré la nausée qui
guettait. Loïc se releva, esquiva quelques clients qui
l'interpellaient, ramena la bouteille de vodka et servit deux verres,
un pour lui, un pour elle.
_
Bois pas ça comme ça, c'est pas sain. Bois-la pure. C'est pour moi.
_
OK... Je suppose qu'il va bien me falloir ça. Je sais pas si j'ai
bien fait de venir.
_
T'occupe pas de tous ces cons, ils racontent leurs âneries, mais au
fond tout ce qu'ils pensent c'est « plutôt elle que nous ».
« Plutôt elle que moi », voilà ce qu'ils racontent, ces
fumiers de lapin. Ils se félicitent d'être bien en vie, ici, plutôt
qu'en petits morceaux à la morgue.
Il
avait la larme à l’œil et elle se dit qu'il ne fallait pas lui en
vouloir. Elle ne pouvait pas lui reprocher d'être en colère. Au
fond, il était seulement très triste.
_
J'suis pas forcément mieux qu'eux, d'ailleurs. Je pense à Sonia et
j'imagine ma fille. Je t'ai déjà dit que j'ai une fille comme toi,
comme elle, à peu près le même âge. Je ne la vois presque jamais,
elle me déteste depuis la séparation avec sa maman. Enfin... Où je
voulais en venir avant, c'est que je sais que ce gars lui a fait du
mal, à la petite. J'en suis certain. Et peut-être bien que c'est
juste un accident... Mais c'est si moche, c'est...
Elle
saisit le poignet de Loïc et ficha ses yeux dans les siens, avec
toute la douceur dont elle était encore capable.
_
Oui, c'est moche. Et ce qui se passe, ce qui se dit ici, c'est moche
aussi. Faut garder la tête froide, essayer, au moins. Et je te
propose quelque chose. Je peux peut-être retrouver Laurent.
_
Tu sais où il est, j'en étais sûr !
_
J'ai dit « peut-être », je ne suis pas certaine. Je vais
faire ce que je peux.
_
Tu devrais plutôt voir avec les flics directement.
_
Pour l'instant, ça n'aurait pas de sens. Comme tu disais toi-même,
il n'y a pas de quoi crier au meurtre. Mais la moindre chose que je
puisse faire, c'est le mettre au courant.
Elle
se garda bien de dire qu'elle l'avait déjà prévenu et qu'elle
attendait toujours son appel.
_
Si c'est un suicide, c'est tout de sa faute, tout.
_
Je ne crois pas que ce soit si simple. Tu sais comment elle était...
Elle
ne finit pas sa phrase. Elle avait honte d'évoquer ainsi le passé
douloureux de Sonia. C'était impudique et cruel. Et peut-être tout
simplement faux. Loïc n'était d'ailleurs pas dupe :
_
Elle allait mieux ! Depuis longtemps. Et dernièrement, j'ai
même cru qu'il lui faisait du bien, mais... J'ai appris ce qu'il
avait fait au fils Leguenne et j'ai...
_
Quoi ? Qui ? Il a fait quoi ?
_
Ah t'es pas au courant. Il lui a complètement défoncé la gueule,
au Julien Leguenne.
_
Qui c'est ?
_
Tu connais pas, on dirait. Remarque, c'est pas grave, lui non plus
c'est pas quelqu'un de fréquentable. Son frangin, je dis pas, mais
lui, oh la la...
Elle
se souvint alors que Laurent lui avait évoqué un incident
impliquant lui-même, Sonia et... ce Julien Leguenne ?
_
A vrai dire, il est à l’hôpital, dans le coma. Tu te rends
compte ! Ça fait beaucoup de gens... blessés, non ? Et il
te tournait autour... Fais attention à toi.
Justine
aussi avait remarqué que, décidément, beaucoup de douleur traînait
dans le sillage de Laurent. Son ami, décédé, ce Julien dans le
coma... Et Sonia... décédée.
Je
n'arrive pas à me faire à l'idée qu'elle est morte.
_
Je vais essayer de le contacter. Je me sens mal, vraiment mal. Mais
j'ai pas envie de rentrer chez moi.
Loïc
lui adressa un regard plein de douceur et eut un geste tendre sur son
bras.
_
Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas ou te mettre
encore plus mal à l'aise, mais... il t'a tapé dans l’œil, hein ?
_
Tu sais très bien que ça ne va plus avec Manu. Et c'est vrai que tu
as tendance à te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Elle
soupira.
_
Mais je suppose que c'est une déformation professionnelle. Non,
écoute, je ne crois pas que Laurent soit si mauvais. C'est juste un
mec paumé. Je vais essayer de clarifier les choses, je te dis.
_
OK. Mais surtout n'en fais pas trop pour lui. Méfie-toi, je ne le
sens pas. Je ne le sens pas, répéta-t-il à mi-voix, vidant son
deuxième verre de vodka.
Il
lui caressa à nouveau le bras et retourna derrière son comptoir. Il
paraissait un peu plus apaisé.
Ainsi
Justine n'arrivait pas à se faire à l'idée que Sonia était morte.
Le monde lui paraissait soudainement hanté par des cauchemars
dangereux, des cauchemars qui jaillissaient sans prévenir, vicieux
fantômes répandant le saccage, le non-sens et la perte.
Le
gâchis et le chaos.
Justine
voulait quitter ce bar mais elle avait peur de rentrer à la maison.
Cette coûteuse maison qui ne ressemblait ni à Manu ni à elle-même.
Cette prétentieuse maison, matrice de leur échec, repaire du
désamour.
Elle
comprit confusément que cette maison allait devenir un problème
lors du divorce. Rien ne pourrait se passer simplement à ce niveau.
Une part aigrie d'elle-même lui susurra froidement de régler ce
problème matériel à la manière de Laurent : tout balancer,
détruire. Foutre le feu.
Elle
refusa intérieurement le nouveau verre de vodka qu'elle se proposait
et frissonna.
La
maison est en flammes et la femme est à l'intérieur.
XXII
Et
voilà un aventurier ! Je mis une bonne demi-heure à sortir de
cette foutue ville et trouver enfin des panneaux annonçant des
directions qui me rappelaient quelque chose. Je sentais que j'allais
me planter quelques fois, sans itinéraire ni carte (il fallait que
je m'arrête pour fouiller dans la voiture de Justine, elle avait
peut-être ce dont j'avais besoin), si bien que je décidai de me
contenir, de prendre tout ça à la légère.
Pour
le moment, j'avais reconnu cette route et savais où elle me menait,
c'était l'essentiel.
En
quittant la ville, j'avais aperçu dans le rétroviseur une colonne
de fumée noire et grise, au loin. J'avais entendu comme un gros
BOUM, un peu plus tôt. Je m'étais demandé d'où ça venait. Je me
dis alors que les deux étaient peut-être liés.
La
fin du monde commence ici ! Ils nous attaquent, ils nous
bombardent, finalement ce trou pourri va bien brûler !
Alléluia ! Gloria, gloria ! Gloire aux mystérieux anges
exterminateurs !
Je
guettai encore plusieurs fois avant de trop m'éloigner. On aurait
dit une fumée d'incendie, un truc assez costaud. Ce n'était pas les
bagnoles que j'avais flambées, les pompiers avaient tout éteint.
Tout était fini depuis longtemps quand j'étais passé devant les
carcasses ce matin. J'avais été fier de moi, c'était d'une laideur
incroyable, ces tas de tôle explosés. Et ça puait comme l'enfer.
Si
seulement ce supposé incendie pouvait s'étendre... Peut-être qu'il
ne s'agissait que des rejets d'une usine quelconque. J'avais
seulement envie d'y croire pour partir. Croire à cette petite poésie
de fin du monde.
Quand
je reviendrai – si je reviens – il n'y aura plus qu'un grand
trou, un putain de cratère. Plus de maison des Barrachas, plus de
Soif De Sel, rien qu'un gigantesque trou ouvert sur les entrailles de
la terre, avec du feu au fond : loin, très loin en bas, mais
plus si loin que ça, l'Enfer. Et juste à côté : la mer.
Génial.
Finalement,
je m'arrêtai sur le bas-côté pour rouler cinq cigarettes d'avance.
J'en profitai pour fouiller les diverses poches et trappes plus ou
moins dissimulées et ne trouvai qu'une seule carte, grands axes. Ça
devrait suffire. Je révisai l'essentiel de mon itinéraire.
