Les Jardins De La Faim (chapitres XVI et XVII)

XVI

Laurent a une guitare électrique dans les mains. Il joue en frappant dessus. Il frappe sa guitare et des hurlements en sortent. Des hurlements humains.
Puis je sais que c'est Laurent qui crie. Ce n'est plus la guitare.
Laurent qui crie sur quelqu'un.
Il a attrapé un policier, il le tient par le revers de veste. Il le tient tout près contre lui et il lui crache au visage, il lui hurle dessus.
Laurent fait tomber le flic sur la banquette arrière d'une voiture.
Laurent tient sa basse par le manche et il coince la tête du flic avec le corps de l'instrument. Puis il pousse avec. Il pousse et il frappe. De toutes ses forces. La tête du flic se déforme.
Laurent est en train de le tuer. Laurent est en train de tuer un flic.
Il lui explose la tête à coups de basse.
C'est monstrueux.
C'est ignoble. Pourquoi continue-t-il ? Le flic est mort depuis longtemps.
Laurent s'acharne sur la tête du flic. J'entends les os craquer et Laurent qui continue à hurler comme sa guitare.
Et quand il s'arrête, c'est pour étrangler le cadavre à la tête creusée - oui, creusée par sa guitare - c'est pour l'étrangler avec la ceinture de sécurité de la voiture.
Puis il frappe sur l'aile du véhicule et le conducteur démarre. C'est moi qui conduit. Pourquoi j'ai démarré ? Pourquoi j'ai fait ça ? Le cadavre du flic traîne le long de la voiture, accroché par le cou à la ceinture. Mort, fracassé. Un pantin qui danse et frotte sur le bitume.

Laurent tape encore sur sa guitare électrique.
Je suis à nouveau près de lui.
Des sons horribles sortent de sa guitare, des sons comme des cris. Des sons comme les cris que le policier n' a pas pu pousser.
J'ai peur.
J'ai peur de lui. Il me tourne le dos et il frappe sur sa guitare qui crie. Je ne veux pas qu'il me voie.

Puis je suis dans une maison. C'est la nuit.
Cette maison ne ressemble pas à la mienne, mais pourtant c'est la mienne, je ne la connais pas mais je sais que c'est là que je vis.
Je suis seule mais je ne me sens pas seule. Je sais qu'il y a quelqu'un, quelque part. Quelqu'un qui se cache dans ma maison.
Je longe des couloirs, des longs couloirs, cette maison est immense.

Je passe à côté d'une chambre. Vide. Il n'y a qu'un poste de télé en marche, dans lequel un visage grimaçant grimace en silence. Un dessin animé qui me regarde passer et qui fait de méchantes et muettes grimaces.
Encore des couloirs.

Une fenêtre. J'ai peur de regarder à travers, mais je le fais. Je vois un petit pré et un étang.
Ici c'est ma maison, mais je ne savais pas qu'il y avait un étang à côté.
J'ai peur de regarder trop longtemps, j'ai peur de voir quelque chose qu'il ne faut pas voir. Alors je tire le store et je continue à marcher dans le couloir.

J'arrive à la cuisine, qui luit de lueurs bleues.
La gazinière est allumée. Tous les feux flambent, grands ouverts. Ça fait un bruit inquiétant.
Entre le feulement, le sifflement et le grondement.
Je m'approche des feux bleus de la cuisine. Des flammes bleues avec quelques pointes jaunes et oranges.
Et alors je sens quelqu'un dans mon dos.

Je caresse le visage de Sonia avec ma main enflée.
Ses yeux roulent sous ses paupières, son sommeil a l'air agité.
J'ai à nouveau envie d'être gentil avec elle.
Je l'avais regardée dormir pendant quelques minutes. J'avais abdiqué, je l'avais bien senti, j'avais laissé un truc tendre passer, un truc tendre, mais qui se taillait brutalement un chemin dans ma carcasse.
Elle avait l'air si douce. Moelleuse et fragile. Douce, oh si douce Sonia. Une vraie bonne personne. Pas quelqu'un pour moi. Elle aurait dû le comprendre.
_ Sonia ?
Elle sursaute en se réveillant. Elle repousse ma main, c'est juste un réflexe.
Elle crie.
_ Aaaah !
Elle bat des jambes, voilà qu'elle me jette comme un malpropre.
Je me relève et me recule, je suis sincèrement blessé, désormais.
_ Ho, ho ! Sonia, du calme.
_ Puuu-tain !
Elle pose une main sur sa poitrine et elle se calme un peu, laisse sa tête retomber sur le lit.
_ Ha ! La trouille...
_ Désolé.
_ C'est ça...
Sa voix est pâteuse, chargée en graves graillons. J'ai fait peur à Sonia, mais maintenant ça va mieux.

