gUER .



« un jour viendra où on
leur tranchera la gorge ».
une petite fée

Dessins: Patrick JANN!N
http://www.patrickjannin.com/


Amphithéâtre. Où des mômes sont rassemblés. Petites têtes blondes, partout à la ronde. Ils mugissent, vagissent en écho, écho de la grande bête adulte qui beugle, là devant eux. Chef d’orchestre qui proteste, déteste et dénonce.
Il n’y a qu’une seule choses à faire !
Les petits se regardent, s’observent, guettent la réponse dans le miroir des yeux du voisin.
Il faut agir !
Petites mains qui agrippent. Petites mains qui agissent.
Je suis là en observateur.
A côté du grand maître.
Et aussi avec eux, dans leurs rangs.
De leur côté.
Et d’un autre.
Petites mains qui agrippent des fusils mitrailleurs, M16 et cartouchières. Le canon dans la bouche et c’est chose-faite, des enfants à un doigt du suicide, doigt sur la gâchette. Puis la négation d’un non de la tête, l’acier et le tube sortent de leur humidité. « Il y a mieux à faire », ils se disent, les petits qui se regardent s’observent guettent la réponse dans le miroir des yeux du voisin. Le grand chef n’est plus là, il a disparu. Peut-être il n’y en a jamais eu, on l’oublie dans la cohue. Les petits êtres se mettent en mouvement, se mettent en guerre, ils se lèvent les armes aux bras, partent en courant dans les longs couloirs. Droit vers l’extérieur.
Ils sortent des tunnels.
Je me cache dans les plafonds, à une intersection. Dans les ombres.
Je ne devrais pas être là.
Ils me cherchent ?
Plus ou moins. Il savent que je suis là. L’observateur, l’ennemi, le traître. Le lâche.

Je regarde ces enfants courir droits et déterminés et armés. Des faces de porcs pourraient les orner et honorer leurs allures de rats affamés enragés courant vers un autre navire à couler.
Et je reste prostré dans mon faux-plafond. M’encastrer.
J’ai parfois l’impression qu’ils m’ont repéré.
Mais finalement je ne compte pas.
Il y a tellement mieux à faire.

Les couloirs sont désormais déserts. Quelques retardataires courent effarés. Comme s’ils avaient raté un wagon, bons pour l’araignée, le pilori, le pilier d’exécution.

Enfin je peux parcourir leurs couloirs, leur trajectoire.
Et je sors des tunnels.
Je sors.
Dehors.

Dehors les enfants ne sont plus des enfants.
Les enfants sont des adultes qui mettent la ville à feu et à sang. Ils tuent tous ceux qui ne sont pas eux. Entrent dans les maisons et tirent, canardent, descendent tout l’monde, ces enculés. De bons grands hommes solides tirent à bout portant sur les passants. Dans la tête, surtout, dans le ventre, d’abord. Brutal, pas animal, bien plus brutal que cela. Ce qu’il y a de malsain dans l’humain ou ce qu’il y a d’humain dans le malsain, voilà. Ils font la guerre, cette grande salope, la putain de guerre. Entrent dans les maisons et tirent et fouillent, caves, greniers, faux-plafonds et détours des intersections. ça court dans la rue, balaie les gens, mitraille sec, sans compter, ça donne!

Là, un honorable vieillard se fait tronçonner par quatre ou cinq gaillards qui balancent de longues salves. Fumée et douilles qui tintent contre le bitume. Découpé, le vieux!, en pièces.
Parfois ils frappent et violent. Ça change.
Je suis mort plusieurs fois.
Je suis là en observateur.



Des dents qui volent suivies du sang, tripes sur le trottoir, te butent assis sur tes toilettes, chie tes tripes, te butent dans ton lit, et où vont les amants ? Dans le jardin public, armés, ils grimpent même les grilles et ferment la porte d’entrée, sont dans ton intimité, attraction puis destruction. Te sentent comme les chiens sentent le gibier, comme les chiens sentent la merde, comme les chiens sentent la chienne. Couché sous ton lit ils te trouveront déshabillé, ont le luxe de se foutre de toi avant de te foutre en l’air, le canon dans le cul et l’œil câlin, ces ordures. La machette par plaisir car ils ne comptent pas leurs balles perdues.
Parfois sereins, ils divisent les groupes, les organisent, font la tournée des grands-ducs de Dracul’. Devant une pharmacie, se centrent sur un gars pendant que les autres mitraillent la vitrine, le verre, les aspirines, anti-dépresseurs, condoms, compresses, caniches, clientes pimpantes, homme d’affaire enrhumé et sérum physiologique, mercurochrome, pommades et culs grassouillets, cervelles de bac plus 7 et poussière d’os mélangées à la merde de la peur du crevé.