Enfin,
je m'allumai une tige en repartant dans une sorte d'allégresse toute
enfantine. Cette joie fut cependant vite perturbée par les séquelles
de ma déception matinale, tapies au creux de mes tripes. Mais au
moins j'avais un but. Le retour, des adieux. Au-delà de ça, l'océan
du vide. Je m'en accommoderais plutôt bien, j'avais toujours vécu
au jour le jour. A quoi bon se stresser à planifier, tout tourne
dans tous les sens dans ce putain de chaos. Laissons nos vies vivre.
Elles n'ont pas besoin de chien de berger, ni de rails illusoires.
Tout se pète la gueule et dérape, que tu le veuilles ou non. Il n'y
a rien à construire. Tu vis, tu meurs. Point barre. Le reste, c'est
juste du temps à perdre, du temps à combler, du mauvais et du bon
et un sacré paquet de trucs intermédiaires. Mi-figue, mi-poire, pas
bien bandants. La mi-molle paresseuse entre deux douches froides.
Frangin,
frangin, tu le savais bien ! Frangin, tu te serais tapé
Maëlle ? Allons, c'est pas possible. Je veux bien que le chaos
règne, mais t'aurais pas fait, ça, hein ? Arnaud, t'aurais pas
fait ça !
Cette
garce avait réussi à me coller le doute. C'était une reine, pour
ça. La reine du doute. Qui redoute la reine du doute ?
Tremblez, tremblez, vous ne saurez même plus qui vous êtes !
Je
sais ce que je suis. Je suis un truc qui revient au point de départ.
Je suis la spirale à moitié humaine. Je suis un truc qui file dans
une voiture plutôt pas mal, une voiture non-fumeur dans laquelle je
fume. J'ai un flingue dans un sac sous le siège passager. J'ai ma
guitare sur la banquette arrière. J'ai cent boules en liquide et une
carte bancaire. Et le reste, je l'ai envoyé en l'air et laissé
derrière moi. Même mes putains de papiers !
Si
les flics m'arrêtent pour un contrôle, je me sens capable de les
descendre. Ou de continuer à foncer, sans même ralentir. Ou alors
je leur dirai que je les ai perdus... On s'en fout, je les emmerde,
personne ne pourra m'arrêter !
Hey,
Maëlle, t'entends ça ? J'arrive ! J'arrive et tu ne
pourras pas me congédier cette fois, ça sera moi qui dit quand ça
commence et quand ça fini ! Bordel !
Bordel,
il me manquait de la musique. Il y avait bien un classeur à CD dans
le vide-poches mais la sélection faisait peur : du reggae
français, au secours, du faux punk de Monoprix, pitié, et de la
musique africaine pour blancs culs de bobos. Fabuleux.
Et
je suis allergique à la radio.
Alors
je me mis à chanter.
We
were swinging from despair to anger. We couldn't hide from them.
We
were forced to retreat.
We've
been hurt too many times and if we can't escape... we'll have to dig
our path and go down. Where the disease reigns. Where the enemy is.
Then
play with him and remind him... he's only a child, lost in their
promises and lies.
Come
on my friends, let's build a world. Come on my friends, let's build a
new world.
C'était
« Atlanta »,
un vieux morceau un peu raté. Je me souvenais bien des paroles. Je
les trouvai complètement niaises.
Alors
j'enchaînai sur mon refrain du moment, « Magic
Boy », en
cherchant quelques variations, suites et différentes voix. Ça me
faisait du bien. Ça me massait la gorge et le thorax ; et ça
m'occupait l'esprit.
Mais
les flammes brûlaient toujours en moi. L'apocalypse,
en moi.
I
am the apocalyptic child. I use and I abuse. I torn flesh and tear on
the string. Until it breaks. Until the end. I am my own end and I'm
all yours. I-Man,
Magic Boy, Voodoo Child and... BOOGEYMAN !
L'apocalypse,
tellement dans l'air du temps... Je m'appropriais ta vision
personnelle et égo-centrée, Maëlle, de la fin d'un monde.
Je
répétai les mots, m'entraînant à les mémoriser. Progressivement,
j’avais accéléré et dépassé plus d'une fois les limitations.
La
musique adoucit les mœurs, mon cul !
La
vitesse me grisait. Ça dopait mes idées, je me sentais vivant, à
nouveau, plus vivant qu'avant. Je fonçais vers ma renaissance,
harcelé de pensées télescopées.
Je
ne m'étais jamais débarrassé du flingue et elle l'avait toujours
su. Elle savait que je l'avais gardé, tout ce temps, avec moi. Mais
je ne m'en étais pas encore servi. Non je n'allais pas me faire
sauter le caisson, je n'allais pas lui faire ce plaisir.
Croyais-je
vraiment qu'elle voulait ma mort ? On aurait dit. Depuis le
début, elle me torturait, me rendait fou, dans quel but ? Que
je crève.
Non,
peut-être n'avait-elle pas un plan aussi précis et déterminé.
Peut-être agissait-elle seulement selon sa nature.
Sa
nature... Et la mienne, dans tout cela ? Continuer à avancer,
coûte que coûte, peu importe, sur les genoux, en rampant sur des
charbons ardents, peu importe, avancer. Tout recommencer à zéro,
souffler sur les braises de la destruction, du changement perpétuel,
aller du point quel qu'il soit au point suivant. Quel qu'il soit.
Spirale ou pas.
Comme
ce trajet du retour. Je m'égarais, reprenais une route qui me
paraissait logique, doutais, mais finalement, je suivais en gros la
bonne direction. Je mettrais le temps qu'il faudrait, mais
j'arriverais à bon port, avant l'enterrement, jeudi, après-demain.
Je
fumais. C'était bon.
Je
stoppai à une station service décrépie le long de la nationale. Je
fis le plein et allai payer en liquide.
Le
gaillard à la caisse louchait sur son étalage de sucettes, j'en
achetai une au coca pour lui faire plaisir.
_
C'est le parfum que je préfère, je suis content d'en vendre une, me
dit-il.
Ça
tombait bien.
Le
type, entre deux âges, me paraissait bien fantaisiste, alors je
m'octroyai une petite fantaisie de mon cru : je reprendrais la
route non sans lui demander au préalable si, par hasard, une grande
blonde ne s'était pas arrêtée peu avant.
_
Ça fait une éternité que je n'ai pas vu de femme. Et je me porte
mieux comme ça, ajouta-t-il en riant brièvement.
Je
lui répondis qu'il valait mieux pour lui qu'il ne croise pas la
route de celle à qui je pensais.
_
Non je ne l'ai pas vue. Il n'y a plus grand monde qui s'arrête ici.
Je peux pas concurrencer les prix des grandes surfaces... Fut un
temps où j'étais pompiste. Pompiste, vous avez pas connu ça, vous
les jeunes... Les femmes, faut pas leur courir après, elles
finissent toujours par revenir. Souvent pour le pire. Gardez vos
forces.
_
J'en ai encore suffisamment. Et j'ai du sucre, fis-je en désignant
la sucette. Bonne journée.
« Souvent
pour le pire », murmurai-je alors que je me rasseyais devant le
volant. Je vis le bonhomme du guichet me faire un salut de derrière
sa vitre. Drôle de type. On aurait dit un fantôme.
Drôles
de types.
Je
repris mon chemin, de plus en plus serein. Avide de kilomètres.
J'avais désormais la voiture bien en main. Et puis, un accord avait
commencé à résonner dans ma tête. Un accord parfait, limpide. Il
y avait quatre notes et une cinquième que je n'arrivais pas encore à
déterminer. Peut-être une septième majeure. Mais je n'en étais
pas certain. Il aurait fallu que je m'arrête à nouveau au bord de
la route et attrape ma guitare pour la trouver. Je n'avais pas le
temps. Ni l'envie. Il sonnait si pur et mystérieux. Une nappe, un
son impossible, presque continu. Il résonnait en une lente vague
légèrement ondulante. Le plus bel accord que j'aie jamais entendu,
dans ma tête. Il m'apaisait.
Ça
aurait dû me rendre fou.
Certainement
j'étais simplement victime d'un enchantement. Un sort de sorcière.
Une sorcière ou un fantôme de sorcière.
Je
dois enterrer des choses. Revenir à la maison et enterrer des
dépouilles de rêves.
« Six
pieds sous terre, j'ai enterré mes rêves, j'ai laissé mûrir, j'ai
laissé pourrir. Et tu peux t'asseoir sur ta culpabilité, tu peux te
la foutre... oh ciel, ma tête, ma tête ! […] Peut-être tu
es morte le mois dernier, pauvre chérie si déçue. »
Un
de mes premiers morceaux, avec mon premier groupe. Je faisais encore
dans le chant français, à l'époque... J'étais très surpris qu'il
revienne à ma mémoire maintenant. Il me parut plutôt approprié
aux circonstances funèbres. Mais il ne collait pas avec l'accord
alors je l'oubliai vite.