Je la regardais, vaguement inquiet, elle restait étendue les seins en l'air. Elle reprenait son souffle. Elle s'était couchée habillée mais elle n'avait qu'un drap fin sur elle. Elle se redressa en geignant et sortit bien trop rapidement du lit. Elle chancela et trottina comme elle pouvait jusqu'aux petites toilettes de l'étage.
Je l'entendis vomir.
Ses genoux avaient fait bong sur le carrelage.
C'était mal barré pour notre repas tranquille autour d'une bonne vieille conversation de rupture.
Je remarquai que mon petit sac à dos était là, dans sa chambre. Je ne me souvenais plus l'avoir amené là. Pendant que Sonia se rinçait la bouche, je mis la main sur mon portable et consultai mes messages. Je vérifiai au passage la présence de l'arme. Tout était en ordre. J'en avais un seul, de message : un vocal. De Renaud, apparemment. Et j'avais aussi reçu un appel manqué, masqué.
_ Il a sonné plusieurs fois, je crois. Je dormais.
Sonia était revenue, mais restait à bonne distance, appuyée dans le pas de porte.
_ C'est un pote. Je vois pas pourquoi il m'a appelé.
_ C'est bien toi, ça. C'est un pote, non ?
Plus maintenant.
Je décidai de l'écouter plus tard. Il fallait que je m’occupe de Sonia. Je glissai le téléphone dans ma poche.
_ J'ai croisé Fred.
Je lus la panique dans ses yeux.
_ T'en fais pas, on s'est dit ce qu'on avait à se dire, je crois. Et c'est tout. Il m'a raconté. Pour le chien.
J'avais décidé de taire l'épisode de la gifle.
_ Je suis désolé, So'. Je sais que tu aimais Kurt.
_ J'ai nettoyé la route.
_ Il m'a dit, oui.
_ Il fallait que je le fasse. C'était si... sale. J'ai un peu bu, je suis patraque. T'es passé à l'armée du salut pour t'habiller ?
« Non, j'ai enfilé quelques vêtements en arrivant », avais-je bien failli sortir. Ça aurait été une très mauvaise idée :
_ T'es resté toute la journée en caleçon, dehors ?
Comment allais-je m'en tirer ? En disant la vérité. Du moins, un morceau de vérité, au lieu d'un gros mensonge, ça devrait passer.
_ Je suis allé chez Manu, ils m'ont prêté ces habits.
_ Ah bon.
Je tirai sur la jambe de mon pantalon.
_ J'ai renversé du vin. J'ai nettoyé.
_ Heureusement que ce n'était pas du rouge. Mais tu pues jusqu'ici.
_ Ouais, faudrait que je me change et que je prenne une douche. T'as faim ? Je te ferais bien à manger. J'ai faim. Pas toi ?
_ Je crois que ça serait bien que je me remette quelque chose dans le ventre, ça devrait aller mieux après.
_ Faut qu'on parle, Sonia.
_ Oui.
_ Je suis désolé pour... pour tout.
_ Je ne sais pas si tu te rends compte... Enfin, va te laver, on causera après. Je prépare un truc à becter en attendant, tout ce que tu sais faire, c'est des omelettes trop cuites.
Elle avait raison, bien-sûr.
_ T'as l'air fatigué, So'.
_ Tu t'es pas regardé. Allez, va.
Je passai à côté d'elle, elle évita ma main qui essayait de la toucher.
Je me demandai si elle me parlerait de cette histoire d'appeler les flics. Vraisemblablement, là, elle ne me dirait plus rien.
Alors j'allai dans la chambre d'amis prendre des rechanges, puis restai longuement sous une douche bouillante.
Suivant les bons conseils de Sonia, je m'étais regardé dans la glace, avant. Je faisais peur : mon teint se situait quelque part entre le jaune et le vert, des gros cernes pochés pendaient sous mes yeux, qui étaient enfoncés, lointains, noirs, fous. C'était comme si quelqu'un d'autre me regardait à travers mon image dans le miroir, quelqu'un qui se cachait derrière le reflet d'un masque de chair et d'os.
Je m'attendais presque à un clin d’œil.
Il ne vint pas : je m'étais retenu. Il y a des limites à la bizarrerie, elles ne sont pas toujours ce que l'ont croit.

Sous l'eau chaude, je décidai de brûler les vêtements de Manu en même temps que ma voiture, cette nuit. Qu'ils disparaissent... Je savais que j’allais devoir faire attention de ne pas me faire prendre, mais j'étais à nouveau excité comme un gosse. Un sale gosse pervers, qui s'amuse à brûler de petits symboles après avoir saccagé la vie des gens, et les quitter pour toujours.
Mais pourquoi pas ?

J'avais oublié le message de Renaud et l'appel manqué.