Pendant ce temps, les autres se lâchent sur un pauvre type. Un policier dépassé : ses collègues sont morts dans leur voiture, un peu plus loin au carrefour piégé. Ses yeux crachent son pourquoi inarticulé et il rampe dos au bitume, n’ose pas se lever, n’ose pas se retourner, pleure en silence, c’est si insensé.
Et les adultes armés se marrent. « Comment va-t-on le buter ? ».
Ils sont un peu fatigués. Presque toute la ville est ratissée. Ils passent les caches au peigne-fin et coupant, les haies, les piscines couvertes, les squats, les greniers, les armoires, les sous-bois, les puits. Les puits ? A la grenade, les puits.
Cernés. Ils cernent. La cache est un piège.

Je crois qu’ils ne me cherchent pas.
Les autres se centrent sur ce gars couché dos au bitume, qui marche en araignée. Le maître-chien fait son entrée. Ils ricanent. Les chiens sont lâchés. Ils fondent sur le gars au dos. Les chiens recouvrent l’homme sous leurs formes aux spasmes gloutons. Les chiens mangent la proie. Et l’homme crie très fort NON. Il ne se déchire pas la voix, il ne hurle pas. Il crie seulement le mot « non » articulé et distinct, le répète deux, trois fois. Non. Un refus. Simple. Un refus. L’angoisse, bien sûr, la détresse d’un refus inutile. Un refus qui n’est pas écouté, pas entendu, et même si, ce refus tombe comme un caillou lancé dans l’eau : il coule. Les chient sautent sur lui, sautent à la gorge, le mangent, déchirent, dévorent. Quand nos gens ne sont pas tués, ils sont simplement… mangés.
Je regarde ces chiens manger. Je vois la brutalité. Je meurs à chaque fois.
J’observe ma mort.
A chaque fois.
Le travail est méticuleux. Après l’explosion, il faut affiner. Nettoyer dans les coins. La police se fait tuer. Et même l’armée. La ville est bouclée. La ville leur appartient. Elle est vide, juste ces choses affairées à tirer sur ceux qui ne sont pas eux. Ils ont sucé la ville, ils l’ont pénétrée jusqu’au fond. Même l’armée ! Comment pourrait-elle lutter contre ses enfants ? A chaque fois qu’ils ont tué, ils ont tué l’espoir. L’espoir ne tient pas face à la brutalité. L’espoir était ce qui est devenu brutalité. Nos enfants sont devenus grands et ils tuent.


J’ai changé. J’ai changé de lieu.
Nous sommes à l’extérieur, à la périphérie de la ville assiégée. Ils en sont maîtres. Plus guère de vies à prendre.
Des fourmis en rangs d’oignons, en files, partent vers la ville, d’autres en reviennent, ils vont en ordre, faire quoi ou qu’ont-ils faits, je le sais bien : massacrer. Tuer. Tuer ceux qu’il reste à tuer. Tout s’est organisé. Il y a des chefs, des sous-chefs. Des traîtres. Des ennemis ont essayé de répondre, de contrer, de défendre.
Echec.
J’accompagne discrètement un groupe qui se dirige vers une maison. Une mini-maison, bizarrement enfantine. Toute petite, une seule pièce. Avec une fenêtre trop étroite, trop fermée pour que l’on puisse s’échapper. On ouvre la porte, qui était verrouillée. Le chef de la résistance et sa famille y sont gardés, jusqu’à ce qu’ils meurent. De faim ou de soif. D’abord de soif. Ils sont assis les quatre autour d’une table nue. Le père, la mère, les deux enfants. Deux petites filles. Leurs visages et silhouettes me sont familiers, je faisais peut-être partie de leur famille, avant… Mais jusque là j’ai réussi à me cacher, me fondre parmi les brutes, les tueurs, les puissants.
Je crois qu’ils savent toujours que je suis encore par là, que je ne suis pas des leurs et que j’observe. Je dois les gêner comme une fourmi sur le dos d’un éléphant. Ils ont conscience que je suis… quelque part.
Je me fonds à nouveau dans la masse quand finalement ils emmènent la famille de la résistance au poteau d’exécution. Seule la femme du chef, la mère, restera à jamais dans sa petite pièce à la fenêtre infranchissable. Elle mourra de faim, de soif d’abord, seule dans sa cellule, entre quatre murs très rapprochés. Avec le soleil qui passe par la petite fenêtre close. Elle a l’air de savoir tout cela quand c’est moi qui ferme la porte sur elle. Elle sait que son cadavre pourrira là où elle se trouve, à l’instant et pour toujours.
Je ferme à clefs.

Puis je suis dans la masse.
Je suis une file qui repart à la ville.
Je croise une file qui revient de la ville.
« Le monde est la ville », me dit-on.
Le monde est bouclé, le monde est assiégé, cerné, dans le monde entier on entre dans les maisons et on tue les habitants, tire à bout portant dans la tête des passants et dans le ventre des femmes. Les femmes des chefs meurent de faim dans une mini-maison à la porte fermée à clefs et l’unique fenêtre ne laisse entrer que le soleil, ne laisse rien sortir que les hurlements désespérés d’une femme qui meurt avec lenteur. A jamais prisonnière.
Je vois, dans la file que je croise, un de mes anciens amis.
Il me regarde. Son clin d’œil me murmure qu’il a compris.
J’espère que les autres n’ont pas vu son œil se fermer sur moi.