Je
roulais depuis un laps de temps incertain. L'accord ne m'avait pas
quitté et je suivais les panneaux sans plus douter : Dinan,
Linguidic, Guégon, je passai à Rennes sans trop la regarder.
Noyal-Sur-Vilaine.
Ticket
de péage, je pris l'autoroute. Presque désert, quelques camions que
je doublais en amples déboîtements.
Maëlle...
Si tu savais tous les morceaux que j'ai écrits sur toi... Les
preuves ne manquent pas. Les preuves ne mentent pas.
Je
crus pendant un instant apercevoir ta voiture, au loin d'une courbe.
J'écrasai l’accélérateur, ravi de constater que le véhicule en
avait décidément sous le capot. J'atteignis les cent quatre-vingt,
comme par magie, et maintins la cadence pendant une bonne dizaine de
minutes. Sans succès. Je ne revis pas ce qui aurait pu être ta
voiture. Ou plus probablement une autre du même modèle. Je ne fus
presque pas déçu. Tôt ou tard, je te retrouverais.
Laval,
Le Mans.
J'étais
redescendu à un bon cent-trente régulier. Je n'en revenais pas du
trafic si clairsemé. C'était comme dans un rêve. Je n'avais plus
aucune difficulté pour conduire ou me repérer.
Je
n'avais qu'à dorloter le volant, les yeux grands ouverts, perdu dans
mes pensées.
Fut
un temps, j'avais décidé d'écrire une histoire. « Alors ne
parlons pas », qu'elle s'appelait. C'était juste après la
mort d'Arnaud.
Mon
frère me manque. Tu me manques, Arnaud. On n'a jamais été très
proche. Mais tu me manques. Même si tu vis encore en moi, tu me
manques. Je te ferais bien une place de choix dans mon histoire mais
la mémoire me fait défaut. Je ne suis plus sûr des détails. Tous
les petits détails qui font la vie, qui te donneraient des couleurs,
de la texture, une odeur, de la saveur. La saveur d'un être vivant,
au lieu de ces oripeaux déchiquetés, habillant un simple sac d'os,
résumé grossier, ce personnage cliché de drogué ; Arnaud.
Les
histoires, les petites fictions qu'on se raconte, même dans leurs
divagations, ne mentent pas. Mais elles en disent si peu.
Chartres.
T'as
jamais été branché sur la réalité, hein, Arnaud ? C'est ce
que disait Papa. A longueur de journée. Il parlait du sel de la
terre, et il en balançait sur les plaies.
La
réalité ? Une somme de perceptions et basta, ma douce et dure
Maëlle.
L’Océane
A11/E50. Le nom me fit rire.
Sur
l'accord mental apaisant qui m'accompagnait, mon rire sonnait juste.
Un rire sur un drone de magie blanche. Je n'avais pas besoin de plus
de musique.
Rejoindre
l'océan ne m'avait rien apporté de spécial. C'était moins bien
que dans mes rêves. Peut-être je n'aurais jamais dû partir. Je
suis l'homme d'un seul endroit, comme l'avait dit Maëlle. Un arbre.
L'arbre avait fait une fugue illusoire. Il n'y avait pas eu de
sagesse au bout de cette quête.
Je
m'arrêtai à nouveau, acheter à manger dans une aire immonde, un
non-endroit qui tentait de paraître accueillant pour cacher son but
bassement lucratif. Je me souvins ce qu'avait dit le bonhomme de la
station service sur les grandes enseignes. Je me sentis un peu
honteux d'être là.
Un
couple au rayon sandwich se racontait un truc à propos de boucle
temporelle et de mondes parallèles, peut-être un film qu'ils
avaient vu.
Au
comptoir, une grosse fille presque jolie mais très fatiguée, quant
à elle, narrait à son collègue, mâle et tout aussi grassouillet,
ce qui devait être un songe. Des histoires, encore des histoires...
Je n'entendis que la fin.
_
...et là j'avais bien compris qu'elle était morte. Tout le monde
avait compris depuis longtemps. C'est elle qui ne voulait pas le
savoir. Alors j'ai essayé de la pincer et là elle a crié tellement
fort que je me suis réveillée.
_
C'est toujours pénible de se réveiller au moment de la révélation
finale, fis-je bienveillant, en récupérant mon ticket de caisse de
ses doigts boudinés.
Elle
me jeta un regard choqué mais n'ajouta rien. Pas même au revoir,
merci ou bonne journée. Je ne lui en voulais pas, j'avais dû
intercepter quelque chose d'un peu trop personnel. Il ne faut pas
raconter ses rêves à n'importe qui, n'importe où, n'importe
comment.
Sur
le parking, je me rendis compte que l'accord dans ma tête s'était
fait plus ténu. Il revint à plein volume quand je me lançai sur la
bretelle et atteignis ma vitesse de croisière.
Tout
allait bien.
« C'est
elle qui ne voulait pas le savoir. »
Je
me rappelle ce rêve que tu m'avais raconté. Tu assistais à la mort
d'un enfant. Toute une famille bourgeoise prenait le thé dans le
jardin. L'enfant jouait autour du puits, il tournait en vélo autour
du puits et il finit par tomber dedans. La famille ne réagissait
pas, alors que l’enfant se noyait. Ils décrétèrent qu'il n'avait
qu'à faire attention, et que c'était trop tard pour l'aider. Alors
tu étais allée dans le puits, chercher l'enfant et tu l'avais
ramené à la surface. L'enfant mort était un tout petit insecte au
creux de ta main. Une petite chose minuscule, morte. Tu étais la
seule à t'en soucier. Et tu avais juré de le venger.
Prédatrice,
tu hantais l'eau d'un étang. Un étang, au bord de ta maison, ta
tanière de Grand Prédateur. Tu en avais tué tant. Tu en avais
vengé tant. Et d'autres venaient te chercher. Tu te cachais dans la
terre de l'île de l'étang mais ils te trouvaient.
Et
le rêve continuait. Après, tu étais en prison et tu t'échappais
grâce à la voix que tu entendais en toi. Celle qu'il ne fallait pas
réveiller, ils l'avaient réveillée en t'attachant les mains.
Tu
étais revenue à toi au moment où elle s'élevait et où tu
t'évadais dans les longs couloirs de ciment de la prison.
Ce
genre de rêve, c'était tout toi, Maëlle.
Orsay...
Evry.
Puis
un vaste no man's land plat : des prés, des champs à perte de
vue. Je m'imaginai courant nu, les pieds dans la terre, les pieds
dans la boue. Frissons de la bête.
Et
soudain, c'était toi. Nue, courant dans les prés et dans la boue.
Les hélicoptères et leurs mitrailleuses te traquant comme une bête
enragée.
Je
te voyais presque. Je te voyais presque.
Il
fallait que je reporte mon attention sur la route, mais j'avais trop
envie de te voir courir un peu plus loin devant, sur le côté,
fuyant la traque et me fuyant, moi. Maëlle courant à plus de cent
trente, nue dans les prés. Frissons de la bête.
Je
te voyais presque.
Mais
si je te chassais, c'était derrière le sillage présumé de ta
voiture banale, pour régler nos comptes à jamais. A la maison. Je
ne pensais pas sérieusement te retrouver sur la route.
Quoique...
La voiture là-bas ? Encore ? Allais-je jouer le jeu ?
Sans
me poser plus de question, je tentai à nouveau le cent quatre-vingt
mais ne réussis à rattraper qu'une voiture anonyme, bien sûr.
C'était une femme, dans l'habitacle. Je m'étais rabattu derrière
elle et elle jetait parfois ses yeux dans le rétroviseur central.
J'avais dû l'effrayer.
Ça
aurait pu être tes yeux. Ton regard gris millénaire, coincé dans
une petite glace.
Je
pris mes distances de sécurité, ralentis volontairement jusqu'à ce
que je la perde de vue. Ce n'était pas toi. Bonne route, qui que tu
sois. Profites-en avant que le monde ne brûle. Derrière nous,
l'apocalypse. Derrière nous les flammes qui consumeraient la route
avalée et les villes traversées.
Jusqu'au
bout du monde.
Nemours.
Jusqu'au
bout du monde sur un accord ambigu.