_ Tu veux du vin en mangeant ?
_ T'en as ? Je savais pas. Oui, je veux bien.
J'avais dit oui sans réfléchir. Cependant, dès la première gorgée, je remerciai mon instinct de poivrot.
_ Il est bon. T'en veux pas ?
_ Je viens de vomir ma gnôle, non merci.
Sourire triste de Sonia.
_ C'est très bon, merci.
_ C'est juste une bête potée.
_ C'est déjà beaucoup. Je mourrais de faim.
_ Ça va, ta main ?
_ Ça fait mal, mais ça va, rien de grave. Je ne sais même pas comment je me suis fait ça.
_ Ah non ?
_ Non, j'te jure. C'est bizarre, hein ?
_ Oh oui. S'il n'y avait que ça...
_ J'ai dû me la cogner quelque part.
_ C'est ça, t'as filé une grosse mandale dans un poteau, en partant.
Je voulais bien la croire, mais je n'en avais aucun souvenir. Sacré délire... pas étonnant qu'elle soit si distante et froide. Tout ce qui s'était passé aujourd'hui était étrange et flou. J'aurais pu faire n'importe quoi.
Même te balader à poil dans la moitié de la ville pour aller sauter une fille que tu connais à peine.
Sonia était restée hors de portée, comme si elle craignait que je ne lui fasse du mal. Je n'étais pas aveugle. Et elle n'avait pas tort. J'allais lui faire du mal. Je n'arrivais pas à me lancer. Et j'avais tellement de choses en tête. Des choses à dire, à expulser, des interrogations, aussi.
Alors elle se lança à ma place. Elle n'avait pas beaucoup touché à son assiette, qui refroidissait tandis que moi je me resservais.
_ Qu'est-ce que tu me caches, Laurent ?
J'aurais dû prendre l'initiative, ça m'aurait permis de mieux contrôler la conversation. Au lieu de ça, elle allait me coincer.
Mais il fallait que ça arrive.
_ Comment ça ?
Il fallait que ça sorte, mais je n'arrivais pas à m'y résoudre. Ma procrastination émotionnelle était tenace.
Elle me jeta un regard mauvais.
_ Je ne sais pas, justement. Tiens, tu pourrais commencer par m'expliquer pourquoi tu as changé... d'attitude. Ton comportement, ton agressivité. Ta violence.
_ Ma violence ?, fis-je en mastiquant une carotte fondante. Ma violence, c'est une réaction à la violence des autres. Je me suis défendu. Je t'ai défendue. Toutes ces conneries avec les deux frangins, moi aussi ça me pèse, tu sais.
_ Je ne te parle pas de ça. Ta crise de ce matin, qu'est-ce que tu en dis ? Tu tournes autour du pot. Alors moi je serai plus directe. Pourquoi tu te trimballes avec un énorme flingue dans ton sac ? Par exemple, hein ?
Contre-braquage, et hop !, la discussion rebondissait dans un autre coin obscur.
Elle l'avait bien vu, ce putain de flingue, mais elle n'avait rien dit. Elle avait attendu. Et là elle me le lançait sur le tapis.
OK, autant tout lui dire. Ou presque. Je lui devais bien ça.
Je reculai mon assiette, j'avais eu de plus gros yeux que de ventre.
_ Eh bien... C'est le flingue de Maëlle. C'était.
Je lus dans ses yeux quelque chose comme « j'en étais sûre, j'en étais certaine ! ».
_ Elle a voulu se suicider. Ça fait déjà un moment. Mais c'est peut-être une des causes de mon voyage. De ma fuite. Au début, je l'ai... accompagnée. J'ai essayé de rester là pour elle. J'ai essayé de comprendre pourquoi. Je crois que ça m'a blessé. Vraiment blessé.
_ J'imagine, oui. Ça me dit pas qu'est-ce que tu fous avec cette arme.
_ Après qu'elle ait voulu s'en servir - elle a vraiment failli le faire, tu sais - après, elle a voulu s'en séparer, alors elle me l'a donnée. Elle m'a dit que c'était pour être sûre qu'elle ne recommence pas.
_ Quelle idée... Vous étiez ensemble, à ce moment ?
_ Oui. Non. En fait... on n'a jamais été vraiment ensemble. Il y avait, il y a quelque chose entre nous, mais on n'a jamais... On n'a jamais vraiment couché ensemble, par exemple.
Elle eut l'air sincèrement surprise.
_ Vous n'avez pas couché ? On n'aurait vraiment pas cru, vu comment tu en parlais.
_ On a fait quelques trucs... mais non, on n'a pas baisé. Mais à partir de quel moment tu peux dire que tu es avec quelqu'un ? On peut bien coucher avec quelqu'un sans être avec, non ? Alors...
_ J'en sais quelque chose... Je ne dis pas ça forcément que pour toi, souffla-t-elle.
J'ignorai sa pique, même si je notai qu'elle n'avait plus l'air de nous considérer comme un couple, contrairement à ce que sous-entendait son comportement de ces derniers temps. Ça arrangerait peut-être les choses.
_ En tous cas, il y a un vrai truc entre nous. Quelque chose de fort. C'est de l'amitié et en même temps, c'est plus que ça.