Je suis un observateur et je veux sortir. Passer de l’autre côté. Vérifier si le monde s’arrête là ou s’il y a autre chose que la guerre.
Il faut donc que je rentre dans la ville, dans son ventre, me cache dans les maisons, me planque d’habitation en habitation et ressorte par l’autre bout, l’autre côté. Petit à petit, je me poste à l’extérieur de la colonne. Puis je réussis à marcher à côté. Bientôt j’en suis complètement détaché, les rangs d’oignons continuent à avancer sans se préoccuper de moi. Une chaîne infernale. Des démons impassibles qui vont et viennent, interchangeables.
Cependant, ils savent.
Des silhouettes de carton m’ont repéré, des formes qui tiennent des fusils tout à fait réels : les sentinelles. Les sentinelles me portent une attention limitée mais elles me guettent, me mettent en joue comme pour rigoler, sans tirer. Au sommet des butes, elles surveillent les rangs d’oignons, scrutent l’horizon, leurs profils oscillent doucement sous le crépuscule qui naît en même temps qu’il meure.
Les sentinelles sont nonchalantes. Je préfèrerais qu’elles soient hostiles. Je préfèrerais qu’elles me tuent plutôt qu’elles me fassent ces promesses mystérieuses. Ces clins d’œil obscènes. Mon ami ? Mon ancien ami ? Il se moquait de moi. Lui aussi. Je cours un peu mais j'ai si peur de les réveiller.
Les premiers immeubles de la ville. Je saute de la montagne aux toits. Et c’est la barrière. En face de ces immeubles géants, ces connards ont tiré de gigantesques grillages. Le grillage entoure toute la ville, un grillage de deux-cents mètres de haut, des grilles cages-à-poules qui montent plus haut que les plus hauts immeubles.
Une sentinelle sur un toit voisin m’observe, me met en joue, mais ne tire pas. Un sourire.
Je jette un œil dans la cage d’escalier, escalier de fer, escalier extérieur qui lézarde tout le long de l’immeuble, tout près du grillage.
Je commence à descendre.
Mais cette sentinelle-là, il ne faut pas qu’elle me voit, je suis dans son axe, elle me montre de son canon.
Alors je saisis le grillage.
Des mailles si fines qu’elles me scient les doigts. Je remonte. Je tiens bon. Le grillage vacille, oscille, si souple, il me donne le tournis.
Je grignote mon espace, araignée mal aisée sur son tamis vertical, je gagne en hauteur, échapper aux regards, ils n’iront pas me chercher là. Je sens leurs yeux qui essaient de contourner les murs et se coller à moi. Ils ne me voient plus. J’échappe à leur vue.
Le grillage penche ! Je suis à la fin. Je n’aurais plus que le ciel à grimper.
Je passe une jambe au-dessus et de l’autre côté. Il faut passer de l’autre côté.
Là-bas, le monde est peut-être cerné, assiégé, tué, mangé par des chiens pendant qu’ils rient et se moquent du « non » articulé et crié, si clair et pur, le refus qui n’est pas entendu.
Mes doigts se découpent en petits copeaux gras et sanglants. Je vois le vide lisse qui court le long du grillage. Un précipice. Si seulement je pouvais mettre tout ça à plat…

Je passe l’autre jambe, j’ai failli chuter, mon dieu, j’ai failli, mais j’ai réussi, je suis de l’autre côté ! Mes doigts saignent sur ces mailles si faibles, je n’ai pas prise, je n’ai prise sur rien, et soudain.
Tout se plie et se ploie et ils me voient mais ne tirent pas. Le grillage pend puis tombe contre le mur qu’il longeait, je sens que tout se défait sous moi, sensation horrible de vide qui file, qui court, qui se jette sur moi. Ma tête frappe le mur de l’immeuble. C’est la chute. J’aimerais voler. Mais je tombe. Tout est plus lent, cette fois.
Un caillou dans l’eau.
Tout est lent, mais quand mon cul s’écrase contre le trottoir, deux-cents mètres plus bas, ma colonne se tasse, se rentre en elle-même et percute mon crâne. La douleur foudroie mais ne dure pas. Je me vois. Je m’observe. Je vois mon corps aux jambes si longues, si longues alors que mon cul est à trente centimètres de ma bouche. Un accordéon, je suis plié des entournures des fesses à la tête, plié, écrasé, comme rapetissé, à demi, le haut en accordéon.

Déjà je me regarde. Mort. A nouveau. Je n’ai plus le temps de chercher où me cacher : en face de moi, de l’autre côté de la rue, un gros chicanos tue une femme à coups de crosse.

gepeto . Octobre 2004
A toi, grande salope.