« Je
n'aurais pas dû venir. C'était une erreur. »
En
parlant d'erreur, je me demande ce que tu aurais pensé de Sonia. Tu
ne l'aurais pas aimée. Tu es trop jalouse. Pas jalouse, non :
possessive serait plus exact.
Tu
ne me possèderas plus. Je veux mon exorcisme en 3D. S'il faut aller
chercher un curé par le fond du froc, j'irai. Eau bénite, pieu dans
le cœur, tout sera bon. Je t'aurais bien collé une bastos dans le
crâne, ce matin. Mais mes balles ne sont pas en argent. Et je ne
suis pas un assassin.
Peut-être
bien que je fais exactement ce que tu voulais que je fasse. Peut-être
qu'en rentrant à Montbéliard, je joue sans le savoir ton jeu
obscur.
Dans
ce cas, j'allais dégommer le mode d'emploi en beauté, crois-moi.
Elle
ne veut plus de toi, Laurent. Depuis longtemps. Depuis toujours.
C'est ce qu'elle essaie de te dire. Et tu ne veux pas entendre.
Pourquoi
est-elle venue, alors ?
C'est
moi qui déciderai. Quand, où et comment. Bordel !
Où
était l'accord ?! Il avait disparu. L'accord s'était tu !
Tu
ne penses qu'à toi. Connard égoïste, as-tu jamais vraiment pensé
à moi ?
L'accord
n'était plus. A la place j'entendais ta voix.
As-tu
déjà pensé à ce que je pouvais ressentir ? As-tu seulement
essayé de le savoir ?
Oui,
mais je n'y comprenais rien ! Je ne comprends rien à toi !
Je
ralentis sans réellement m'en rendre compte, plié en deux sur le
volant.
Tu
ne vois même pas le mal que tu fais. Le mal que tu me fais, Laurent,
à me forcer à être ce que je ne suis pas.
Je
n'y peux rien !
Alors
que toi, tu geins : « Je ne suis pas un assassin. »
Ah oui ? Et Julien ? Et José ? Tu vois ce qui
t'arrange.
J'étais
en train de réaliser que je n'étais plus en état de conduire quand
l'incident survint : je percutai, sans avoir le temps de
l'éviter, une carcasse d'animal. Un chien, probablement. Un
haut-le-cœur me secoua alors que je réalisais qu'il bougeait
encore, juste avant de rouler dessus et d'entendre son corps percuter
en rebonds le dessous de la voiture. Un regard dans le rétro me fit
voir sa dépouille continuer à tressauter. Le choc, ou des
spasmes...
Je
faillis vomir.
Tu
vois ? J'ai tué le chien. Tu as tué le chien. On s'est
débarrassé de lui.
Ta
voix moqueuse, en moi.
Après
le chien, la maîtresse de maison. Jamais tu ne la reverras ? Ça
dépendra de toi. Peut-être, peut-être pas.
Je
dus me garer en catastrophe sur la bande d'arrêt d'urgence.
Impossible de continuer. Je perdais vraiment la boule, la sérénité
d'un autre monde avait fait place à une angoisse sournoise et à un
vacarme pas possible dans mon crâne.
Avec
la maîtresse de maison, la maison. On a rasé la maison. Il n'y a
plus de maison. Jamais tu n'y retourneras ? Peut-être,
peut-être pas.
Toute
cette journée était anormale. Je comprenais maintenant que tout ce
que j'avais ressenti aujourd'hui était décalé, même ce calme qui
m'avait envahi peu avant me paraissait désormais étrange.
Annonciateur de tempête ou acouphène après la bombe, je n'étais
pas loin du paranormal.
Qu'as-tu
fait de moi ?
J'entendais
des voix et des accords.
T'es
pas tout seul dans ta tête, Laurent. Oh non, il y a foule là-dedans.
Et
ces drôles de rencontres, sur la route. Tous ces inconnus qui
racontaient des histoires. Des fantômes de gens ! Pas anormal :
paranormal. Je me concentrai sur ce mot stupide, l'épelai à voix
haute. L'angoisse s'éloigna un peu et la réalité reprit des
contours moins scabreux.
J'étais
épuisé. Il fallait que je l'admette. Et j'avais toujours eu une
tendance à encaisser les coups et à me refaire le scénar' dans ma
caboche. Rien d'inhabituel pour moi. Rien de paranormal,
p-a-r-a-n-o-r-m-a-l. J'avais été spécialement malmené, ces
derniers jours.
Et
je ne croyais pas aux fantômes.
Qu'est-ce
que tu as fait ?
Les
voitures filaient, juste à côté. Il fallait que je me ressaisisse.
Je
ne crois pas en ton fantôme, Maëlle. Pour hanter les gens, il faut
commencer par être mort.
Il
faut commencer par être mort.
Et
les boucles temporelles, et les mondes parallèles ? L'Enfer et
la spirale, Laurent ! Pour commencer, peut-être je suis
morte... le mois dernier ? Ou avant, bien avant, avant que tu
partes...
Le
malaise revenait à la charge, mais il n'y avait plus l'effet de
surprise. Et penser à ta mort me sciait les pattes et m'étouffait
dans la bile.
Tu
n'es pas morte. Personne n'est mort. A part Arnaud, bien-sûr, et
José, aussi. Et Kurt le chien. Personne d'autre. Ça suffit comme
ça.
Plus
personne ne va mourir.
Et
Julien, où en est-il ? Tu crois qu'il va mourir ? Un,
deux, trois... quatre !
_
Il a pas intérêt, dis-je à voix haute en réenclenchant la
première.
Je
poussai les rapports comme une brute et atteignis rapidement une
vitesse acceptable pour la conduite sur autoroute. Je me faisais
violence, mais il fallait que je me sorte de ces idées noires. Il
fallait que j'avale du bitume et me remette en transe.
Ça
ne fonctionna pas vraiment mais l'angoisse disparut presque.
L'accord
ne revint jamais.
Ça
m'arrangeait : rétrospectivement, il avait fini par me faire
peur.
J'écoutai
même un peu de variété africaine. Pas si mauvaise. Je fumai ma
dernière cigarette pré-roulée en maudissant mon mental instable.
Sur
ce plan, on est toujours moins fort qu'on ne croit.
_
Première règle : tu ne peux pas contrôler totalement tes
pensées. C'est un système à part. Tu peux seulement canaliser, en
partie. Tu peux chasser certaines idées avant qu'elles ne
s’installent. Mais toujours, elles reviendront. Par exemple pendant
ton sommeil. Alors laisse couler.
_
Deuxième règle : les pensées indésirables ne doivent pas
interférer sur ta conduite. Notamment celle de ta voiture, ah-ah-ah.
Juste, laisse couler.
_
Troisième règle : toute idée n'est pas forcément juste. Tu
ne penses pas forcément ce que tu penses, mais personne ne peut
penser à ta place. Laisse couler.
_
Quatrième règle : tu penses bien ce que tu veux, les autres
n'ont pas forcément à le savoir. Voire la deuxième règle. Laisse
couler.
_
Cinquième règle : les autres ne sont pas ceux que tu penses.
L'idée que tu en as n'es pas forcément juste mais c'est pas grave :
laisse couler. Voire aussi troisième règle.
_
Sixième règle : les autres ne peuvent pas penser en toi. Et
les autres ne peuvent pas contrôler tes pensées. Voire première et
troisième règle. En pensant aux autres, tu ne penses qu'à toi qui
pense aux autres qui ne sont pas ce que tu penses. Alors laisse
couler.
_
Conclusion : laisse couler, tu penses bien ce que tu veux, tu es
toujours seul.
Tu
penses bien ce que tu veux, tu es toujours seul.
Tu
es toujours seul, à te rassurer comme tu peux.
Exercices
mentaux futiles qui te divertiront toujours mieux que relever les
différents départements sur les plaques d'immatriculation. Septième
règle.
Tiens,
quelqu'un du Territoire de Belfort. Juste à côté de chez toi.
Jolie Audi de dealer.
Mais
toi, tu vas plus vite, grâce à la caisse des Barrachas, prononcer
« casse ». La classe caisse du casse-baraque des
Barrachas ! Et crac !, quatre pattes à un canard !
Catastrophe carénée calamiteuse ! Je la double, l'Audi du
dealer !
J'allais
mieux. Je riais comme un débile à mes petits jeux de mots mentaux.
Du
jus de jeux de mots mentaux ! Manteau menteur !
J'éjectai
le disque de musique africaine, il avait fait trois fois le tour et
ça m'excitait un peu trop. Je le balançai sur le siège passager.