_ Elle jouait avec toi, c'est tout. Ça doit être plaisant d'être désirée à ce point, tout en faisant exactement ce que bon lui semble. Si elle a besoin de se sentir aimée, elle revient un peu vers toi, puis elle repart. Elle devait se sentir puissante. Mais ça fait beaucoup de mal à l'autre personne, ça.
_ Je sais. Ça fait du mal à tout le monde. Crois-moi, je le sais. Mais je ne pense pas que c'était si facile pour elle. Elle a vécu des trucs qui...
_ Et alors ? Ce n'est pas une raison. Tout le monde a vécu de drôles de choses, quand tu regardes bien. Plus ou moins. Mais ce ne sera jamais une justification valable pour se venger sur les autres.
_ Ce n'est pas de la vengeance.
_ Ah non ? Et toi, pourquoi tu te comportes avec moi comme elle se comportait avec toi ? Tu te rends compte que tu fais pareil ?
Non, je n'avais jamais vu les choses sous cet angle. J'avais toujours cru que chacun prenait ce qu'il y avait à prendre et point barre. Sauf ces derniers temps, peut-être...
_ Non, ce n'est pas pareil...
_ Ha ! Tu parles ! On est ensemble mais on n'est pas ensemble ! On baise ou on ne baise plus. Tu fais comme ça t'arrange. Tu fais comme elle, en gros, sauf qu'elle, t'as pas pu la sauter ! Elle se laissait peloter, mais oh attention, pas touche à mon petit cul, mon p'tit gars, je vaux bien mieux que ça ! Toi, c'est ce que tu dégages, aussi : je suis malheureux, je suis si malheureux, mais attention cocotte, je vaux cher, moi, on ne m'a pas comme ça, moi, oh non !
_ Sonia, s'il te plaît...
_ Non ! Je continue ! Tu t'es amusé avec moi, Laurent. Et t'es allé de plus en plus loin. Tu te refuses à moi, même quand on baise, bordel, t'es pas là ! Tu te laisses aller, juste un peu, oh juste un petit peu, je vais lui donner un petit bout de moi à la nana, là, qu'elle me laisse tranquille. Un petit apéritif, ça fera illusion, ça suffira pour qu'elle n'essaie pas d'aller plus loin et qu'elle me laisse pénard dans ma contemplation de mon propre malheur. De mon amour impossible avec une fille qui ne voudra jamais de moi.
De mon côté aussi, la colère montait, mais ça n'avait rien à voir avec ce matin. Car ma décision était prise et Sonia était en train de me préparer le terrain. Peut-être même allait-elle « rompre » à ma place. Mon égo serait un peu malmené, mais au fond ça m'arrangerait. Et aussi, pendant qu'on parlait de tout ça, on ne parlait plus du flingue.
_ Je sais que je ne me suis pas toujours très bien comporté avec toi, mais, écoute, je n'ai jamais fait de mystère, j'ai toujours dit qu'il ne fallait rien attendre de moi.
_ Rien attendre ? Mais à partir du moment où tu partages avec quelqu'un, que tu vis, que tu échanges, forcément tu attends quelque chose ! Tu n'es pas un fantôme qui traverse la vie comme il traverse les murs.
_ C'est ce que j'ai l'impression d'être parfois, je te jure...
_ Pauvre chéri ! Pauvre ectoplasme persuadé que personne ne le voit alors qu'il est en train de m'arracher le cœur !
Sonia s'était mise à crier, je lui fis signe de descendre d'un ton, mais la catharsis commençant à faire son effet, elle se calma un peu. Elle avait l'air perdue. Elle m'expliquait sa version des faits, ça devait la soulager, mais elle commençait à se demander où tout cela allait la mener, maintenant que c'était lancé.
C'était le moment.
_ Tu sais, quand je te dis que moi et Maëlle, il y a vraiment quelque chose entre nous, ce n'est pas que dans mon imagination. Aussi tordue que soit notre relation... Je voulais te le dire, mais je ne savais pas comment, quand. Elle vient, demain.
Là, elle avait la tête de quelqu'un qui soudainement comprend qu'il est en train de tomber, la terre s'étant brusquement ouverte sous ses pieds. Un peu comme dans ces cartoons, où le personnage reste en l'air tant qu'il ne réalise pas qu'il n'y a plus rien au-dessous de lui.
_ Quoi ?
_ Maëlle m'a écrit, elle vient me voir, demain, ici.
_ Elle, ici ?
_ Oui, Sonia, je suis désolé. Ça s'est décidé il y a peu, je te le jure, mais avec tout ce qui s'est passé...
Des larmes, encore elles, perlèrent à ses yeux. Des larmes de panique. Son monde, après s'être bien fait secouer, s'écroulait, et il n'y avait rien qu'elle puisse changer.
_ Et je pense que mon séjour ici arrive à sa fin.
Elle mit du temps pour assimiler ce dernier élément.
_ Tu vas partir ?
_ Oui.
_ Tu t'en vas.
_ Oui, je suis désolé.