Je me dis que j'aurais dû déposer le flingue directement dans le
vide-poches, comme tout bon conducteur de road-trip meurtrier. Ou
alors, là, à mes côtés sur le siège avec le CD.
Je
m'avisai alors que c'était effectivement le cas. Il était là, son
long canon brillant sur la place du mort. Avant, il était sous mon
siège, bien au chaud dans le sac.
C'est
magique ! Après tout, le Magic Boy, c'est moi !
J'éclatai
de rire, encore. Tout était parfait, finalement. Il suffisait de
laisser couler.
« Je
t'écris d'une plage en Bretagne, où je ne suis jamais allé. La
bouteille de whisky a valsé et mes pieds se sont emmêlés. La tête
dans les étoiles et le cul dans le sable, j'ai prié la fois
dernière pour que tout s'arrête. […] J'ai depuis longtemps lâché
prise, jamais je ne m'étais autant amusé. De mon carrousel... Que
les clodos exponentiels envahissent la terre ! Je prie pour que
demain ne se souvienne pas d'hier. Que nous perdions nos femmes, nos
jobs et nos maisons et peut-être nous nous retrouverons. Dans mon
carrousel... Tout tangue et tout tombe, tout
tango attise la fin. Tout tangue et tout trompe, tout
tango a une fin. Tout tangue et tout tombe, ton tango guide ma main.
Pour toi je crie la fin du monde, que rien ne naisse demain. »
Encore
un de ces vieux morceaux qui me revenait en tête. J'étais content
qu'il me rappelle son existence. Je me souvenais aussi d'une phrase
qui n'avait finalement jamais été chantée : « L'alcool
tuera le condamné, buvons à la santé des cons ».
Je
l'aimais bien, cette phrase idiote. Belle conclusion, mais ça me
donnait soif.
J'attendrais
d'être arrivé.
Panneau
indiquant Auxerre.
J'allais
débarquer en plein milieu de la nuit, mais j'avais toujours un
double des clefs de la maison de mes parents, dans le sac à flingue,
avec mon portable. J'avais une alternative : soit faire beaucoup
de bruit et ainsi éviter de me faire descendre par erreur par le
paternel (ça ne risquait pas vraiment, je serais le seul armé),
soit ne pas faire de bruit du tout, ne réveiller personne et laisser
un mot quelque part en évidence pour le lendemain. Et boire quelques
bières en silence avant d'aller me coucher.
Le
deuxième plan me plaisait plus. Quoique, affronter les parents dès
le réveil le lendemain risquait d'être douloureux. Je ne les avais
pas prévenus et ne comptais pas le faire. C'était peut-être une
mauvaise idée.
C'était
une très mauvaise idée. Au prochain arrêt, j'enverrais un texto
laconique à ma mère et éteindrais le portable aussitôt.
De
toutes manières, je n'attendais plus de message de qui que ce soit.
En
fait j'avais un message vocal de Justine. Très bref : « il
y a eu... un problème, quelque chose de grave... ici. Je peux pas te
le dire comme ça, rappelle-moi, je t'expliquerai. C'est urgent. ».
Sa
voix annonçait le pire. Je décidai de ne pas l'appeler avant
demain. L'urgence attendrait.
Mais
je ne pouvais pas, première règle, empêcher d'imaginer ce que ça
pouvait être. Manu avait craqué et lui avait collé une rouste ?
Elle venait soudainement de se souvenir que sa voiture n'était pas
tout à fait la sienne, mais celle de sa belle-mère, membre de la
Mafia Kosovar accro au crack ?
...j'imaginais
l'incongru stupide pour éviter les vraies probabilités dramatiques.
La
fin du monde avait bel et bien plongé la ville dans les flammes et
elle me demandait de lui ramener des glaçons ? Loïc de la Soif
De Sel s'était rasé la moustache ? Elle avait omis de me
signaler qu'elle était séropositive ET hépatitique ?
Mes
sarcasmes me défoulaient. La nappe sonique new-age n'avait même pas
essayé de revenir et c'était très bien ainsi. L'angoisse rôdait
dans le sous-bois mais elle tenait ses distances et j'avais continué
à avaler de la route, implacable.
J'écris
donc un court SMS à ma mère pour la prévenir que je débarquerais
dans la nuit – et de ne pas m'attendre – tout en me dégourdissant
les jambes sur un parking poids-lourds complètement vide. J'avais
envie d'une bière.
Justine
n'avait pas réussi à réellement m'inquiéter. J'avais bien
évidemment pensé à Julien. D'une manière ou d'une autre, elle
avait appris sa mort. La famille déposait plainte et je me
retrouvais recherché par la police. Royal. Parfait. Exactement le
genre de pensée qu'il fallait que je laisse couler. Vite, jusqu'au
fond du fond du lac, dans le noir et dans le froid, là où je ne la
retrouverais pas.
Manqué :
ça flottait comme une grosse bouée obscène. Mais elle flottait
comme une conne et moi je la contournais en nageant comme un putain
d'indien. Je n'allais pas me laisser déboussoler, pas encore.
J'avais bien failli craquer, tout à l'heure.
De
toute manière, il n'y avait pas de raison pour que Justine soit au
courant de cette histoire. A moins que Sonia...
Non.
Au
pire, si Julien était mort, il fallait bien que je me dise :
c'était un accident.
Julien,
un accident. José, un suicide. Je ne suis pas responsable.
Julien,
auto-défense, maître ! José, son suicide n'a rien à voir
avec le fait que je lui aie dégommé la gueule quelques semaines
avant. Sa copine s'est barrée parce qu'il n'avait plus exactement un
très beau sourire, par ma faute, certes, mais ce n'est pas avec moi
qu'il partageait sa vie. C'est une histoire de grognasse, monsieur le
juge, vous savez comment c'est...
Putain,
Justine n'aurait pas pu me le dire sur mon répondeur ?!
Était-ce si difficile ?
Non
je ne la rappellerais pas. Pas maintenant.
Quelque
chose de grave est arrivé. Ici.
Non,
là-bas. Ici, maintenant, c'est moi et la route, point barre. Moi et
le retour au bercail. Là-bas, ça ne me concerne plus.
Tu
fous le bordel et tu fuis, c'est ça ? Tu ne veux même pas
savoir ce qui a bien pu se passer ?
Oui,
je fuis, bien vu. Non je ne veux pas savoir. Il ne faut pas !
As-tu
peur de savoir ? Ou peut-être le sais-tu déjà ? Comment
va Sonia ? Comment va la maîtresse de maison ? Comment
va-t-elle, au milieu des flammes de l'apocalypse ?
Il
fallait que je reprenne la route, je m'égarais encore dans ma tête,
à tourner en rond sur ce parking.
_
C'est reparti.
J'éteignis
mon portable.
XXIII
(JULIEN-1)
Des
culs s'entrechoquent. Fais-moi mal, Julien, fais-moi mal !.
Mosaïque de culs qui s'tapent.
Il
faut que tu places ton argent, comme ça ils ne te retrouveront pas,
c'est sûr.
Je
suis pas sûr. Je crois bien qu'on en a après moi.
Tu
l'as dit ! Si tu l'as dit c'est que tu te sens coupable !
Il
faut que je chie mais ils sont tous autour de moi. Ils me matent.
Les
petites bêtes enterrent leurs excréments : pour ne pas que les
grands prédateurs les retrouvent. Cache-toi !
Ça
fait longtemps que je suis dans ce trou.
Une
fille nue se dandine devant moi. Elle se tourne et tend ses fesses
vers moi.
Elle
se moque de moi !
Ne
me méprise pas ! Ne me méprise pas, sale putain ! Ou je
jure, je jure que je te massacre ! Je te massacre, t'entends ?!?
Je
crois que je l'ai déjà vue, ici.
Ici,
où ça ? Où suis-je ? Je suis dans la terre.
Les
cheveux se dressent sur la tête de la fille.
Te
moque pas de moi.
Ses
cheveux se dressent sur sa tête, on dirait des bêtes.
Des
flûtes, des serpents tout droits en l'air sur sa tête. Des choses
mortes qui flottent tout droit sur sa tête.
Elle
s'approche de moi elle se cache les seins, elle ne se moque plus de
moi.
Elle
a pas intérêt.
_
Julien ?
_
T'es qui, toi ? T'es bonne, on baise ?
_
Non.
_
Pourquoi t'es là ?
_
Tu as mal.
_
J'ai pas mal. J'ai envie de baiser avec toi. Je sais que je suis en
train de rêver, alors je fais ce que je veux.
_
Ça, c'est ce que tu crois. Et ce que tu crois vouloir, c'est pas
toujours ce que tu veux.
_
Ah non, t'es pas lui ! T'étais une meuf, tout à l'heure et
là...
_
Ça va mieux ?
_
Ah oui, ça va mieux... L'autre, là, que tu étais juste avant,
pendant pas longtemps... lui, si je le choppe, je le tue. Je lui
brise les os ! Un par un !
_
C'est ce que tu veux, hein ?
_
Non, c'est Sonia que je veux. Elle... elle m'a blessé. Mais je suis
amoureux, merde !
_
Je sais, Julien, je sais. Tu ressens ce qui ressemble le plus à de
l'amour. Ce dont tu es capable, pas plus, pas moins.
_
Mais ! Sonia, c'est toi ?
Elle
n'arrête pas de changer. C'est jamais la même.
C'est
toujours la même.
_
Non. Sonia est morte.
_
Mais tu es là ! Tu étais une autre fille avant, mais je le
sentais bien que c'était toi !
_
Sonia est morte. Laurent lui a fait du mal. Et Sonia est morte. Il
faut que tu l'arrêtes, Julien.
_
Qui ?
_
Laurent !
_
Non ! Il t'a fait du mal, ma chérie ? Laisse-moi te
toucher, rien qu'une fois, encore une fois... S'il te plaît !
_
Non. Tu vois, je ne suis pas Sonia.
Ce
n'est pas Sonia.
_
Mais qui t'es, alors ? Tu me fais voir Sonia, et puis l'autre
aussi. T'es qui, toi ?
_
Je suis l'amour de Laurent.
_
La meuf à Laurent ?
_
Non. Je suis celle qu'il croit aimer.
_
Je comprends rien. Je sais que je rêve, mais tout est si...
_
T'as jamais été très futé.
_
Ne me méprise pas, putain !
Je
l’attrape je l'emmène avec moi dans la terre. Tout contre moi.
Elle
est froide. J'ai froid.
_
Ah ! T'as vu, c'est mon rêve, et je peux le contrôler, t'aimes
bien quand je te serre comme ça, hein ? Contre ma grosse queue.
_
Une queue ? Moi je ne sens rien, Julien. D'ailleurs je ne suis
plus là. Je suis juste en toi. A l'intérieur. Dans tes couilles,
dans ton cerveau, dans tes os, ta moelle de rêve, c'est moi.
Elle
n'est plus contre moi. C'est pire. Elle est là-dedans.
_
Arrête, putain ! Arrête ! Sors de là !
_
Non. Mais je jure que tu ne vas pas mourir, Julien, je le jure. Pas
complètement mourir.
_
Mais pourquoi je devrais mourir ?
_
Tu es à l'hôpital. Ça te revient ?
_
Non ! Si, si... ça me revient. Oui ! Je vais le tuer, cet
enfoiré ! C'est lui qui m'a fait ça !
_
Il faut que tu l'arrêtes. Il me fait faire de ces choses... Il faut
que t'arrêtes tout ça.
_
Comment ? Que j'arrête quoi ?
_
Sors de là. Lève-toi. Marche.
Je
marche.
Je
suis avec toi.
Elle
est avec moi.
Je
fais un pas, les paysages défilent. Je vais vite. Je vais plus vite
que n'importe qui. C'est grâce à elle. C'est sa magie. L'hôpital
est déjà loin derrière. Je l'ai entrevu une seconde. Des couloirs,
une chambre, des gens qui ne me voyaient pas.
Je
n'ai plus mal. Quelque chose n'allait pas avec ma tête.
Mais
je n'ai plus mal. C'est sa magie.
Je
fais quelques pas, les routes et les villages défilent. Je vole, je
file, je marche plus vite, je suis là et déjà ailleurs.
Il
faut que tu arrêtes tout ça.
Tu
es mon amie la magicienne.
Oui,
je dois l'arrêter.
Je
fais quelques pas, les distances disparaissent, je suis bientôt
arrivé, je vais le retrouver.
Je
sais quoi faire. Je vais l'arrêter, l'écraser.
Tout
est de sa faute.
Je
vais le tuer.
XXIV
Beaune.
Plus très loin de chez moi.
Je
peux tout faire. Lancé dans mon vaisseau de fer. Le garçon magique,
le fou, l'idiot, le sage, l'enfant vaudou et le croque-mitaine. Je
pense à mon arme et tac !, elle est dans ma main, posée contre
le volant. Je croyais qu'elle n'était pas chargée mais je vois bien
les balles dans le gros barillet. Elle est devenue une extension de
moi-même. Ouais.
Je
peux tout faire. Ou presque.
J'écris
dans ma tête des chansons sur la minable histoire de ma vie, passé,
présent et futur se mélangent. Dans mon navire interstellaire, je
remonte le temps. Je le plie à ma volonté.
La
voiture et l'arme sont des extensions de moi. Le temps est une
extension. Le seul temps qui soit, qui reste dans le chaos : le
mien. Jour et nuit ne sont qu'un décor où je joue ma pièce, ma
partition composée en temps réel. Le seul réel : le mien.
La
vitre contre moi s'ouvre, descend complètement dans la portière. Je
sors mon bras-arme et le dépose contre le flanc. Je tends et décale
un peu mon bras-extension, le vent relatif le malmène mais je suis
fort. J'appuie sur la gâchette. La déflagration est terrible, la
balle part dans le vide. Je ne sens pas le recul.
J'appuie
encore sur la gâchette, j'appuie sur l'accélérateur. Je suis fort.
La nuit tombe. Le décor crépusculaire est parfaitement reproduit.
Si Stanley Kubrick a tourné le premier pas sur la lune en studio, il
est le conseiller artistique de mon road-trip. De mon come-back. De
ma renaissance. Laurent le born
again.
A36,
Dole.
J'ai
commencé à reconnaître cette route. Je me rapproche. Je connais
cette route. Je les connais toutes. Elles se ressemblent toutes.
Maëlle
n'a jamais voulu de moi, de mon corps. Elle voulait bien de mon
esprit, ça, elle l'aimait mon esprit et ma présence distante. Pas
de corps-à-corps, la déesse a la chatte cousue ? Pas pour tout
le monde... Mais je vais lui en boucher un coin, la scotcher, je vais
sceller ses lèvres, la ramener au silence ! Je vais mettre fin
à tout ça. Il est l'heure d'en finir.
Je
rentre à la maison.
Papa
et maman, j'ai quelques surprises pour vous, je vais beaucoup mieux :
je suis fort, je viens dire adieu à mon ami José, l'enterrer, et
jeter Maëlle hors de ma vie, à jamais.
Arnaud
pourrait être fier de moi. Le frangin ne l'a jamais aimée, cette
fille. Qu'il l'ait baisée ou non... Il me conseillait de m'en
méfier, de prendre garde. Je ne l'avais pas écouté. J'étais
faible.
Mais
plus maintenant.
Je
suis enragé, je suis armé.
Et
je suis magique.
Je
ramène mon bras et l'arme à l'intérieur de l'habitacle. Il
commence à faire froid. Je ferme la vitre.
Laurent,
il est temps que tu arrives, tu perds pied à conduire depuis des
heures et des heures. Tu te perds. Tu dérailles, vieux.
Pas
faux.
Besançon,
à proximité.
Une
décharge de détresse me tordit le bide. La panique m'envahit. Où
était l'arme ? Je tâtai au hasard sous le siège : je la
sentis, là, dans le sac. J'étais soulagé et en même temps, cette
peur-panique continuait à me ronger. Une fois arrivé au bout,
qu'allais-je faire ? Étais-je vraiment si fort ? Allais-je
pouvoir tout encaisser ?
Oui,
il le fallait.
Et
après ? Allais-je retourner en Bretagne, ramener la voiture à
Justine ?
Peu
importe, il fallait que j'avance. Kilomètre après kilomètre. Pas à
pas. Et on verra bien.
Justine...
je devais reconnaître que je m'étais un peu attaché à elle. Et
Sonia... encore pire. Je me rendais compte seulement maintenant que,
d'une façon tordue et malade, elle comptait pour moi. Rien de tel
qu'une bonne séparation pour remettre deux-trois trucs à plat.
Même
le putain de Fred, il me manquait presque. Il fallait vraiment que je
sois épuisé pour penser ça.
Tu
ne penses pas forcément ce que tu penses.
Ah
oui, c'est vrai.