Sonia ne trouva rien à ajouter. Elle ne se mit pas en colère. Mutique et impénétrable, elle retourna se coucher.
Je me sentais comme un vrai connard, mais j'étais soulagé.

Et j'allais évacuer les dernières saloperies de résidus toxiques en faisant un grand feu de joie.
Je pris la sage décision de finir cette bouteille de rouge avant tout.

XVII

La médecine rouge aux tanins profonds avait envahi ma bouche, l'avait recouverte de son épais tapis d'arômes luxurieux. J'étais presque voluptueux, béat d'être arrivé à la fin de quelque chose. Repus, aussi, satisfait, même si une envie de chier menaçait au loin.
Bien-sûr, c'est le moment que choisit mon téléphone pour sonner et vibrer dans ma poche. J'avais déjà pensé m'en séparer de ce truc, j'y avais pensé tellement de fois que j'avais réussi à créer une certaine distance haineuse avec ce mouchard déguisé. J'avais à l'occasion ressenti le besoin de le lancer dans un mur, ou de l'écraser sous ma semelle, sans jamais prendre la peine d'aller au bout de cette saine pulsion de défense.
Là, je le laissai sonner deux ou trois fois, alors que je venais de me souvenir que Renaud avait déjà essayé de me joindre.
Que me voulait-il ? Je croyais que je ne faisais plus partie de leur bande de potes bien installés dans la vie des grands, avec des avis tranchés sur tout. Alors pourquoi m’appelait-il ? Des remords ? J'en doutais fort.
Je finis par décrocher, même si je sentais que rien de bon n'allait sortir de cet appel.
Et c'était bien lui.
_ Renaud, quelle surprise.
_ Euh, salut Laurent.
_ T'as déjà essayé de me joindre, qu'est-ce qui t'arrive ?
_ T'as pas écouté mon message ?
_ Non. Je suppose que j'allais le faire.
_ Écoute, il faut que tu saches.
Grosse hésitation. Il avait l'air tout con.
_ Il faut que je sache quoi ?
_ José est décédé.
Là, ça m'en boucha un coin. Comme pas mal de gens, j'ai toujours réagi à l'annonce d'un décès par une espèce de résignation amorphe. Ici, c'était le cas, même si ça ne m'empêchait pas d'être violemment surpris.
_ Il s'est suicidé, Laurent.
_ Ah.
_ Oui. Qu'est-ce que ça te fait ?
_ Je suis surpris.
_ C'est sûr que si tu avais été là ces derniers mois, tu serais moins surpris.
_ Ah bon ?
_ Putain, tu m'énerves déjà...
_ Désolé, je réagis comme je peux. Et pour l'instant je ne sais pas comment réagir. Qu'est-ce qui s'est passé, je voyais pas José... Enfin...
_ Il déprimait, il allait mal, vraiment mal.
Un acouphène se déclencha dans mon oreille gauche, avec une sensation de bouchon, c'était très désagréable, avec la voix de Renaud trop forte dans l'autre oreille, ça créait une sensation de déséquilibre proprement détestable. Profitant de ce moment de faiblesse, quelques souvenirs cherchèrent à remonter à la surface pour me happer de leurs crocs mesquins, mais je leur résistai en parlant.
_ Je veux dire, José, y'avait pas plus stable, comme mec, il avait sa petite vie avec Marie, il était si sûr de lui, je comprends pas...
J'ai voulu que tout s'arrête. J'ai voulu, mais je n'ai pas pu.
Maëlle, qui essayait de rester forte, qui parlait de sa tentative.
Insolation, déshydratation. Certainement que ce qu'il prenait ne l'a pas aidé. Subutex et beaucoup trop d'alcool.
Mon frangin, sa mort absurde sous le soleil stupide du Cap d'Agde.
Et José, José en colère qui me gueulait dessus et moi qui... Moi qui voyait rouge, qui frappait José avec une bouteille de whisky.
J'avais fait ça. Je le savais, je l'avais frappé si fort qu'il avait perdu connaissance, si fort que des bouts de dents avaient volé dans la pièce. Combien de temps encore aurais-je évité de l'admettre : j'avais battu José comme un chien, une correction crapuleuse de coupe-gorge, pas une simple querelle entre potes.
Comment avais-je fait pour refouler ça ?
Comment était-ce possible de le garder enterré ?
J'entendis Renaud continuer, ça devait être dur, tellement dur pour lui de me parler, de garder son calme.
_ Marie l'a quitté quelques semaines avant. Elle n'en pouvait plus, elle ne le reconnaissait plus. Il délirait. Il allait vraiment mal. Maintenant, elle est anéantie.
_ Nom de dieu.
_ N'évoque pas le Tout-Puissant, Laurent, il n'y est pour rien. Et ni toi ni moi n'avons jamais cru en lui.
Mon corps continuait de se comporter comme si aucun raz-de-marée n'était en train de ratiboiser mon mental. Je repris une gorgée de rouge, tirai une latte sur mon mégot. C'était bon, même en cet instant, c'était bon.
_ C'est quand l'enterrement ?
_ Jeudi. A Audincourt.
José avait migré sur Paris trois ou quatre ans plus tôt, mais il était de la région, c'était là qu'on s'était connu, au lycée de Montbéliard.
Putain, au lycée.
_ Audincourt...
_ Ouais, mais qu'est-ce que t'en as à foutre, hein ?
_ J'y serai.
Il y eut un silence au bout du fil qui devait correspondre à mon propre étonnement. J'avais dit ça sans réfléchir, mais j'y croyais. Maëlle venait demain. Demain je rentrais chez moi. Ou après-demain. Je pourrais être présent à l'enterrement. Je voulais y être. Malgré tout ce qui s'était passé.
Justement, Renaud craqua complètement.
_ Tu te fous de ma gueule ?!? Je t'annonce la mort de José et tu te fous de ma gueule ? Comme si t'étais pas en train de te biturer à mort en Bretagne ! Et comme si tu n'étais pas pour quelque chose dans la mort de José ! J'aurais dû écouter ton père et ne pas t'appeler. Mais autant tu le détestes, ton père, autant je suis sûr qu'il te protège, comme il t'a toujours protégé !
Là, il m'énervait. Il me jetait de la culpabilité à la gueule, à pleines pelletées, et en plus il avait parlé à mon père avant de m'appeler. Mon père ! Il avait appelé à la maison ! Qu'est-ce qu'il avait pu lui dire, au paternel ? Et qu'est-ce que le père avait bien pu lui raconter ? Et puis, je ne le détestais pas, mon père ! Pas vraiment.
_ Et comment, moi, j'y serais pour quelque chose ?
_ Oh non, non, non ! Tu n'y es pour rien, toi, non ! Tu lui as défoncé la gueule, putain, tu lui as explosé les dents à coups de bouteille, tu l'as agressé comme un putain de malade mental et non, tu n'y es pour rien ! Laisse-moi te dire, ça fait longtemps que je veux te le dire alors ne m'interromps pas. T'es la pire personne que je n'aie jamais connue. T'es faux, tout en toi est faux, t'es un... un prédateur, un mauvais, t'es mauvais, Laurent. Je te connais depuis quoi, dix, quinze ans, et pourtant je n'ai rien vu venir. Mais t'es un salopard de première, mon gars, t'es un putain de dingue. T'es malade. J'en ai rien à foutre de ce qui a pu t'arriver à toi et...
_ Quoi ?! Quoi ? J'ai frappé José, ouais j'ai déconné, mais va pas me dire que tout ça c'est de ma faute. Les gens se suicident, c'est la vie, on n'y peut rien, rien, t'entends ? Je suis pas fier de moi mais si José s'est foutu en l'air, il devait y avoir autre chose, autre chose, t'entends ? Putain, autant en vouloir en Marie, elle lui a pas pété la gueule, elle aussi, quelque part ? Qu'est-ce que c'est que quelques dents pétées à côté d'une relation solide qui fout le camp, hein ? Qu'est-ce que j'y peux, bordel ?!?
Silence encore.
Puis Renaud sortit ses paroles ultimes, des paroles qui allaient me hanter, encore. Encore des fantômes.
Des fantômes qui m'arracheraient le cœur.
_ Tu vis dans un rêve, mon gars. Tu refuses de voir. T'es complètement à côté de la plaque. Je sais que t'es malade, que t'es gravement malade, même. Mais je n'arrive pas à ne pas t'en vouloir. C'est plutôt une bonne idée que tu rentres chez toi. Mais ne viens pas à l'enterrement. Ça serait... indécent. Ne viens pas.
Et là ça sortit tout seul :
_ Renaud, Renaud, écoute-moi. J'avais prévu de partir ailleurs demain, mais je rentre. Demain. Avec elle. Tu peux dire ce que tu veux.
Je crus un instant qu'il avait raccroché, mais il le fit seulement après une dernière tirade.
_ Avec elle ? Avec Maëlle ? J'espère que tes parents entendront raison et te feront interner. Que tu arrêtes de faire du mal partout où tu passes. Il faut que quelqu'un arrête ça. Il le faut vraiment, là. Ne viens pas à l'enterrement.
Et donc il raccrocha.

J'avais à nouveau envie de tirer sur des gens, de faire un grand massacre assourdissant. J'avais envie de tuer, de tuer, de tuer. J'avais envie de mourir.

Au lieu de ça, je me dis que c'était le bon moment pour un feu de joie.

L'odeur était horrible. Mais le spectacle fascinant. Comme souvent avec le feu, on délire complètement à le regarder vivre, grandir, détruire.
Mange, mange. Fais craquer les os sous tes mâchoires délicates.
J'étais à bonne distance mais je me demandais si ça allait exploser, comme dans les films. Je n'avais jamais vu de voiture brûler. C'était pourtant quelque chose de commun, à en croire les infos.
Je courus un peu en cercle autour du feu. Je me sentais comme un putain d'indien. J'étais puissant, comme ce matin. Mais cette fois, je communiquais avec les morts. José, le frère, je leur parlais dans ma tête, je leur disais que je les aimais malgré tout, qu'ils vivraient quelque part en moi, qu'ils ne connaîtraient pas le néant tant qu'on penserait à eux. Je n'en voulais plus à José, la dispute, la bagarre, non. C'était loin tout ça. Je n'avais rien à voir avec sa mort, tout comme je n'avais rien à voir avec la mort de mon frère. Je ne suis pas coupable.
Mon ami, mon frère : voyez, voyez comme ce monde brûle. Ceci est un petit monde. Mais le grand est tout autant inflammable. J'aimerais que vous soyez avec moi, à vous réchauffer contre le feu du monde qui brûle.
Maëlle, j'aimerais que tu sois là, avec moi, à danser autour du brasier, à craindre que les voisins ne nous voient. A craindre à tout moment que la police, ces chiens, viennent nous entasser dans leurs camions. Qu'ils viennent ! Ils ne nous trouveront pas ! Nous les craignons, mais pourquoi ? Nous n'avons rien à craindre de leurs bâtons ! La douleur ne nous fera pas oublier que le monde brûle ! Et les voisins, bien planqués derrière leurs fenêtres bourgeoises, ils nous envient. Ils nous remercient, au fond de leurs petites âmes toutes sèches, de leur rappeler que leur confort est si futile, que leurs biens sont à leur image : mortels, temporaires, négligeables.
Puis je courus vers l'autre voiture, dix mètres plus loin, celle dont j'avais réussi à forcer le clapet du réservoir d'essence. J'y avais trempé le pull rayé, il dépassait comme une mèche, et c'était exactement son rôle.
J'y mis le feu. Je m'écartai en dansant à moitié. Cette fois, je m'attendais vraiment à une explosion, alors je courus ensuite comme un dératé me mettre à l'abri, bien plus loin, ravi.
Magic Boy rendait hommage à son ami José. Son ami José à qui il avait défoncé la gueule.
Magic Boy disait au revoir à la Bretagne, Bretagne qui l'avait déçu. De beaux paysages, mais région infestée de faux hippies bourgeois. Il y avait trop de monde en Bretagne, avec son gris et son vert lavé à l'eau de mer, ses couleurs ternes et ses volets bleus, elle était trop peuplée. Elle n'aurait dû contenir que quelques solitaires aigris et quelques fantômes. Des gens résignés et des ombres rasant les murs, courbés sous le vent. Des gens qui petit à petit se confondraient avec les ombres, avec les spectres. Les vivants plus proches des morts.
Il fallait que je bouge.
Alors je bougeai, allai mettre le feu à une autre voiture en passant – j'avais cassé sa vitre au préalable – j'y balançai le futal gris gorgé de vin blanc séché... et d'essence bien puant.
J'étais en train de me dire que même le coup du réservoir allumé ne fonctionnait décidément pas comme dans les fictions, lorsque j'entendis un gros BLAOUM. Dommage, je n'avais pas pu y assister, j'étais déjà dans le jardin de chez Sonia et je rentrais, électrisé, me cacher.
Je me demandai si brûler trois voitures seulement suffirait à masquer mon arnaque à l'assurance. En tout cas, je m'étais bien marré.
Une fois rentré, je trouvai le restant de gnôle et m'en servis un grand verre à bière. La bouteille était vide, désormais.
J'avais conscience d'être fiévreux, plutôt délirant. Mais je me sentais mieux.
J'entendis Sonia bouger à l'étage.
Puis elle descendit quelques marches.
_ Lo' ? T'es là ?
_ Au salon, oui.
_ Qu'est-ce que c'était, ce bruit ? Laurent, c'est toi ?
Je me mis à rire.
_ Oui, c'est moi, Sonia. Je suis le roi du tonnerre, ce soir.
Elle descendit les dernières marches, se présenta en petite tenue dans l'embrasure de la porte du salon.
_ Désolé de t'avoir encore réveillée. Faut dire, t'arrête pas de dormir, aussi...
_ Je dormais pas.
Elle se frottait les bras, dans la pénombre, sa peau pâle la faisait ressembler à une poupée de porcelaine à taille humaine, vaguement indécente dans ses habits de nuit décontractés. Une fille pulpeuse en caleçon d'homme et en t-shirt (Stooges ou non), ça a toujours quelque chose de terriblement sexy.
_ C'est toi qui a fait ça ?
_ Fait quoi ?
_ Je sais pas. Le bruit.
_ Sonia, je viens de foutre le feu à ma caisse. J'en ai profité pour éradiquer deux autres de ces immondes choses de métal et plastique. Tant que j'y étais. Tu viens boire un verre avec moi ?
Bizarrement, elle acquiesça. Ça tombait bien, j'avais vraiment envie qu'elle vienne contre moi, j'avais envie de la dorloter, de la renifler, une dernière fois. J'avais envie de la cajoler. Et pourquoi pas de baisouiller toute la nuit pour se dire adieu.
Je lui fis signe de se rapprocher de la fenêtre qui donnait sur la rue. On n'avait pas de vue directe sur les brasiers, mais on voyait leurs lueurs.
_ Viens voir.