Je
me rendais bien compte que j'avais fini par rentrer dans une espèce
de transe délirante. Ça me faisait peur, mais c'était parti
désormais. Et j'avais fait le plus gros du trajet.
Je
me souvins avec dégoût du chien que j'avais écrasé. Je l'avais
sûrement seulement achevé. Et en écho, je pensai à Sonia, qui
avait lavé la route.
Je
l'imaginais en tunique blanche immaculée, uniforme virginal
sacrificiel, une bassine et une brosse dure à la main. Et le
chhhhiik-chhhhiik
des poils drus contre le bitume. Les bruits liquides de sa main et de
la brosse baignées dans l'eau de la bassine, qui vire vite à la
couleur douteuse, du grenat et du gris. Et une drôle d'odeur. De
chien et de chair, de sang et de merde, toujours elle, la merde.
Et
Sonia, penchée en avant, ses gros seins blancs menaçant de s'évader
de sa tunique de fausse vierge.
J'éclatai
d'un rire gras et bas, seul comme un con dans l'habitacle enfumé de
la bagnole proprette de Justine.
Mon
rire sonnait faux et me fit un peu peur.
Maëlle,
pourquoi voulais-tu t'ôter la vie ? Quel était le malaise ?
A-t-on besoin d'une raison ? Le mal de vivre a-t-il besoin d'un
traumatisme originel ?
Tu
voulais que ce soit de ma faute ?
Connard
égoïste !
Tu
m'as transmis l'arme. Voulais-tu me transmettre un message ?
Voulais-tu me confirmer que rien ne valait vraiment la peine ?
Des
symboles creux. Des symboles morts. La tête dans le nombril.
L'enfant dans le puits. L'enfant mort au creux de la main. Plus qu'un
insecte écrasé. Il faut le venger !
La
peine.
La
douleur.
La
vie est espoir. L'espoir est douleur. La vie est douleur. Et le
plaisir, ce sadique plaisir, ne fait que la mettre en valeur. Vois
comme tu peux être heureux. Vois comme il suffirait de si peu. Vois
comme ça semble presque possible. Vois comme c'est proche, à portée
de main. Tu pourrais le saisir, le faire tien. Pendant un moment.
Quelque temps. Puis plus rien. Ça recommence. La perte. L'illusion.
L'illusion.
Elle se fabrique. « Et là il se réveilla. » De qui se
moque-t-on ? Ça n'arrive pas. Ça n'arrive jamais, ça :
« et là il se réveilla ».
Je
ne me réveillerai pas de ce cauchemar. Je dois seulement le faire
mien et peut-être je pourrai le modifier, le plier à ma volonté.
Changer la fin. Et le début. Changer l'histoire. Changer mon
histoire, la seule qui importe. Je suis le monde. Il est ce que je
perçois. Je suis ce que je perçois. Maëlle tu avais raison.
Peut-être tu es morte. Le mois dernier. Et là tu t'es réveillée.
Des
larmes coulaient sur mes joues.
Quelque
chose ne tourne pas rond. Depuis longtemps. J'ai fui mais là je
reviens. Je vais arranger tout ça. Remettre les choses à leur
place. Remettre les gens à leur place. Dans leurs boîtes, leur
histoires, leurs petites maisons de poupées où ils naissent, vivent
et meurent.
Je
peux changer le monde. Je peux changer mon monde. Tout est possible.
C'est magique.
_
C'est magique, murmurai-je en m'essuyant la face avec ma main qui
tremblait.
Plus
tard, comme par magie, j'arrivai à la maison. Banlieue de la
banlieue de la petite ville de Montbéliard. Chez maman et papa. Mon
village. Chez moi.
Je
coupai les phares en entrant sur notre petit chemin de gravier. Je me
garai, serrai le frein à main. Écoutai le silence de l'habitacle,
le silence dehors, le silence de la nuit, le silence de la maison qui
me faisait face. La maison de mon enfance. Maison hantée. Maison
adorée. Maison vomie, crainte et respectée.
Il
était temps d'entrer en scène, à nouveau, de faire l'architecte et
le prophète, le chef d'orchestre et le maître-chanteur, le devin et
l'apôtre. Faire le ménage, distribuer menaces et récompenses,
punir, féliciter et rétablir ma vérité.
Je
délirais encore. Je le savais. Ça ne me posait plus de problème.
Tout allait bientôt s'arrêter.
J'ouvris
la porte, attrapai ce qui restait de mes affaires et sortis. L'air
frais me fit du bien. Je restai là à le respirer, ce bon air de la
campagne franc-comtoise, et je refermai sans bruit la portière.
La
porte du garage était fermée. Maman avait oublié de la laisser
ouverte pour moi. J'avais les clefs. Je ne me souvenais plus de les
avoir gardées, mais elles étaient bien là dans ma main. Alors
j'ouvris et entrai dans le noir du sous-sol. L'odeur si particulière
m'assaillit les naseaux. L'odeur de notre garage. Odeur d’égout,
de terre, de manque de lumière, araignées et cloportes séchés.
Odeur d'huile à moteur et de vieux plâtre, de graisse et de
cigarette froide. J'allumai la lumière. Le vieux biclou de ma mère
prenait la poussière, au fond avec des cartons où j'aurais pu y
trouver les cours de la seule année de fac de mon frère, quelques
manuels scolaires portant encore l'étiquette Laurent
ou Arnaud,
et peut-être même quelques jouets. Je déposai ma guitare dans un
coin, gardai mon sac sur l'épaule. J'allai à la cave, derrière, à
droite, passai sous la petite porte beaucoup trop basse. Il n'y avait
plus beaucoup de bouteilles de vin, alors j’agrippai un pack de
Fisher et refermai derrière moi. Je montai les escaliers, ouvris la
lourde porte de séparation et entrai dans la pénombre de l'étage.
Tout
était éteint. Il n'y avait pas un bruit. Les parents devaient
dormir. J'allai au salon. Ça sentait un peu l'alcool. J'allumai une
petite lampe à l'abat-jour jauni. Deux gros verres à whisky
trônaient sur la table basse, avec un cadavre de ce mauvais cognac
que s'enfilait mon père. Ce soir, il n'avait pas été le seul. Je
croyais que ma mère avait arrêté de boire. Mélangé à ses
médicaments, l'alcool avait des effets désastreux sur son
comportement.
Mais
peut-être avaient-ils eu de la visite. Mon père n'avait plus d'ami.
Et ma mère... Je n'en savais rien.
Je
m'installai confortablement dans le vieux fauteuil défoncé du père
quand je réalisai que je n'avais pas de décapsuleur. J'allai dans
la cuisine m'en dégotter un.
Je
sursautai en passant la porte. Il y avait quelqu'un assis sur une
chaise, dans le noir. J'allumai la lumière. Ma mère, qui clignait
des yeux.
_
Maman ?
_
Tu en as mis du temps...
Sa
voix était morte, atone, caquetante. Son visage était bouffi, elle
avait grossi, sa peau était vilaine, molle, grise.
_
J'ai cru que tu n'allais jamais arriver. J'ai cru que tu n'allais
jamais rentrer.
_
Salut Maman. Je suis là.
Je
me penchai pour l'embrasser, elle se laissa faire. Elle sentait
mauvais. Son haleine, certainement. Odeur d'alcool mal digéré.
_
Je cherchais un décapsuleur.
_
Dans le tiroir, là, tu sais bien.
_
Ouais, merci. Je vais chercher une bière, j'arrive.
_
Il y en avait en bas à la cave, je crois.
_
J'ai trouvé.
Je
retournai au salon, saisis le pack de bière et pris une longue
inspiration. Ça me faisait un choc de revoir ma mère après tout ce
temps. Combien de temps ? Combien de mois étais-je parti ?
J'avais perdu le compte. Trois mois ? Six mois ? Quelque
part entre les deux ?
Ma
mère avait changé. Elle avait l'air fatigué. Elle me paraissait
vieille.
Ça
n'allait pas être facile.
Aucune
joie, aucune vie ne se dégageait de la maison. C'était comme si
elle avait été laissée un peu à l'abandon. Les choses étaient
rangées, trop rangées, et rien ne semblait vraiment propre.
Je
retournai à la cuisine. Maman n'avait pas bougé.
Je
décapsulai ma bière et m'appuyai la hanche contre la table, face à
elle.
_
Tu en as mis du temps.
_
La Bretagne, c'est pas tout près.
_
Oh... Non, c'est vrai. Tu as fait bonne route ?
Si
elle savait. Si elle savait comme le trajet avait été étrange. Si
elle savait comme tout était étrange ; ici, aussi. Elle qui
m'avait attendu dans le noir. Sinistre.