Elle s'approcha. Elle repoussa encore ma main qui tentait une prise sur ses hanches, mais je m'en foutais. Son épaule me touchait, elle n'avait plus l'air de craindre que je ne lui mette une taloche, comme plus tôt dans la soirée.
Et pourquoi lui aurais-je mis une taloche ?
_ J'arrive pas à y croire. Tu l'as vraiment fait.
_ Ouais, poupée.
Elle ne trouvait pas ça drôle, je lui tendis le grand verre de gnôle.
_ Je sais bien que t'étais pas en très grande forme tout à l'heure, mais si ça te dit...
Elle hocha la tête et me le prit des mains. Nos doigts se frôlèrent, ça me fit tout chose.
_ T'es dingue, dit-elle dans le verre avant de boire.
_ Ouais. Mais tu sais bien qu'il fallait que je me débarrasse de cette bagnole. C'était un vrai ruine-budget. C'est très sensé quand tu penses aux alternatives limitées qui me restaient. Et je n’allais pas brûler que la mienne.
_ Tu sais, tout le monde saura que c'est toi. Personne ne fout le feu aux bagnoles, par ici.
_ Oh mais qui pourra le prouver ?
_ Tu les prends vraiment pour des cons. Tu vas avoir des ennuis.
Sa voix était atone, je n'aimais pas ça.
_ Quelque part, ça m'a tellement amusé, que peu importent les conséquences.
Elle soupira, posa son bras en travers de mon dos. Sa prise n'était pas ferme, mais j'étais content de ce contact.
_ C'est ça, peu importent les conséquences... Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai pas fait ?
Là, je faillis bien pleurer. Je frottai ma main le long de sa colonne, dans la délicieuse cambrure de ses reins. Elle sentait bon. C'était tout ce que j'avais envie de lui dire. « Ne t'en fais pas, Sonia, tu sens tellement bon ».
_ Tu n'y es pour rien, Sonia. Tu es parfaite.
_ « Parfaite » !
Elle avait craché le mot comme si je venais de l'insulter. Son bras et tout son corps s'étaient raidis.
On entendit alors des sirènes. Ils n'avaient pas traîné.
_ Je suis content de t'avoir rencontrée. Vraiment. Mais je suis venu ici avec mes fantômes et demain mes fantômes viennent me chercher. Et pour être honnête, c'est tout ce que j'attendais. Ne m'en veux pas. Je ne t'oublierai jamais, tu sais ?
Elle posa sa tête contre mon épaule. J'avais oublié qu'elle était si petite.
_ Je ne comprends pas.
_ Y'a rien à comprendre. So', tu as été géniale avec moi. T'as été plus que patiente.
_ Tu m'étonnes...
_ Mais il fallait que ça s'arrête, tu comprends ça ?
_ Tu dis ça par rapport à ce matin ?
Je faillis lui dire que ce n'était pas spécialement par rapport à ce matin, mais j'acquiesçai.
_ Tu ne voulais pas vraiment me tuer, hein ?
C'était quoi cette voix de petit chaperon rouge ? C'était quoi ça, « tu ne voulais pas vraiment me tuer, HEIN ? »
Tu voulais l'étrangler, Laurent. T'as vraiment failli le faire.
_ Quoi ! Bien-sûr que non, on s'est un peu engueulé, mais voilà tout.
_ J'aimerais pas me battre avec toi, alors... Si ça c'était rien...
Je l’agrippai plus fort parce que je pensais qu'elle en avait besoin et je l'embrassai sur la tête. Ses cheveux aussi sentaient très bon.
_ On n'a pas à se battre, Sonia. La guerre est terminée.
_ En es-tu vraiment sûr ?
Je ris. Mais qu'elle ait eu peur de moi, au point de croire que j'aurais pu la tuer, ça m'avait mis mal à l'aise.
_ Ta bataille avec moi, oui, c'est fini. Mais pas la mienne, de guerre. Elle s'arrêtera quand je serai mort, et encore... Je suis désolé de t'avoir blessée, Sonia. Tu es une bonne personne.
_ Ça me fait une belle jambe.
_ Je les aime, tes jambes.
_ Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ?
Elle semblait prête à pardonner. Je ne lui en demandais pas tant.
_ Oui, je les aime, tes fesses.
_ Tu ne me méprises pas, hein ?
_ Je suis le seul ici à mériter le mépris.
_ Tu sais que tu m'insultes en disant cela ? Je ne t'ai jamais méprisé, Laurent.
_ Je sais. Viens là.
Les yeux fermés, je cherchai sa bouche, je la trouvai facilement. Le baiser fut un de ceux sur lesquels on écrit des poèmes. Beaux et tristes et vains, les poèmes. Beau et triste et vain, le baiser.
_ Je t'aime tu sais.
_ Je sais.
_ Pourquoi tu me fais ça ?
_ Je ne peux pas faire autrement. Je saccage tout ce que je touche.
_ Comme ta voiture ?
_ Tu n'es pas un objet, Sonia.
_ Parfois, j'ai l'impression. Un objet qu'on jette après usage. Et elle, alors ? Comment tu vas la traiter, elle ? Comme une reine ?
_ C'est elle qui décidera.
_ C'est ça qu'il faut faire avec toi, décider à ta place ? Et comme ça on peut te garder ?
_ Je ne suis pas un objet, Sonia.
_ Non, mais t'es complètement perdu.
_ Nous le sommes tous, non ?
Penché sur elle, assez près pour respirer son haleine, je la sentis secouer la tête plusieurs fois. Ses cheveux me chatouillaient le visage. J'avais une érection et je la lui fis sentir contre son flanc. Elle soupira. Elle voulait mais ne voulait pas. Je n'étais pas certain de vouloir non plus. Alors on en resta là, accrochés l'un à l'autre, se caressant à peine, sans plus rien dire car tout avait été dit. Tristes, mais résignés, apaisés.
_ J'ai eu tellement peur, aujourd'hui. Peur de toi, peur de tout, de rien. J'ai même eu peur du chien. Des bruits de la maison, de Fred. Il est gentil, en fait. Mais j'ai toujours peur. J'ai beaucoup dormi, j'ai fait des cauchemars. J'ai peur de mes rêves.