_
Ça va. On m'a prêté une voiture.
_
Oh. Qui ça ?
_
Une copine.
_
Ta petite amie ?
_
Je n'ai pas de petite amie, maman.
_
Ah. Ton père dort. Il ne va pas bien. Il a trop bu. Et cet
enterrement... Ça fait mal.
_
Vous ne connaissiez pas José.
_
José ? Bien sûr que si. On le connaissait. On l'a vu souvent.
Tu ne te souviens pas ?
_
Si tu le dis...
_
On l'a vu ici. Avec toi. Et tes amis. Les autres, je les connais
moins. José, je m'en souviens bien. Un autre a appelé. Comment
c'était déjà...
_
Je suppose que c'était Renaud...
_
Renaud ? Oui, ça me dit quelque chose.
La
bière était déjà presque vide. J'avais vraiment soif. J'avais
faim, aussi. Boire calmerait la faim quelque temps. Je ne voulais pas
manger comme ça, avec ma mère. A vrai dire, elle me coupait
l'appétit. « Salut maman, content de te voir ! Tu peux
pas aller te coucher, là, tu me perturbes, tu me coupes l'appétit »,
comme ça serait pas gentil, ça non. Et j'avais la flemme de manger.
Alors
je buvais. Je finis la cannette et en ouvris une autre.
_
Tu bois trop vite.
_
J'ai soif.
Elle
se tortilla sur sa chaise. Elle grinça. C'était le premier geste
que je la voyais esquisser depuis mon arrivée. A peine avait-elle
très légèrement tendu la joue quand je l'avais embrassée.
_
Tu as fait de la musique, là-bas ?
_
Pas assez.
_
Alors tu vas rester ?
_
Je ne sais pas. Je dois retourner là-bas pour rendre la voiture.
_
On peut te payer le billet le train pour revenir. Si tu as des
soucis...
_
Je déteste le train.
_
C'est quand-même pas si terrible.
_
J'ai toujours détesté le train, tu le sais bien.
_
Tu détestes tellement de choses...
Elle
regardait dans le vague. Elle m'inquiétait. Je me demandai si elle
n'avait pas augmenté la dose de ses médicaments. Si elle avait bu,
comme je le pensais, ça ne devait pas arranger les choses. Je devais
veiller à ne pas la malmener, sinon c'était crise de larmes et
reproches datant de Mathusalem assurés. Du pur délire où tout se
mélangerait, passé au mixer des neuroleptiques et de la dépression
nerveuse mal soignée.
_
On se fait du souci pour toi.
_
Qui ? Toi ?
_
Papa aussi...
Je
ne pus réprimer un bruit sarcastique.
_
Il se fait du souci aussi. Papa, moi, ta grand-mère... Ce... Renaud,
c'est ça ? Lui aussi il se fait du souci. C'est papa qui m'a
dit.
Je
me maîtrisai et me gardai de lui confier tout le mal que je pensais
de lui désormais.
_
Il n'a pas l'air de beaucoup l'aimer. Mais tu connais ton père.
Là-dessus
on était d'accord. Je n'aimais pas Renaud non plus. Plus depuis
Paris.
Elle
cligna des yeux, comme si elle se réveillait.
_
Oui, on se fait beaucoup de souci. Tu as mauvaise mine. Tu as mangé ?
Je
grognai quelque chose qui devait ressembler à un oui car elle
n'insista pas.
La
bière était bonne. Je ne sentais plus la faim. J'avais déjà envie
de fumer. Mon père s'enfilait trois paquets par jour mais ici on ne
fumait pas à l'intérieur, oh non. Au sous-sol.
_
Ils l'ont ramené ici.
_
Quoi ?
_
José. Ils l'ont ramené ici. Pour l'enterrement... A Audincourt.
_
Je sais, oui.
_
Il était parti à Paris. Je m'en souvenais de ça. Ils sont
plusieurs plusieurs à être partis là-bas.
_
Pas moi. Plutôt... C'est pas pour moi, Paris. Quelle horreur.
J'avais
failli dire « plutôt crever ».
_
Ils l'enterrent jeudi. Je ne sais pas si je vais y aller...
_
Tu n'es pas obligée, man'.
_
Non, je ne suis pas obligée. Mais même si je n'y vais pas, je
saurai...
Silence.
Elle se frotta la joue doucement.
_
Tu sauras quoi, man' ?
_
Ben je saurai que... Qu'ils le mettent en terre. Je le saurai quand
je serai ici et je pourrai rien faire. C'est peut-être mieux que j'y
aille. Que je le voie.
_
Je ne sais pas si c'est une bonne idée...
_
Mais puisque je te dis que je saurai ! Si je reste ici à rien
faire pendant l'enterrement... C'est pire. Tu comprends ? C'est
pire !
Elle
pleurait. Ses yeux étaient écarquillés et elle pleurait. C'était
moche à voir. J'aurais voulu être encore ce bon fils qui console sa
mère triste. Ça faisait longtemps que je n'en avais plus la force.
Je l'avais trop fait.
_
Après ce qui est arrivé à ton frère. Et ce qui est arrivé à la
p'tite.
Elle
se tut brusquement, sachant qu'elle venait de commettre une erreur.
Quelque
chose se souleva en moi, quelque chose qui allait me rendre fou. Il
fallait que je me contienne. Il fallait que je calme cette chose en
moi.
Et
moi aussi, j'aurais dû garder le silence :
_
Ce qui est arrivé à qui ? De quoi tu parles maman ? De
QUI tu parles ? Tu as bu ? Oui, tu as bu, je le sais, je le
sens, tu pues l'alcool. Et tes cachets à la con, là, combien t'en
bouffes, hein ? Combien t'en bouffes ? T'en es à trois
boîtes par semaine, là ? T'en es à combien ?
J'étais
pas loin de crier, mes dents serrées retenaient difficilement ma
colère. Mon ventre était un magma de chair acide et compactée. Ma
vision s'assombrit.
Ma
mère écarquilla encore plus ses yeux sur le vide loin à côté de
moi.
_
Regarde-moi maman ! Regarde-moi !
Elle
n'y arrivait pas. Ce n'était pas le ton brutal de ma voix qui allait
l'encourager.
Je
lui faisais peur.
Quelques
mots lui avaient échappé et avaient réveillé la bête. Juste
quelques mots.
_
Mon pauvre chéri... Mon pauvre chéri...
La
digue allait péter, la digue allait péter ! Toute la merde
allait sortir ! Il fallait que je parte ! Je n'aurais
jamais dû revenir.
_
Je comprends rien à ce que tu dis ! Vieille folle !
Alors
elle chevrota quelques derniers mots, quelques derniers mots fatals.
_
Mais mon chéri... tu sais bien. Tu sais bien !
Enfin,
elle planta ses yeux souffreteux dans les miens.
Et
je sus. J'avais toujours su.
L'enterrement.
L'autre, pas celui d'Arnaud. Le suicide. La folie qui s'en était
suivi. Maëlle.
Maëlle,
morte.
Maëlle
est morte.
La
cannette de bière tomba de ma main et explosa sur le carrelage de la
cuisine. Du vomi jaillit de ma bouche, arrosant les genoux de ma
mère. Je me sentis pencher du côté de la table. Je m'affalai
contre, pas loin de tomber. Ma mère restait assise. J'avais envie de
frapper son visage désespéré à coups de poings, mais je n'avais
plus aucune force. Un peu de bière ressortit encore de ma bouche,
coulant dans mon cou, sous mon t-shirt. Ma mère restait assise. Je
la regardais comme une étrangère, comme une folle meurtrière,
comme si elle était en train de m'arracher le cœur. Et pourtant je
ne sentais plus rien.
Le
nid de nœuds dans mes entrailles n'était plus.
J'étais
écrasé sous une stèle de vérité. Un building de vérité, une
montagne.
Il
n'y avait pas à luter. Maëlle était morte. Et pourtant je l'avais
vue ce matin. J'avais oublié qu'elle était morte. Et pourtant, elle
était là ce matin, contre moi. On s'était même embrassé. Maëlle
est morte et pourtant elle est vivante.
Maëlle
est morte, Maëlle est vivante.
A
cause de moi. Grâce à moi.
Alors
j'éclatai de rire. Ma mère restait assise.
Et
je continuai de rire.
Changer
la fin. Et le début. Changer l'histoire.
MAGIC
BOY!
10
janvier 2013.
...à
suivre et à finir, si tu le veux toujours.