Les sirènes s'étaient tues mais on entendait des voix.

On était sur le point de passer à l'acte, finalement, quand on sonna à la porte.
Sans réfléchir, je glissai me planquer dans un coin, Sonia alla leur ouvrir.
C'était les flics.
Moi je flippais un peu. Après tout, j'étais un délinquant, peut-être même un criminel, par rapport à ce qu'il s'était passé avec Julien. Et pour parachever le tout, il y avait une arme illégale dans cette maison.
Mais je n'avais rien à craindre. Les flics venaient seulement frapper à la porte des habitations à proximité, collecter d'éventuels témoignages.
Sonia ne les fit pas entrer et leur dit simplement qu'elle était au lit, et qu'elle n'avait entendu qu'un gros bruit. Elle leur affirma aussi qu'elle était seule chez elle.
Ce ne fut pas long. Mais ça aurait pu suffire à briser le charme.
Je m'étais assis dans le canapé à leur départ, dégustant mon reste de gnôle et fumant une roulée (les blondes de Loïc – le barman super tant qu'il ne se mettait pas à vous expliquer la vie – ayant déjà toutes été consommées).
Sonia s'approcha derrière moi. Je m'attendais presque à recevoir une baffe, comme Fred l'avait fait quelques heures auparavant (ça me paraissait si lointain). Mais non, elle fit glisser ses mains sur mes épaules. Elle n'avait toujours pas allumé les lumières.
_ T'as foutu un sacré bordel.
Je ricanai, pas peu fier. Son geste tendre me rassurait, elle n'avait toujours pas l'air de vouloir se mettre à me détester. Mais elle le ferait, assurément, plus tard, quand je serai parti.
Alors elle répéta :
_ T'as foutu un sacré bordel.
Ses mains remontèrent vers mon cou, je les sentis bien effleurer la morsure de Justine. Je craignis un instant qu'elle ne la découvre ainsi. Mais une fois là, un peu plus haut sur ma gorge, ses mains serrèrent. Oh, pas très fort, et d'ailleurs je ne fis rien pour les enlever, mais elles serraient, elles serraient mon cou.
_ Oui, un sacré bordel, dit-elle encore.
Aucune colère dans sa voix, juste une résignation amère. Une résignation pleine d'amour, je le savais. Je n'avais jamais compris son amour jusqu'à ce soir. Ce soir seulement je commençais à comprendre. Ce soir, la veille de ton arrivée, Maëlle, la veille de mon départ, de mon autre vie, alors seulement je sentais ton amour, Sonia. Tes mains autour de mon cou qui faisaient semblant de m'étrangler.
_ Est-ce qu'on se reverra ? Dis-moi. Honnêtement.
Son geste ne représentait pas une vraie menace, mais tout de même je réfléchis avant de lui répondre.
_ Non, Sonia, non. Je ne crois pas qu'on se reverra.
Je sentis alors ses lèvres sur la peau de mon crâne, exactement là où la calvitie avait commencé son travail de sape. Ses lèvres appuyaient fort. Ses mains, aussi, serrèrent un peu plus fort. J'allais craquer et me dégager quand sa drôle d'étreinte s'arrêta.
J'étais libre.
Je me retournai. Sonia remontait se coucher, encore. Sans rien dire, encore.

Je pleurai en terminant la gnôle, je commençais à être vraiment saoul. Des larmes de fin-rond ; José, Sonia et les autres n'y étaient pas pour grand-chose. Je dus bien finir par m'endormir sur le canapé, car au milieu de la nuit, je me réveillai à cette place. J'avais mal au dos et j'avais froid. J'allai pisser dans les toilettes du bas sans tirer la chasse pour ne pas faire de bruit, puis, au retour, attrapai le plaid sur le fauteuil. Je m'y enveloppai et sombrai à nouveau, rapidement, profondément. Pas absous mais pas coupable. Pas vraiment prêt pour le lendemain, mais qui pourrait dire qu'il l'est, à l'aube d'une nouvelle vie ?

Une nouvelle vie ? C'était ce que j'avais envie de croire. Maëlle ne ferait pas tous ces kilomètres, après tout ce temps, sans bonne raison, sans motivation particulière.
C'était ce que je me répétais.
J'avais réussi à m'en convaincre.
Ça m'arrivait de prendre mes désirs pour des réalités, comme on dit.

Plus tard, je me réveillai encore une fois, car il fallait vraiment que j'aille chier. Ce coup-ci, je fus bien obligé de tirer la chasse. Son vacarme m'agressa.
En me recouchant, je réalisai que nous avions évité bien des sujets, ce soir. Je m'en tirais à bon compte.
Mais j'étais mal, à nouveau. J'avais les tripes en vrac, je grelottais, toutes mes douleurs paraissaient s'être aiguisées, mes dents semblaient se dissoudre dans ma bouche. Je me sentais comme la dernière des merdes et je commençai alors à avoir peur du lendemain. Peur de ce qu'il allait se passer.
Je m'interdis de penser que Sonia me manquait déjà.


Le sol est recouvert de sacs de couchages.
Un ami dort ici. Avec elle. Il l'aime. Elle ne l'aime pas. Je crois.
Elle est debout, nue devant la fenêtre. C'est le matin. La neige tombe.
Je m'approche.
Elle me tourne le dos, mais je vois un peu le profil de son visage, son nez. Elle regarde la neige tomber.
_ Dire qu'un jour je l'ai aimé.
C'est ce qu'elle dit. Dire qu'un jour je l'ai aimé.

Ainsi, elle m'assassine.



A suivre dans le numéro 4 si tu le veux bien...